(Nairobi) – Une nouvelle ordonnance du gouvernement du Niger établissant une base de données de personnes suspectées de terrorisme entrave les droits fondamentaux garantis par le droit national et international, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les critères d'inclusion dans la base de données, tels que définis par l’ordonnance, sont excessivement larges et prive les individus listés de leurs droits à une procédure régulière et à un mécanisme de recours adéquat. En outre, l’ordonnance met en péril la protection des données personnelles et d’autres droits relatifs à la vie privée.
Le 27 août 2024, le général Abdourahamane Tiani a signé l'ordonnance n° 2024-43, établissant « un fichier de personnes, groupes de personnes ou entités impliqués dans des actes de terrorisme ». Le 6 septembre, le ministre de la Justice et des Droits de l'Homme Alio Dauda a déclaréaux médias que l'ordonnance s’inscrit dans « un cadre juridique solide, tant sur le plan national qu’international », qu’elle inclut des dispositions du Code pénal nigérien et fait écho à la résolution 1373 du Conseil de Sécurité des Nations Unies pour la lutte contre le terrorisme, adoptée après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.
« Selon la nouvelle ordonnance de lutte contre le terrorisme au Niger, des personnes peuvent être présumées terroristes sur la base de critères vagues et sans preuve crédible », a déclaré Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior sur le Sahel à Human Rights Watch. « Le gouvernement devrait suspendre la mise en place de la base de données jusqu'à ce que les critères d'inclusion et autres dispositions se conforment aux normes internationales en matière des droits humains. »
Human Rights Watch a écrit au ministre Nigérien de la Justice et des Droits de l'Homme le 12 septembre puis au général Tiani le 13 septembre pour exprimer ses inquiétudes concernant l'ordonnance et pour solliciter leurs réponses à des questions spécifiques. Aucun des deux responsables n'a répondu à ce jour.
En vertu de l'ordonnance, des personnes ou des entités peuvent également figurer dans la base de données si elles sont soupçonnées d'« infractions de nature à troubler gravement la tranquillité et la sécurité publiques » ou de « diffusion de données ou de propos de nature à troubler l'ordre public ». Des critères aussi vagues peuvent entraîner des restrictions illégales aux droits à la liberté d'expression et d'association.
Un avocat nigérien, Moussa Coulibaly, a déclaré à Human Rights Watch que cette ordonnance, « établi des standards tellement faibles que des sources d'information non vérifiées peuvent être prises en compte pour inscrire quelqu'un dans la base de données ».
Les personnes figurant dans la base de données font face à de graves conséquences, notamment l'interdiction de voyager, aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’étranger, et le gel de leurs avoirs. Elles peuvent être privées de leur nationalité nigérienne, augmentant ainsi le risque d'apatridie. Le Niger est un État partie à la Convention des Nations Unies sur la réduction des cas d'apatridie, qui interdit de priver un individu de sa nationalité si cela le rendrait apatride.
Ces dernières années, le Niger a fait face à des groupes armés islamistes brutaux et abusifs opérant dans la région du Sahel. Parmi eux figurent l'État Islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et le groupe rival affilié à Al-Qaïda, le Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans (Jama’at Nusrat al-Islam wa al-Muslimeen, JNIM), ainsi que Boko Haram et l'État Islamique en Afrique de l'Ouest, dans les régions de l’ouest et du sud-est.
Ces groupes armés ont concentré leurs efforts de recrutement sur les Peuls, notamment en exploitant leurs griefs contre le gouvernement et d’autres communautés. La présence disproportionnée de Peuls dans les rangs des groupes islamistes a conduit à la stigmatisation de l'ensemble de la communauté peule. Human Rights Watch a documenté que la majorité des victimes des abus du gouvernement au cours d’opérations de contre-insurrection au Niger en 2019 et 2020 étaient des civils peuls.
Les inquiétudes concernant l’interprétation abusive de l'ordonnance antiterroriste sont amplifiées par le bilan du gouvernement militaire en matière de droits humains, a déclaré Human Rights Watch. Depuis qu'elle est arrivée au pouvoir par un coup d'État en juillet 2023, la junte a réprimé l'opposition politique, les médias et la dissidence pacifique. Les autorités militaires ont détenu de manière arbitraire l'ancien président Mohamed Bazoum et sa femme, ainsi que des dizaines de fonctionnaires du gouvernement destitué et que des proches du président déchu, en violation de leurs droits à une procédure régulière et à un procès équitable.
L'ordonnance ne prévoit pas de mécanisme efficace permettant aux personnes ou entités inscrites de contester leur inclusion dans la liste ou d'obtenir réparation en cas d’inscription à tort. Elle ne prévoit aucune obligation de notification avant une inscription dans la base de données, privant ainsi toute personne ou entité inscrite de l’opportunité de contester cette mesure.
L’inscription dans la base de données des terroristes soumettra les individus à l'humiliation, à la peur et à l'incertitude, a déclaré Human Rights Watch. « Le résultat est que des personnes pourraient rester dans la base de données pendant longtemps, sans aucun recours ni possibilité de faire retirer leurs noms de la liste », a déclaré un journaliste nigérien. « Cette ordonnance est également une entrave à la liberté d'expression ».
Le droit à un recours effectif est inscrit dans des traités internationaux relatifs aux droits humains ratifiés par le Niger, y compris le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Enfin, l'ordonnance soulève de sérieuses inquiétudes en matière de vie privée, étant donné qu’elle prévoit la collection et le traitement de données personnelles en violation du droit à la vie privée, protégé par le droit international relatif aux droits humains. L’ordonnance impose peu de restrictions quant à la collecte et au traitement des données personnelles par le gouvernement.
Les Principes et directives de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples dans la lutte contre le terrorisme en Afrique stipulent que les mesures utilisées pour lutter contre le terrorisme qui constituent une ingérence dans la vie privée – en particulier la « collecte [d’informations liées à la vie privée], l’accès à celles-ci, leur utilisation, leur stockage, leur entretien, leur examen, leur communication, leur destruction et leur dissémination au niveau national ou entre États et leur partage, doivent être prévues par la loi, strictement proportionnées et absolument nécessaires au but légitime à atteindre ».
« L'ordonnance antiterroriste crée un système de surveillance secrète qui risque de détourner l'attention des dangers auxquels le gouvernement fait réellement face », a déclaré Ilaria Allegrozzi. « Les autorités nigériennes devraient reconnaître que les préoccupations en matière de sécurité sont mieux abordées en respectant les droits humains, et non en les piétinant ».