À l’attention des Représentants permanents des États Membres et Observateurs du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Genève (Suisse)
Madame, Monsieur le Représentant permanent,
En amont de la 59ème session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU (16 juin-11 juillet 2025), nous, les organisations non gouvernementales soussignées, vous écrivons afin d’exhorter votre délégation à soutenir le développement et l’adoption d’une résolution forte qui renouvelle le mandat du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Érythrée.
Cette année, la résolution du Conseil devrait résolument s’écarter d’une approche « procédurale ». Tout en renouvelant le mandat du Rapporteur spécial, elle devrait clairement décrire et condamner les graves violations des droits humains commises par les autorités érythréennes dans un contexte d’impunité généralisée.
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Depuis 2019, lorsque les coparrains traditionnels des résolutions sur l’Érythrée, Djibouti et la Somalie, ont mis un terme à leur leadership et qu’un groupe d’États (et plus tard l’Union européenne) ont repris l’initiative, les résolutions du Conseil sur l’Érythrée ont eu un caractère court et procédural. Ainsi, les résolutions adoptées de 2019 à 2024 se sont focalisées sur le renouvellement du mandat du Rapporteur spécial. Elles ont échoué à refléter de façon précise les graves violations des droits humains commises par les autorités érythréennes.
Nous attirons votre attention sur les violations mentionnées dans les lettres publiées par la société civile en amont des 53ème et 56ème sessions du Conseil, en 2023 et 2024 respectivement[1]. Ces violations, qui se poursuivent, comprennent notamment des arrestations et des détentions arbitraires (y compris la détention au secret de journalistes, de dissidents et de fidèles religieux) ; des violations des droits à un procès équitable, à l’accès à la justice et au respect des garanties procédurales ; des actes de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants; des disparitions forcées ; la conscription au sein du système abusif de service national du pays, et les violations qui y sont associées ; des violations des droits économiques, sociaux et culturels ; et de graves violations des libertés fondamentales qui résultent en une fermeture totale de l’espace civique dans le pays.
En outre, nous attirons votre attention sur les conclusions de 2016 de la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en Érythrée[2], selon lesquelles il existe des « motifs raisonnables de croire » que des crimes contre l’humanité ont été commis dans le pays depuis 1991 et que les responsables érythréens ont commis et continuent de commettre les crimes de réduction en esclavage, d’emprisonnement, de disparitions forcées, de torture et d’autres actes inhumains, de persécution, de viol et de meurtre. Aucun suivi adéquat n’a été mandaté par le Conseil à ce jour. Depuis que la Commission d’enquête a achevé ses travaux, la situation des droits humains en Érythrée n’a pas fondamentalement changé, malgré les rapports successifs des Rapporteurs spéciaux et du Bureau du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) sur les violations, et aucun responsable érythréen n’a été tenu pénalement responsable de ces crimes. L’impunité pour les violations passées et actuelles demeure générale.
Les autorités érythréennes n’ont pas saisi l’occasion de l’appartenance du pays au Conseil en tant que Membre (2019-2024) pour améliorer la situation interne des droits humains. Elles ont au contraire refusé de dialoguer sérieusement avec la communauté internationale et de coopérer avec les mécanismes du Conseil. De la même manière, les appels à l’Érythrée lancés par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) à, entre autres, libérer les détenus (notamment les 18 journalistes détenus depuis septembre 2001), garantir le droit à un procès équitable, initier des réformes juridiques, garantir le droit de participer aux affaires publiques, la liberté d’opinion et d’expression, de réunion pacifique et d’association, et protéger les droits économiques, sociaux et culturels et les droits des femmes, restent à ce jour sans réponse[3].
