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Tunisie : Décès suspects de deux hommes lors de leur détention

Il existe des preuves de passages à tabac; les familles n’ont été informées que tardivement

(Tunis, le 25 octobre 2015) – Deux hommes sont récemment décédés dans des circonstances suspectes alors qu’ils étaient détenus dans la capitale de la Tunisie, Tunis, lors de deux incidents distincts, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les proches de ces deux hommes ont fourni des photos des cadavres sur lesquelles des marques et des ecchymoses sont visibles sur leur visage et sur leur corps, et ont affirmé que les autorités avaient tardé à les informer de leur décès.

La famille de Sofien Dridi a identifié son cadavre à la morgue de l'hôpital Charles-Nicolle le 18 septembre 2015, sept jours après qu'il eut été arrêté par la police lors d'un contrôle de passeport à l'aéroport de Tunis-Carthage. Ni les autorités de la prison ni la police n'avaient informé la famille de sa mort. Le second homme, Qaïs Berrhouma, a été arrêté le 4 octobre par des agents de la Garde nationale et de la brigade anti-drogue. Deux témoins ont affirmé à Human Rights Watch que les agents l'avaient violemment battu dans la rue. Le lendemain, sa famille a été informée par un autre proche que son corps était à l'hôpital Charles-Nicolle.

© 2011 Human Rights Watch


« La crédibilité du système judiciaire tunisien sera gravement endommagée si les autorités ne parviennent pas à expliquer comment et pourquoi ces deux détenus sont morts », a déclaré Amna Guellali, chercheuse sur la Tunisie à Human Rights Watch. « Le fait que les autorités aient tardé à informer leurs proches de leur décès ne fait qu'alourdir le soupçon d’actes illicites. »

Les autorités tunisiennes devraient mener des enquêtes complètes et impartiales sur ces décès, a déclaré Human Rights Watch.

Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, lors de sa mission de suivi en Tunisie en mai 2014, avait noté: « Bien que des progrès aient été accomplis dans la lutte contre la torture et que les victimes aient désormais moins peur de porter plainte, on constate malheureusement très peu de réaction de la part des procureurs et des juges » afin de donner suite aux plaintes déposées pour actes de torture, que ceux-ci datent de l'époque Ben Ali ou d'après le soulèvement populaire de 2011.

Il y a eu plusieurs décès suspects lors de détentions provisoires depuis 2013. Human Rights Watch en a documenté trois autres : ceux de Mohamed Ali Snoussi le 3 octobre 2014, de Walid Denguir le 1er novembre 2013 et d’Abdelmajid Ejday, le 13 mai 2015.

Les Principes de l'ONU relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d’enquêter efficacement sur ces exécutions stipulent qu'« une enquête approfondie et impartiale sera promptement ouverte dans tous les cas » de décès suspect lors d'une détention provisoire, afin de « déterminer la cause, les circonstances et le jour et l'heure du décès, le responsable et toute pratique pouvant avoir entraîné le décès, ainsi que tout ensemble de faits se répétant systématiquement ». Les Principes affirment en outre que « les familles des défunts et leurs représentants autorisés seront informés de toute audience et y auront accès, ainsi qu'à toute information touchant l'enquête; ils auront le droit de produire d'autres éléments de preuve. »

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Informations complémentaires sur les deux décès


Sofien Dridi
Sofien Dridi a été expulsé par la Suisse vers sa Tunisie natale le 11 septembre. Il a été arrêté par la police à l'aéroport de Tunis-Carthage et emmené au poste local de Borj Louzir. Sa famille a indiqué qu'un mandat d'arrêt avait été émis à son encontre au sujet de son implication présumée dans une bagarre, datant de 2011. Il a passé quatre jours en détention préventive à la prison de Bouchoucha à Tunis et a été interrogé tout d'abord à Borj Louzir, puis au poste de police de Soukra, selon son avocat.

Dans un rapport daté du 15 septembre, que Human Rights Watch a consulté, le procureur général adjoint déclare avoir interrogé Sofien, examiné son état physique et n'avoir observé aucune trace de torture ou de mauvais traitement. Le juge d'instruction du Tribunal de première instance de Tunis a émis ce jour-là un ordre de détention et Sofien a été transféré à la prison de Mornaguia, dans l'attente d'une comparution devant le tribunal prévue pour le 18 septembre.

Maroua Dridi, la sœur de Sofien, a affirmé que le 18 septembre à 4h00 du matin, deux agents de police en civil se sont présentés au domicile familial à Tunis et ont demandé au frère de Sofien de les accompagner. Ils lui ont dit que Sofien était très malade et que son frère devrait aller lui rendre visite à l'hôpital Charles-Nicolle. Elle a ajouté que les membres de la famille s'étaient rendus à l'hôpital, puis au tribunal et de nouveau à l'hôpital, mais que personne n'était en mesure de leur donner des informations sur le lieu où il se trouvait ou sur son état. Finalement, vers 13h00, un cousin qui était allé à l'hôpital a dit à sa mère que des employés à la réception de l'hôpital lui avaient dit que Sofien était mort et que son corps était à la morgue.

La mère de Sofien, Rebh Merdassi, a déclaré à Human Rights Watch qu'elle s'est rendue à la morgue de l'hôpital à 13h15:

Quand j'ai soulevé le drap qui recouvrait son corps, l'odeur était insupportable. Ce n'était pas l'odeur de quelqu'un qui venait juste de mourir ce jour-là. J'ai eu un choc lorsque j'ai vu de grosses ecchymoses bleutées au niveau de ses deux reins. J'ai vu une autre tache bleutée au niveau de son cœur et de grandes ecchymoses violacées sous son œil droit et sur son cou. Il y avait du sang coagulé près de ses oreilles.

