- Les enfants migrants non accompagnés qui arrivent à Marseille font l'objet d'évaluations arbitraires de leur âge, ce qui les prive de leurs droits au logement, à la santé et à l'éducation.
- Un enfant sur deux se voit d'abord refuser la reconnaissance de sa minorité, mais près des trois quarts de ceux qui font appel obtiennent finalement la reconnaissance qu'ils ont moins de 18 ans.
- Les autorités françaises devraient s'assurer que ces enfants ne sont pas sans abri, que leurs besoins en matière de santé sont satisfaits et qu'ils peuvent accéder à l'éducation pendant qu'ils exercent leur droit à faire appel des évaluations négatives de leur âge.
(Paris) – Le département français des Bouches-du-Rhône, où se trouve Marseille, la deuxième ville de France, ne fournit pas aux enfants migrants non accompagnés les protections dont ils ont besoin et auxquelles ils ont droit, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui.
Le rapport de 74 pages, « "Ce n’est pas la France que j’avais imaginée" : Hébergement, santé, et éducation pour les enfants migrants non accompagnés à Marseille », constate que les autorités chargées de la protection de l'enfance à Marseille abandonnent dans la rue des enfants présentant des problèmes de santé, sans traitement, ni soutien psychosocial ou suivi médical. La moitié des enfants migrants non accompagnés qui font l'objet d'une évaluation de leur âge à Marseille se voient refuser la reconnaissance officielle de leur statut d'enfant, mais ces décisions sont annulées pour près de 75 % de ceux qui font appel. L'examen des recours par les tribunaux peut prendre des mois, voire des années. Pendant ce temps, les enfants sont privés d'hébergement d'urgence et de services tels qu’une assistance juridique, la désignation d'un tuteur, une protection universelle en matière de santé et l'éducation.
« Aucun enfant ne devrait être contraint de dormir dans la rue pendant que son éligibilité à des protections renforcées est examinée », a déclaré Michael Garcia Bochenek, Conseiller juridique senior en matière de droits des enfants à Human Rights Watch. « Il est particulièrement honteux de soumettre les jeunes à cette incertitude et à cette insécurité alors que l'écrasante majorité de ceux qui font appel d'une évaluation défavorable de leur âge obtient finalement gain de cause. »
Human Rights Watch a interrogé près de 60 personnes, dont 18 enfants non accompagnés, ainsi que des employés d'organisations humanitaires, des avocats, des personnels soignants, notamment des pédiatres, d'autres médecins, des travailleurs sociaux et des psychologues pour enfants, des experts, des agents administratifs et des bénévoles qui aident au logement et aux procédures judiciaires, ou qui organisent des activités pour les jeunes migrants et les demandeurs d'asile à Marseille.
Des enfants ont déclaré qu'on leur avait refusé un hébergement d'urgence parce que les établissements étaient saturés, ce qui les obligeait à attendre des semaines avant d'obtenir une place. Des enfants considérés par erreur comme des adultes ont expliqué qu'ils n'avaient nulle part où dormir après avoir été expulsés d'un hébergement d'urgence à la suite d'une détermination défavorable de leur âge.
Un médecin s’occupant d’enfants non accompagnés à Marseille a déclaré que les enfants qui arrivent en France sont souvent déjà épuisés, et que « les conditions de vie précaires [à l'arrivée] sont dangereuses pour l’intégrité physique des mineurs non accompagnés et conduisent parfois à des hospitalisations de plusieurs jours, qui pourraient être évitées. »
Le département des Bouches-du-Rhône est chargé d'effectuer un premier bilan de santé pendant que les enfants attendent l’évaluation de leur âge. Human Rights Watch a constaté que ces examens ne sont pas effectués de manière systématique. Même lorsqu'ils sont effectués, si la première évaluation de l'âge est défavorable, les enfants sont souvent abandonnés à leur sort dans des états de vulnérabilité en termes de santé physique et mentale. Dans certains cas, des enfants ont dormi dans la rue pendant des jours voire des semaines, atteints de tuberculose, du VIH, de stress post-traumatique ou de grossesses non détectées, jusqu'à ce que leur recours contre l'évaluation négative de leur âge aboutisse.
Les travailleurs sociaux, les psychologues et les médecins qui s’occupent d’enfants migrants non accompagnés à Marseille ont signalé un taux important de symptômes correspondant à un stress post-traumatique, des pensées intrusives, des troubles du sommeil, une dépression et de l'anxiété. La complexité du système français est particulièrement déroutante pour les enfants et affecte leur santé mentale.
Malgré les garanties légales, les enfants non accompagnés à Marseille qui ne sont pas reconnus comme mineurs dès la première évaluation perdent en moyenne six mois de scolarité, ce qui compromet leurs chances d'obtenir un statut légal une fois majeur.
Un projet de loi controversé sur l'immigration adopté en décembre 2023 menaçait de réduire de nombreuses protections pour les demandeurs d'asile et les migrants. En janvier 2024, le Conseil constitutionnel, qui contrôle la constitutionnalité des lois, a rejeté certaines de ses dispositions les plus restrictives, en grande partie pour des raisons de procédure. À ce stade, il est compliqué de déterminer la manière dont les autres dispositions du projet de loi affecteront les jeunes migrants non accompagnés qui ont reçu une évaluation initiale défavorable de leur âge et qui cherchent à faire réexaminer leur cas par le juge des enfants.