Il est vital pour le Conseil des droits de l’homme de produire une évaluation substantielle de la situation des droits humains en Érythrée. Outre les problèmes internes évoqués dans les résolutions antérieures à 2019, les rapports de la Commission d’enquête et des Rapporteurs spéciaux et les lettres successives de la société civile, la prochaine résolution du Conseil devrait traiter :
De l’impact qu’a la situation interne de l’Érythrée à l’extérieur des frontières du pays – y compris les effets considérables que cette situation a sur la diaspora, qui fait souvent face à des attaques extraterritoriales visant à maintenir le contrôle gouvernemental, réduire au silence les voix dissidentes et décourager toute critique des autorités.
À propos de ces attaques, le Rapporteur spécial a parlé de « répression transnationale »[4], et il est important que cet aspect soit inclus dans les résolutions du Conseil. Les ambassades et les consulats érythréens continuent d’exiger de la diaspora le paiement d’une soi-disant « taxe de 2% » et la signature d’un formulaire de « regret » ou de « repentance » pour accorder l’accès aux services consulaires.
Comme l’a souligné le Rapporteur spécial, pour comprendre les incidents violents et empoignades entre soutiens et détracteurs du gouvernement, notamment en marge de « festivals » prétendument culturels (des mouvements de jeunes Érythréens cherchant à perturber ces événements), « il faut se rappeler qu’il n’existe aucun espace civique en Érythrée, que les Érythréens n’ont aucune occasion de prendre part à la prise de décisions dans leur propre pays [et que] la diaspora érythréenne [est] composée d’un grand nombre de victimes de violations des droits de l’homme » [et] s’est heurté[e] à la pression accrue exercée par les services diplomatiques et consulaires érythréens »[5].
La nécessité d’assurer un suivi adéquat de l’action du Conseil à l’égard de l’Érythrée jusqu’à présent.
Outre le fait d’assurer la continuité du travail de suivi et de rédaction de rapports sur la situation, le Rapporteur spécial devrait se voir confier le mandat, dans le cadre de son prochain rapport, de présenter une évaluation de l’évolution de la situation des droits humains en Érythrée dans le contexte du dixième anniversaire du premier rapport de la Commission d’enquête sur l’Érythrée et d’inclure un inventaire des processus et options visant à garantir la reddition des comptes pour les violations des droits humains passées et actuelles. Cela pourrait inclure une mise à jour du travail de la Commission d’enquête via une documentation et une collecte de preuves menées dans une optique de suivi.
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Alors que les tensions régionales montent, ce qui soulève des inquiétudes à propos d’un nouveau cycle de conflit dans la Corne de l’Afrique[6], le Conseil devrait opérationnaliser son mandat de prévention à travers une action renforcée sur l’Érythrée qui fournisse un degré raisonnable de dissuasion via une surveillance appropriée de la situation des droits humains.
Lors de sa 59ème session, le Conseil devrait adopter une résolution qui :
- Renouvelle le mandat du Rapporteur spécial sur l’Érythrée ;
- Exhorte l’Érythrée à coopérer pleinement avec le Rapporteur spécial, y compris en lui permettant d’avoir accès au pays ;
- Condamne les violations graves et continues des droits humains commises par les autorités érythréennes dans un contexte d’impunité généralisée, notamment dans le contexte d’attaques extraterritoriales ; et
- Prie :
- Le Haut-Commissaire et le Rapporteur spécial de présenter des mises à jour sur la situation des droits de l’homme en Érythrée lors de la 61ème session du Conseil, dans le cadre d’un dialogue interactif renforcé incluant la participation de la société civile ;
- Le Rapporteur spécial de présenter un rapport écrit exhaustif au Conseil lors de sa 62ème session et à l’Assemblée générale lors de sa 80ème session ; et
- Le Rapporteur spécial d’inclure dans son prochain rapport une évaluation de l’évolution de la situation des droits de l’homme en Érythrée dans le contexte du dixième anniversaire du premier rapport de la Commission d’enquête sur l’Érythrée, ainsi qu’un inventaire des processus et options visant à garantir la reddition des comptes pour les violations des droits humains passées et actuelles, en procédant à une mise à jour du travail de la Commission d’enquête via une documentation et une collecte de preuves menées dans une optique de suivi.
Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à ces préoccupations urgentes et nous tenons prêts à fournir à votre délégation toute information supplémentaire. Nous vous prions de croire, Madame, Monsieur le Représentant permanent, en l’assurance de notre haute considération.
1. AfricanDefenders (Réseau panafricain des défenseurs des droits humains)
3. Amnesty International
5. CIVICUS
7. Coalition burundaise des défenseurs des droits humains (CBDDH)
9. Coalition ivoirienne des défenseurs des droits humains (CIDDH)
11. Comité pour la protection des journalistes (CPJ)
13. CSW (Christian Solidarity Worldwide)
15. Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR)
17. Foundation Human Rights for Eritreans
19. Human Rights Foundation
20. Human Rights Watch
22. Institut des médias pour la démocratie et les droits de l’Homme (IM2DH) – Togo
24. Lawyers’ Rights Watch Canada
26. Mouvement Y en a marre – Sénégal
28. Raoul Wallenberg Centre for Human Rights
30. Réseau des défenseurs des droits humains en Afrique centrale (REDHAC)
32. Réseau ouest africain des défenseurs des droits humains (ROADDH)
[1] Voir DefendDefenders et al., « Érythrée : La résolution annuelle du Conseil devrait décrire la situation des droits humains dans le pays et proroger le mandat du Rapporteur spécial », 17 mai 2023, https://defenddefenders.org/eritrea-hrc-strong-resolution-2023/ (ainsi que l’Annexe à la lettre, qui contient un examen des résolutions successives du Conseil sur l’Érythrée (2012-2022)) ; DefendDefenders et al., « Érythrée : Il faut renouveler le mandat du Rapporteur spécial au moyen d’une résolution substantielle », 28 mai 2024, https://defenddefenders.org/eritrea-extend-sr-mandate-substantive-resolution/ (consultés le 8 mai 2025).
[3] Voir les résolutions, décisions et observations finales de la CADHP mentionnées dans DefendDefenders et al., « Érythrée : Il faut renouveler le mandat du Rapporteur spécial au moyen d’une résolution substantielle » op. cit.
[4] « Situation des droits de l’homme en Érythrée : Rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Érythrée, Mohamed Abdelsalam Babiker », Doc. ONU A/HRC/56/24, 7 mai 2024, disponible via : https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/ahrc5624-situation-human-rights-eritrea-report-special-rapporteur (en particulier, paragraphes 60-70).
[5] Ibid., paragraphes 67-69. Le Rapporteur spécial a engagé « les pays d’accueil à mener des enquêtes approfondies sur ces événements, notamment à chercher à établir le rôle des autorités érythréennes dans l’organisation de contre-manifestations, le déploiement de groupes organisés pour affronter les manifestants et l’incitation à la violence ».
À cet égard, la récente classification par les autorités allemandes de la Brigade N’Hamedu, un mouvement de réfugiés et d’activistes érythréens accusé d’avoir orchestré des émeutes lors d’événements culturels érythréens en Allemagne, comme organisation terroriste, est profondément troublante (Human Rights Concern - Eritrea, « Germany’s terrorist label on Eritrean refugees is deeply misguided and dangerous », 28 mars 2025, https://hrc-eritrea.org/germanys-terrorist-label-on-eritrean-refugees-is-deeply-misguided-and-dangerous/ (consulté le 15 avril 2025)).
[6] Début 2025, les autorités érythréennes ont émis une directive à l’intention de toutes les administrations régionales afin d’enregistrer et de mobiliser les citoyens de moins de 60 ans pour un ré-entraînement militaire. Il est interdit aux personnes de moins de 50 ans de quitter le pays (Human Rights Concern - Eritrea, « Eritrea orders nationwide military mobilization, raising fears of renewed conflict », 18 février 2025, https://hrc-eritrea.org/eritrea-orders-nationwide-military-mobilization-raising-fears-of-renewed-conflict/ (consulté le 8 mai 2025)).