(Genève, le 14 octobre 2015) – La demande de la Procureure de la Cour pénale internationale (CPI) d'ouvrir une enquête en Géorgie pourrait entrouvrir la voie de la justice pour les victimes des crimes internationaux commis lors du conflit de 2008 dans la région d'Ossétie du Sud, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Un panel de trois juges des chambres préliminaires de la CPI va examiner le bien-fondé de la demande de la Procureure, déposée le 13 octobre, d’autoriser la CPI à intervenir en tant que tribunal de dernier recours.
Le conflit militaire qui a duré une semaine en août 2008 entre la Géorgie et la Russie en Ossétie du Sud, région sécessionniste de Géorgie à la frontière des deux pays et qui entretient d’étroites relations avec la Russie, a eu un impact terrible sur les civils. Le conflit armé, suivi de plusieurs semaines de violences incontrôlées, ainsi que l'insécurité dans les zones affectées, ont coûté des centaines de vies humaines dans chaque camp, entraîné le déplacement forcé de dizaines de milliers de personnes et causé des dommages considérables aux biens civils.
« La recherche de justice pour les décès et les expulsions a été entravée par le manque de progrès dans les enquêtes en Géorgie et en Russie », a déclaré Elizabeth Evenson, conseillère juridique senior au programme Justice internationale de Human Rights Watch. « Les victimes attendent toujours que justice leur soit rendue pour les événements de 2008. »
Des recherches effectuées par Human Rights Watch ont mené au constat que lors du conflit, des miliciens d'Ossétie du Sud ont tué, battu et intimidé des Géorgiens, incendiant et pillant leurs maisons dans le cadre d'une campagne visant à les forcer à quitter cette région. Human Rights Watch a également documenté des attaques disproportionnées et menées sans discernement par les forces géorgiennes et russes, qui pourraient constituer des violations des lois de la guerre.
Des centaines de personnes des deux camps ont été tuées et environ 20 000 Géorgiens ont été déplacés de force d'Ossétie du Sud. La plupart n'ont pas été en mesure de retourner chez eux.
La Géorgie est devenue un État partie à la CPI en 2003, donnant ainsi compétence à la Cour pour enquêter sur les crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre commis sur son territoire ou par ses ressortissants. Le Bureau du Procureur de la CPI a commencé à examiner des allégations de crimes liés au conflit d'août 2008 dès la fin de celui-ci. La Russie n'est pas un État partie à la CPI.
Le Greffe de la CPI devrait entamer dans les plus brefs délais en Géorgie et en Russie une campagne d'information publique visant à expliquer clairement le mandat de la Cour et son processus de décision quant à la demande de la Procureure, a affirmé Human Rights Watch.
« Le conflit de 2008 s'est déroulé dans un environnement où les tensions bouillonnaient depuis longtemps et celles-ci continuent de peser aujourd'hui dans les débats nationaux sur les relations de la Géorgie avec la Russie et avec l'Europe », a souligné Elizabeth Evenson. « Les juges de la CPI devraient pouvoir prendre leur décision de manière indépendante et les dirigeants politiques de la région devraient affirmer leur total soutien à la Cour. »
Si une enquête en Géorgie est autorisée, ce pays sera le premier pays non africain où la CPI lancera une telle procédure.
L'accent mis par la CPI sur l'Afrique a suscité des accusations selon lesquelles la Cour serait partiale. Cette affirmation est en fait dénuée de fondement, a déclaré Human Rights Watch. La majorité des enquêtes effectuées par la CPI en Afrique ont été ouvertes à la demande des gouvernements africains, qui forment le groupe le plus important parmi les États parties à la CPI. Les militants des droits humains sur le continent ont exprimé leur ferme soutien au rôle que joue la Cour afin d'apporter réparation aux victimes. En même temps, il est vrai que certains États puissants et leurs alliés ont souvent échappé à la justice quand de graves crimes ont été commis sur leurs territoires, en raison de toute une série de facteurs.
Aux termes du traité fondateur de la CPI, le Bureau du Procureur peut chercher à ouvrir une enquête de son propre chef – c'est-à-dire en l'absence d'une saisine émanant soit d'un pays, soit du Conseil de sécurité des Nations Unies – mais il doit d'abord y être autorisé par une chambre préliminaire de la CPI. Les juges de cette chambre se fonderont sur les éléments matériels fournis par le Bureau du Procureur pour déterminer s'il existe une « base raisonnable » pour donner suite à cette demande. Les victimes ont aussi la possibilité de faire connaître leur point de vue à la chambre préliminaire.
