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Plus de 600 victimes entendues et près d'une trentaine de témoins-clés auditionnés. C'est une petite révolution judiciaire qui est en cours depuis peu au Tchad. Pour la première fois en Afrique, les juridictions d'un Etat du continent, le Sénégal, enquêtent sur des crimes internationaux commis sur le territoire d'un autre, le Tchad. Une commission rogatoire est en déplacement à N'Djaména pour enquêter sur les crimes présumés de l'ex-dictateur tchadien Hissène Habré. En ce mois d'été pluvieux, une foule de victimes est entassée dans le commissariat de N'Djaména. Elles sont des centaines à venir, de toutes les régions du pays. Dure réalité du Tchad qui s'impose aux Sénégalais : rares sont les familles de la société tchadienne non touchées par les désastres du régime de Habré. Elles patientent avant d'être entendues par les policiers sénégalais et tchadiens quelque peu dépassés. Dans ce désordre ordonné, les rescapés exhibent les stigmates des tortures subies.

Ce n'est pourtant pas la première commission rogatoire au Tchad sur cette affaire : déjà en 2002, un juge d'instruction belge et son équipe s'étaient rendus dans ce pays pour enquêter sur les mêmes crimes. A la fin de son instruction, le juge belge avait inculpé Habré et demandé son extradition. Mais face au refus du Sénégal de l'extrader, le jugement de Habré n'était resté qu'une illusion.

N'eussent été la condamnation du Sénégal par la Cour internationale de justice et l'élection de Macky Sall à la magistrature suprême du Sénégal, les treize longues années de l'interminable feuilleton politico-judiciaire auquel étaient soumises les victimes n'auraient fait que s'allonger. Mais la persévérance des survivants a fini par payer. En février dernier, l'Union africaine et le Sénégal ont créé les «Chambres africaines extraordinaires» et le 2 juillet 2013, Habré était de nouveau inculpé pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et torture, par des juges sénégalais cette fois, et placé en détention provisoire à Dakar.

L'ancien dictateur a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, date à laquelle il a été renversé par l'actuel président, Idriss Déby Itno, et s'est réfugié au Sénégal. Son régime à parti unique a été marqué par des atrocités commises à grande échelle, notamment par des vagues d'épuration ethnique. Rien que les archives de la police politique de Habré récupérées par Human Rights Watch en 2001, révèlent les noms de 1 208 personnes exécutées ou décédées en détention, et de 12 321 victimes de violations des droits humains.

Ainsi, Hissein Gambier, surnommé le «doyen» par ses anciens codétenus pour être resté emprisonné pendant près de six ans, est venu au commissariat pour être auditionné. Il a subi toutes les tortures du régime. Il est notamment venu avec deux petites baguettes de bois pour les montrer aux policiers. Le supplice des baguettes consiste à placer au niveau des tempes et de part et d'autre de la tête deux morceaux de bois dont les bouts sont attachés. Plus les baguettes sont serrées, plus le supplicié souffre : «Je voyais le monde à l'envers, toute ma tête basculait », raconte le doyen. «Ils m'ont tellement torturé que mes tortionnaires se demandaient pourquoi je ne mourais pas. Aujourd'hui, et avec l'aide de Dieu, j'espère que Habré va lui aussi voir le monde à l'envers», ajoute-t-il dans un français presque parfait.

Chaque victime est entendue. Elles ont l'habitude de se retrouver, mais rarement ont-elles pu laisser paraître leur joie d'être enfin prises au sérieux par des autorités. L'atmosphère est à la fois décontractée et électrique. Le commissariat central rappelle les années noires du régime et certains se méfient des policiers tchadiens. Les anciens sbires de Habré sont parfois devenus commandants de gendarmerie, commissaires, etc.

Une vingtaine d'entre eux toutefois, les principaux responsables de la répression, font aujourd'hui l'objet de poursuites pénales au Tchad, conséquence immédiate du travail des Chambres spéciales. Pour certains survivants de l'horreur, le scepticisme n'est donc plus de mise : tout leur permet d'espérer que leurs tortionnaires seront jugés. «Aujourd'hui, quand j'ai entendu que mes tortionnaires avaient été arrêtés, je me suis senti réconforté», déclare Jean Noyoma, détenu sans motif pendant plus de sept mois et torturé.

Loin de cet engouement, les avocats de Habré ont décidé de boycotter la procédure. Comment enquêter dans un pays dirigé d'une main de fer par Idriss Déby Itno, ennemi juré de Habré ? Comment respecter le secret de l'instruction dans un Etat où la séparation entre les pouvoirs demeure floue ?

Ce procès, véritable test pour l'Afrique, dépend de la solidité des institutions judiciaires sénégalaises qui devront répondre aux attentes des victimes tout en respectant les droits de Habré. Le procès sera exemplaire ou ne servira pas de précédent.

Les retombées sont de taille à l'échelle continentale. Beaucoup de chefs d'Etat africains rejettent les travaux que mène en Afrique la Cour pénale internationale. L'actuel ministre tchadien de la Justice qualifie l'enquête menée par la France sur la disparition en 2008 de l'opposant tchadien Ibni Oumar Saleh de «justice coloniale». Mais l'enjeu aujourd'hui est de renforcer les mécanismes pour mettre fin à l'impunité dont jouissent les grands criminels. Il aura fallu une procédure de vingt-trois années pendant lesquelles de nombreux rescapés sont morts pour qu'enfin la justice arrive au Tchad. Mais, relativise Abakar Moustapha Abderhaman, ancien détenu, «il paraît que c'est comme ça, la justice».

Henri Thulliez est chargé de mission sur l'affaire Habré pour Human Rights Watch.

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