Un nouveau niveau de justice : La Cour pénale spéciale en République centrafricaine
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Le 3 juin dernier, Catherine Samba-Panza, Cheffe de l’Etat de transition de la République centrafricaine, a promulgué une loi portant création d’une Cour pénale spéciale chargée d’enquêter, poursuivre et juger les violations graves des droits humains commises sur le territoire du pays depuis 2003. Cette promulgation est l’aboutissement d’un processus rédactionnel et législatif rapide bouclé en neuf mois.
Il s’agit d’une bonne nouvelle, non seulement pour le peuple centrafricain qui a tant souffert, mais également pour les victimes partout dans le monde qui aspirent à de réelles solutions pour juguler l’impunité.
C’est la première fois qu’un gouvernement souverain crée, en adoptant une législation nationale, une cour hybride novatrice au sein de laquelle des juges et procureurs nationaux et internationaux travailleront ensemble afin que les victimes obtiennent justice pour les atrocités qu’elles ont subies. Si elle est mise en œuvre correctement, la Cour pénale spéciale de la République centrafricaine pourrait se muer en un nouveau modèle de justice pour les crimes internationaux graves.
Le gouvernement de transition a reconnu très tôt que le système judiciaire national, ravagé par une série de conflits, était trop faible pour gérer les atrocités commises à grande échelle lors de la dernière crise—au cours de laquelle des milliers de civils ont été massacrés et des centaines de milliers d’autres ont été déplacés.
En mai 2014, les autorités de transition ont déféré la situation prévalant depuis 2012—date du début de la dernière crise traversée par le pays—devant la Cour pénale internationale (CPI). Le Bureau du Procureur de la CPI, qui avait déjà ouvert une enquête sur une période de violence antérieure, a ouvert une deuxième enquête en République centrafricaine en septembre 2014, offrant un réel espoir de voir rendre justice dans une certaine mesure. Mais il a toujours été clair que la CPI ne pourrait constituer qu’une partie de la solution compte tenu de sa capacité à ne traiter qu’un nombre restreint d’affaires dans chaque situation donnée.
En août 2014, le gouvernement de transition a signé un Mémorandum d’entente avec la mission de maintien de la paix de l’ONU, esquissant l’idée d’un mécanisme judiciaire hybride. Conseillé par un comité de rédaction composé d’experts juridiques nationaux et internationaux et bénéficiant d’apports de la société civile, le Ministère de la Justice a élaboré une loi visant à créer une cour spécialisée au sein du système judiciaire national, chargée de juger les crimes qui ne seraient pas retenus par la CPI. Le 22 avril 2015, le Conseil national de transition, qui fait office de parlement provisoire du pays, a adopté la loi à une large majorité. Il a chargé la nouvelle cour d’enquêter sur les crimes commis depuis 2003—date du coup d’État perpétré contre le président élu Ange-Félix Patassé et marqué par une vague d’exactions commises contre les civils—au lieu de 2012, date proposée par le gouvernement de transition.
D’autres tribunaux et chambres hybrides ont été mis sur pied ailleurs, tels que le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, la Chambre pour les crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine, ainsi que les Chambres extraordinaires du Sénégal créées pour le futur procès de l’ex-président tchadien Hissène Habré.
Il s’agit néanmoins ici de la toute première fois que des autorités nationales créent souverainement une cour hybride chargée de connaître des crimes internationaux graves perpétrés dans leur propre pays et amenée à travailler en collaboration avec la CPI. La Cour pénale spéciale est une juridiction temporaire intégrée au sein du système judiciaire national centrafricain, d’une durée d’existence de cinq ans renouvelable. Elle dispose de sa propre police judiciaire, de son propre parquet, ainsi que de tous les degrés de juridiction jusqu’à la chambre d’appel. Elle appliquera le droit et la procédure pénale du pays.
La loi dispose que la Cour pénale spéciale comptera une majorité de juges centrafricains, un président et un greffier en chef centrafricains, tandis que le procureur spécial sera international. Elle prévoit par ailleurs que la cour pourra être établie en plusieurs phases, permettant à sa section d’instruction de se mettre au travail rapidement, avant que les organes restants de la cour ne soient mis en place. Si la CPI et la Cour pénale spéciale venaient à travailler sur les mêmes affaires, la priorité irait à la CPI, inversant le principe de complémentarité prévu dans le Statut de la CPI, lequel consacre la primauté des juridictions nationales. En outre, la Cour pénale spéciale récemment instituée ne prive pas les tribunaux de droit commun de leur compétence sur les crimes internationaux graves.