« L'éventuel élargissement au-delà de l'Afrique du champ géographique des affaires traitées par la CPI n'est pas un élément à prendre en considération par les juges, et n'a pas à l'être », a conclu Elizabeth Evenson. « Cela étant dit, la demande de la Procureure constitue un rappel important du fait que la portée potentielle de la CPI est mondiale. »
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Contexte
Le conflit de 2008
Le conflit armé en Ossétie du Sud a commencé le 7 août 2008 et duré une semaine, jusqu'à la conclusion d'un cessez-le-feu le 15 août, les forces géorgiennes étant en repli et les forces russes occupant l'Ossétie du Sud et, temporairement, certaines régions non contestées de Géorgie.
Selon des recherches effectuées par Human Rights Watch, les forces géorgiennes ont mené des attaques sans discernement en Ossétie du Sud en ayant largement recours, pour bombarder des zones civiles, à des lance-roquettes multiples dont la précision est insuffisante pour distinguer entre des objectifs civils et militaires. Dans un certain nombre de cas en Ossétie du Sud ou en territoire géorgien non contesté, les forces russes ont eu recours sans discernement à des frappes aériennes et à des tirs d'obus d'artillerie et de chars, tuant et blessant de nombreux civils.
Human Rights Watch a également documenté une campagne menée par les forces d'Ossétie du Sud et visant à la destruction délibérée et systématique de certains villages peuplés de membres de l'ethnie géorgienne en Ossétie du Sud. Ces forces ont commis des pillages et ont battu, menacé et arrêté illégalement de nombreux civils géorgiens, et en ont tué plusieurs, sur la base de l'appartenance ethnique et de l'affiliation politique présumée des habitants, avec l'intention délibérée de forcer ceux qui étaient restés à partir et de s'assurer qu'aucun ancien résident ne reviendrait.
La CPI
La CPI est le premier tribunal permanent du monde à avoir pour mandat d'amener devant la justice des personnes responsables de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocide, quand les tribunaux nationaux sont incapables ou indésireux de le faire. La CPI compte 123 États parties, dont la Palestine qui l'a rejointe le 1er avril 2015.
Le Bureau du Procureur de la CPI a ouvert des enquêtes en République centrafricaine, en Côte d’Ivoire, dans la région soudanaise du Darfour, en République démocratique du Congo, au Kenya, en Libye, au Mali et dans le nord de l'Ouganda. Fatou Bensouda, l'actuelle Procureure de la Cour, occupe ce poste depuis 2012.
Les enquêtes effectuées en République centrafricaine, en République démocratique du Congo, au Mali et dans le nord de l'Ouganda ont été ouvertes à la demande des gouvernements de ces pays. C'est le Conseil de sécurité de l'ONU qui a saisi la CPI des situations au Darfour et en Libye, et le Bureau du Procureur a demandé aux juges de la Cour l'autorisation d'ouvrir des enquêtes au Kenya et en Côte d’Ivoire.
Actuellement, la Procureure procède également à l'examen d'allégations de crimes commis dans un certain nombre d'autres pays, afin de déterminer s'il est opportun d'ouvrir des enquêtes. Parmi ces pays figurent l'Afghanistan, la Colombie, la Guinée, le Honduras, l’Irak (concernant des allégations d'abus commis par les forces armées britanniques), le Nigéria, la Palestine et l'Ukraine.
La compétence de la Cour pour enquêter sur des crimes internationaux présumés peut être sollicitée de trois manières. Les États parties à la CPI ou le Conseil de sécurité des Nations Unies peuvent saisir le Bureau du Procureur de la CPI d'une situation, c'est-à-dire d'une série particulière d'événements, ou le Bureau peut, de son propre chef, demander aux juges d'une chambre préliminaire de la CPI l'autorisation d'ouvrir une enquête.
La CPI ne peut intervenir que si les autorités nationales sont indésireuses ou incapables de mener à bien des poursuites judiciaires. Selon des rapports rendus publics par le Bureau du Procureur, les enquêtes internes concernant les événements d'Ossétie du Sud se sont heurtées à d’importants obstacles: les autorités russes n'ont pas pris en compte les allégations faites à l'encontre des forces ossètes, tandis que les procureurs géorgiens se sont plaints d'un manque d'accès aux sources et d'une absence de coopération de la part de la Russie.
Si une enquête est autorisée, la Procureure de la CPI aura pour mandat d'examiner les allégations de crime de manière impartiale, quelle que soit l'identité d'un auteur présumé. Ceci inclurait les allégations faites à l'encontre des forces géorgiennes ou russes, ainsi que des membres des milices ossètes.