La lettre au Ministre de la Défense et des Anciens combattants de la France

Monsieur Gérard Longuet
Ministre de la Défense et des Anciens combattants
Ministère de la Défense
14, rue Saint Dominique
75007 Paris

Monsieur le Ministre,

Nous vous adressons la présente afin de nous informer plus avant sur l’enquête interne relative au tragique naufrage d’un bateau survenu en mars-avril 2011, au cours duquel une embarcation en détresse remplie de migrants fuyant la Libye a dérivé pendant deux semaines en Méditerranée avant d’accoster de nouveau en Libye le 10 avril 2011. Soixante-trois des 72 personnes se trouvant à bord ont péri.

Dans une lettre datée du 8 juillet 2011, Human Rights Watch vous priait de mener une enquête exhaustive afin de déterminer toute responsabilité à imputer à tout navire de la Marine nationale française croisant en Méditerranée dans ces tragiques pertes en vies humaines. Nous vous invitions également à apporter votre pleine collaboration à l’enquête sur l’incident ouverte par la Commission des migrations de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE). Il est regrettable que nous n’ayons pas reçu de réponse. Outre les informations précises que nous demandons ci-après, nous vous saurions gré de bien vouloir nous faire part des mesures que la Marine nationale française a prises pour mener sa propre enquête et/ou collaborer à l’enquête de l’APCE.

Selon les renseignements recueillis par les signataires de la présente lettre et le Centre for Research Architecture (projet de recherche Forensic  Architecture), l’embarcation transportant 72 migrants a quitté Tripoli dans la nuit du 26 au 27 mars 2011. Le 27 mars 2011, en fin de journée, le bateau rencontrait déjà des difficultés et a envoyé un appel par satellite à un prêtre érythréen, le père Moses Zerai, basé à Rome. Le père Zerai déclare avoir appelé la Garde côtière italienne le jour même et le lendemain. La Garde côtière italienne a, selon ses dires, recouru à la technologie GPS pour localiser la position du téléphone satellite utilisé pour contacter le Père Zerai, situant le bateau, une embarcation pneumatique Zodiac de 10 mètres de long, le 27 mars 2011 à 16h52 GMT, à la latitude 33˚58’.2” N et la longitude 012˚55’.8” E dans la zone libyenne de recherche et de sauvetage. Elle a envoyé un signal de détresse immédiatement après, indiquant la localisation du bateau et demandant à tous les navires croisant dans le canal de Sicile de signaler tout repérage de l’embarcation ; cette alerte a été lancée toutes les quatre heures pendant dix jours.[i]

Le lendemain, 28 mars 2011, le Service mondial d’avertissement de navigation (WWNWS) a émis un avertissement de navigation Hydrolant. Cette alerte appelait tous les bateaux à « exercer une surveillance constante et, dans la mesure du possible, à porter assistance ».

Dès le 28 mars 2011 au matin, le bateau avait épuisé tout son carburant et a commencé à dériver jusqu’à ce que les courants le ramènent sur les côtes libyennes où il a accosté le 10 avril 2011. Des rescapés ont déclaré qu’un hélicoptère militaire avait survolé l’embarcation à la dérive le 27 mars 2011, à la suite de leur message de détresse, et avait lancé de l’eau et des biscuits. Ils ont également signalé avoir aperçu un navire de guerre, probablement le 3 ou le 4 avril 2011, et tenté d’attirer l’attention du vaisseau.

Un briefing du Département américain de la défense avec le Vice-amiral Gortney en date du 24 mars 2011 nous donne à entendre que ce jour-là, 38 bâtiments militaires patrouillaient dans la zone de surveillance maritime de l’OTAN (ZSM) ou dans ses environs.[ii] Parmi eux figuraient les navires suivants de la Marine nationale française qui croisaient dans la ZSM :

• Jean Bart
• Forbin

Le navire suivant de la Marine nationale française croisait dans les environs mais en dehors de la ZSM :

• Charles de Gaulle

Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous faire parvenir des informations circonstanciées concernant les navires français qui patrouillaient dans la zone où le bateau en détresse a dérivé entre le 26 mars et le 10 avril 2011, entre autres les noms des vaisseaux et leurs zones de patrouille individuelles. Nous vous saurions tout particulièrement gré de nous fournir les renseignements suivants :

• Les noms des navires de la Marine nationale française, soit ceux mentionnés dans les listes ci-dessus, soit d’autres noms, qui croisaient dans la ZSM entre le 26 mars et le 10 avril 2011.
• Le secteur de patrouille de chaque navire de la Marine nationale française entre le 26 mars et le 10 avril 2011.
• Le moment auquel les navires de la Marine nationale française croisant dans la ZSM ont reçu l’alerte émise par la Garde côtière italienne le 27 mars 2011.
• Le moment auquel les navires de la Marine nationale française croisant dans la ZSM ont reçu l’avertissement du WWNWS le 28 mars 2011.
• Le nom et la localisation des moyens maritimes français dans un rayon de 100 milles marins autour de la position du Zodiac telle que spécifiée dans l’alerte lancée par la Garde côtière italienne le 27 mars 2011 et dans l’avertissement du WWNWS le 28 mars 2011.
• Les mesures éventuellement prises par les navires de la Marine nationale française croisant dans la ZSM lors de la réception de l’alerte.
• Si l’un des navires de la Marine nationale française a aperçu, à un moment ou l’autre, le bateau en détresse.
• Si l’un des hélicoptères français est entré en contact avec le Zodiac en question et si d’autres mesures supplémentaires ont été prises.

Nous savons que dans certains cas, des navires de l’OTAN croisant en Méditerranée ont porté assistance à des bateaux de migrants. Néanmoins, les tragiques pertes en vies humaines en Méditerranée au cours de l’année 2011 – le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime qu’au moins 1 500 personnes ont péri l’année dernière en tentant d’effectuer la traversée – exigent des efforts concertés pour enquêter et pour empêcher que de telles tragédies ne se reproduisent à l’avenir.

Dans l’espoir de recevoir prochainement de votre cabinet une réponse à nos questions et d’engager avec vous un dialogue constructif concernant ces graves problèmes, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de notre très haute considération.

Human Rights Watch
Hugh Williamson, Directeur exécutif
Division Europe et Asie centrale

Fédération internationale des ligues des droits de l’homme
Souhayr Belhassen, Président

Réseau Euro-Méditerranéen des droits de l’homme
Marc Schade-Poulson, Directeur exécutif

Migreurop
Olivier Clochard, Président

Gisti
Stéphane Maugendre, Président

Ligue des Droits de l’Homme
Pierre Tartakowsky, Président

Boats 4 People
Nicanor Haon, Coordinateur