La Cour pénale spéciale se situe dès lors à un niveau unique et nouveau, entre la CPI et les juridictions de droit commun. Si elle joue son rôle en tant que complément de ces deux niveaux, elle pourrait améliorer considérablement l’accès des victimes à la justice en République centrafricaine.
Les crises récurrentes qui ont frappé la République centrafricaine au cours des dernières décennies ont été marquées par une impunité généralisée. Le peuple centrafricain et ses représentants politiques ont décidé de tourner la page de l’impunité. La soif de justice s’est clairement fait sentir lors des assises nationales qui se sont tenues dans la capitale Bangui au mois de mai sous le nom de Forum de Bangui pour la réconciliation nationale. Les participants ont insisté sur le besoin de justice et ont affiché leur solide soutien à la CPI, à la Cour pénale spéciale, à une Commission Vérité et Réconciliation et aux réparations pour les victimes, autant d’outils complémentaires permettant d’obtenir justice pour les crimes commis.
Face aux attentes élevées et à la complexité du contexte dans lequel s’inscrit la lutte contre l’impunité, de nombreux défis devront être relevés pour que la Cour pénale spéciale puisse atteindre ses objectifs. Alors qu’ils entreprennent de mettre sur pied la nouvelle institution, les acteurs centrafricains et internationaux ne devraient ménager aucun effort pour s’assurer qu’elle sera efficace en termes de coût et qu’elle se montrera impartiale, équitable et crédible à l’heure de rendre la justice pour les crimes les plus graves.
Il faudra que la communauté internationale fournisse un soutien financier et logistique suffisant à la cour, basé sur un budget réaliste élaboré par le gouvernement de transition et l’ONU. Comme le prévoit son mandat, la mission de maintien de la paix assumera un rôle essentiel en assistant la nouvelle juridiction dans le recrutement du personnel, en apportant son soutien dans le cadre des enquêtes et des arrestations, et en aidant à assurer la sécurité du personnel judiciaire ainsi que la protection des victimes et des témoins. Les autres agences de l’ONU engagées dans le soutien à la justice et à l’État de droit auront également un rôle important à jouer, et l’ONU devrait assurer la coordination et la mise en œuvre efficaces de cette assistance.
La Cour pénale spéciale aura besoin de personnel compétent et motivé. Le gouvernement centrafricain et l’ONU devraient définir un processus de recrutement clair et identifier les qualifications requises. Les candidats nationaux et internationaux sélectionnés devraient être expérimentés, indépendants et désireux de travailler dans un esprit de collaboration. Les experts internationaux ne devraient pas seulement parler français et connaitre le système de droit civil, mais ils devraient également justifier d’une expertise dans le domaine des enquêtes et poursuites pour crimes internationaux graves et d’une capacité à interagir avec les victimes vulnérables—notamment les victimes de violence sexuelle et basée sur le genre, les femmes et les enfants.
La CPI et la Cour pénale spéciale devront trouver des moyens de coopérer, de partager les informations et de coordonner leur travail afin que leur coexistence dans un même pays multiplie véritablement les possibilités de justice.
Enfin, pour exercer un impact à long terme au niveau national, la mise en place de la Cour pénale spéciale devrait être l’occasion de renforcer la capacité des tribunaux de droit commun à traiter les crimes internationaux graves. Des formations et ateliers partagés pourraient être organisés pour le personnel aux deux niveaux, par exemple sur les techniques spécialisées d’enquête et sur la protection des victimes ou les droits de la défense.
Compte tenu des ressources limitées dont dispose la CPI et du manque de capacité ou de volonté des juridictions nationales, ce modèle de Cour pénale spéciale pourrait renforcer la lutte contre l’impunité dans les pays où les crimes ont été perpétrés. D’autres pays ont envisagé la création de tribunaux ou chambres hybrides, mais ils n’ont pas encore franchi définitivement le pas.
Le regard du monde se portera sur la République centrafricaine et sa nouvelle cour hybride. Pour les victimes de ce pays et d’ailleurs qui attendent que justice soit rendue, elle ne peut pas échouer.
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