La France a l'obligation de garantir les besoins fondamentaux de toutes les personnes se trouvant sur son territoire et de fournir des soins, une assistance et une protection adéquats à tous les enfants, quel que soit leur statut migratoire.
« Les autorités de Marseille et d'ailleurs en France devraient agir avec détermination pour offrir aux enfants les services dont ils ont besoin pour être en sécurité et s'épanouir », a conclu Michael Bochenek.
Études de cas :
Perte de mobilité due à une tuberculose non traitée
R., adolescent originaire d'Afrique de l'Ouest, est arrivé au service départemental d'évaluation en février 2021. Alors qu'il était hébergé en urgence dans l'attente d'une évaluation de son âge, il a été conduit au centre national de lutte antituberculeuse (CLAT) pour un examen de santé et reçoit un diagnostic de tuberculose. Le CLAT a communiqué les résultats du diagnostic au service départemental d'évaluation et a demandé à ce que R. revienne dans ses locaux pour y être traité. Malgré de nombreux rappels au département pendant plusieurs mois, R. n'a jamais été réorienté pour recevoir un traitement.
En avril 2021, trois mois après le diagnostic, R. a reçu une évaluation négative de son âge et a été remis à la rue sans traitement antituberculeux ni soins de suivi. En novembre 2021, R. a brusquement perdu la sensibilité de ses deux jambes. Lorsqu'il s'est rendu à l'hôpital, les médecins ont découvert que la tuberculose s'était propagée aux os et à la moelle épinière. Les médecins ont procédé à une arthrodèse d'urgence - une fusion osseuse des articulations - et ont inséré des plaques métalliques dans ses vertèbres. Un bénévole a déclaré à Human Rights Watch : « Il a perdu 60 % de sa mobilité, et il y a des mouvements qu'il ne pourra plus jamais refaire. »
L'infirmière de Médecins sans Frontières (MSF) qui s'est occupée du suivi de R. a déclaré que si des mesures avaient été prises dix mois plus tôt, lors du premier dépistage de la tuberculose, les complications auraient pu être évitées : « S’ils avaient soigné la tuberculose au moment où elle a été diagnostiquée, il n'aurait peut-être pas perdu sa mobilité... le fait que le département n'ait prévenu personne de son état est inacceptable. » En mai 2023, R. continuait de ressentir de fortes douleurs physiques et des difficultés à monter les escaliers.
Grossesse non détectée
A., une adolescente originaire d'Afrique de l'Ouest, a fui un mariage forcé dans son pays et a subi des violences sexuelles lors de son passage en Tunisie. Arrivée à Marseille, elle a dormi à la gare jusqu'à ce qu'un service départemental d'accueil des enfants en situation critique ou vulnérable lui accorde un hébergement temporaire d'urgence.
Trois semaines après le début de sa période d'accueil provisoire d'urgence, A. n'avait toujours pas subi d'évaluation initiale de son état de santé et avait reçu une évaluation négative de son âge. Lorsqu'elle s'est sentie mal, un bénévole lui a suggéré de se rendre au Comede, une association qui fournit des services de santé pour les personnes migrantes à Marseille. L'examen médical qu'elle y a passé a révélé qu'elle était enceinte de 11 semaines. Sabine Allier, l'assistante sociale qui a accompagné la jeune fille à l'hôpital pour un avortement, a déclaré que les médecins ont exprimé leur confusion et leur suspicion en raison de l'incohérence entre la date de naissance figurant sur ses documents d'identité et le document du département rejetant son âge :
Pour toute jeune fille, un avortement est déjà difficile, mais quand en plus vous êtes suspectée, cela se transforme en un moment extrêmement violent. Un peu de douceur aiderait. La violence à laquelle ces enfants sont confrontés est multifactorielle.
Tuberculose et hépatite B non traitées
E., adolescent originaire d'Afrique de l'Ouest, est arrivé à Marseille en 2021. Après deux mois d'attente d'une place en hébergement temporaire d'urgence, il a finalement été pris en charge par le service départemental d'évaluation et a fait l'objet d'un premier bilan de santé. Une tuberculose latente et une hépatite B ont été diagnostiquées chez E., mais il n’a reçu aucun traitement pendant la période d’accueil provisoire d’urgence. Après avoir reçu une évaluation négative de son âge, il a été mis à la rue sans aucun droit aux soins de santé ni aucune orientation concernant un plan de traitement. Ce n'est que des mois plus tard, lorsque l'équipe de MSF a retrouvé E., qu'elle a découvert qu'il avait déjà été dépisté par le département et qu'il était porteur de maladies infectieuses sans aucun traitement.
Un médecin qui a soigné E. dans un centre de santé géré par une association a déclaré :
Il avait des résultats assez inquiétants dans ses analyses, des douleurs au foie, une charge virale très élevée… et il était complètement livré à lui-même, sans assurance maladie, rien. C'est un miracle qu'il soit venu nous voir. Son foie était sur le point de s'arrêter. Quand on voit un garçon dormir dans la rue — ce qui, nous le savons déjà, est néfaste pour les besoins vitaux de santé — sans accès aux soins, et en train de détruire clairement sa santé, et que le département le savait depuis le début et n’a rien fait… en tant que médecin, cela m'a vraiment traumatisé.