Human Rights Watch a examiné quatre photos du corps de Sofien, prises par la famille à la morgue le 18 septembre, avant l'autopsie. Elles montrent une large tache bleu foncé sur la partie gauche de son front et une grosse tache circulaire bleu foncé sous son œil droit.

La famille a indiqué à Human Rights Watch qu'elle avait reçu le corps le 19 septembre. L'acte de décès affirme que la mort est survenue le 17 septembre à 14h10.

Ridha Zaghdoudi, porte-parole de la prison de Mornaguia, a affirmé, dans un entretien à la télévision, que Sofien souffrait de diabète, ce qui avait occasionné une crise cardiaque fatale.

L'avocat de la famille, Mohamed Dbara, a déclaré à Human Rights Watch qu'un juge d'instruction du Tribunal de première instance de Tunis a ouvert une enquête sur ce décès. La famille a déclaré que Maroua Dridi a tenté d'obtenir copie du rapport d'autopsie auprès de l'hôpital et du tribunal de Tunis, mais que les autorités ne leur ont pas permis de le consulter.

Qaïs Berrhouma
Des hommes considérés par des témoins comme étant des policiers en civil ont arrêté Qaïs Berrhouma, âgé de 36 ans, le 4 octobre vers 16h00, dans le quartier de Ouardia où il habitait. Le lendemain, la famille de Berrhouma a entendu dire par un autre proche que son corps était à l'hôpital Charles-Nicolle. Deux personnes ont déclaré à Human Rights Watch qu'elles avaient vu des policiers en civil passer Berrhouma à tabac.

Haithem Bel Haj Younès, âgé de 25 ans, serveur dans un café situé à 10 mètres du lieu de l'incident, a affirmé à Human Rights Watch que plusieurs agents de sécurité en civil, dont il connaissait l'appartenance à la brigade anti-drogue de la Garde nationale de Ouardia, s'étaient précipités vers Berrhouma lorsqu'ils l'avaient vu marcher en direction d'un arrêt de tramway. Ils l'ont encerclé; l'un d'eux lui a immobilisé les bras et un autre lui a donné des coups de pied dans les jambes et l'a plaqué au sol, selon Younès.

Ces hommes ont passé Berrhouma à tabac et lui ont menotté les mains derrière le dos alors qu'il criait, a affirmé Younès. Il a ajouté qu'il avait alors vu un de ces hommes soulever Berrhouma, qui était très mince, et le projeter violemment à terre, sa tête heurtant le sol. Younès a précisé qu'après cela, Berrhouma était silencieux. Quand les hommes l'ont emporté, selon Younès, la tête de Berrhouma pendait, son cou était flasque. Les policiers l'ont placé dans une voiture blanche de marque Ford Focus, deux d'entre eux sont montés dans une autre voiture marquée « Garde nationale » sur le côté et les deux véhicules sont partis.

Lotfi Ouartani, un électricien qui vit en France et était en vacances en Tunisie, a déclaré à Human Rights Watch qu'alors qu'il revenait vers la maison de sa famille à Ouardia, il avait vu un groupe d'hommes frapper un autre homme qui était à terre, près de la gare de tramway. Il avait tout d'abord cru à une simple bagarre, avant de s'apercevoir que plusieurs de ces hommes portaient des armes et d'en conclure qu'il devait s'agir d'agents de la sécurité. Il les a vus tordre les bras de l'autre homme et lui passer les menottes tout en continuant à lui donner des coups de pied. Quand ils l'ont soulevé, sa tête pendait et sa bouche saignait.

L'avocate de la famille, Sonia Jelassi, a déclaré à Human Rights Watch que le procureur du Tribunal de première instance de Tunis avait décidé d'ouvrir une enquête préliminaire sur la mort suspecte de Berrhouma, contre la brigade anti-drogue de la Garde nationale de Ouardia. Il a chargé la police judiciaire de Gorjani d'enquêter sur cette affaire. Younès et Ouartani ont indiqué à Human Rights Watch qu'ils avaient été tous deux appelés à témoigner à Gorjani, à Tunis, le 9 octobre. Les autorités n'ont fait aucune déclaration concernant le décès de Berrhouma, à la connaissance de Human Rights Watch.

Amel Berrhouma, la sœur de Qaïs Berrhouma, a affirmé à Human Rights Watch que la famille avait été informée de son arrestation par des voisins. À 19h00 le jour de l'arrestation, son père s'est rendu au poste de la Garde nationale à Ouardia, mais on lui a dit que son fils ne s'y trouvait pas. Le lendemain matin, un proche qui travaille à l'hôpital Charles-Nicolle a appelé Amel Berrhouma pour l’informer qu'il avait vu le nom de Qaïs Berrhouma sur la liste des personnes décédées.

Les membres de la famille sont allés à l'hôpital mais les responsables ne les ont pas autorisés à voir le corps. Ils n'ont pu le voir que le lendemain, 6 octobre, quand ils ont été autorisés à aller chercher le corps à la morgue, après une autopsie. Sa sœur a affirmé qu'ils avaient constaté des ecchymoses sur son épaule gauche et sur son cou, et que son épaule gauche semblait fracturée.

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