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Tunisie : Les autorités démantèlent le plus important parti d’opposition du pays

Les principaux dirigeants d’Ennahda ont été arrêtés arbitrairement et les permanences du parti fermées

Des policiers marchent devant le siège du parti Ennahda à Tunis, le 18 avril 2023, après sa perquisition et l’évacuation de tous les individus présents. © 2023 Jihed Abidellaoui/Reuters

(Tunis) – Les autorités tunisiennes ont intensifié leur offensive contre les opposants au coup de force réalisé en 2021 par le président Kais Saied, en redoublant d’efforts pour neutraliser Ennahda, le plus grand parti politique du pays, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.

Depuis décembre 2022, les autorités ont arrêté au moins 17 membres ou anciens membres de ce parti, dont son chef, et en ont fermé les bureaux dans tout le pays. Les autorités devraient immédiatement libérer toutes les personnes détenues arbitrairement, et mettre fin aux restrictions aux libertés d’association et de réunion.

Les arrestations se sont poursuivies, portant à au moins 30 le nombre de personnalités perçues comme critiques de Saied derrière les barreaux, après qu’une première vague d’arrestations a ciblé mi-février des personnalités issues de divers courants politiques. La plupart ont été accusées de « complot contre la sûreté de l’État ». Parmi les détenus liés à Ennahda, figurent quatre anciens ministres et plusieurs anciens députés, dont le président du parti et ancien président du parlement, Rached Ghannouchi, et deux vice-présidents du parti, Ali Laarayedh et Nourredine Bhiri. Aucun d’entre eux n’a été officiellement inculpé.

« Après avoir diabolisé Ennahda et lancé de graves accusations sans preuves, les autorités du président Saied ont tout bonnement entrepris de démanteler le parti », a déclaré Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch en Tunisie. « La dernière tactique en date utilisée par les autorités tunisiennes pour réduire leurs détracteurs au silence consiste à lancer des accusations de complot à tout-va contre tous ceux qui contestent le tournant toujours plus autoritaire pris par le président ».

Les autorités ont accusé la plupart des détenus de « complot contre la sûreté de l’État », sans toutefois clarifier les actes criminels constitutifs du prétendu complot.

Sept cas individuels liés à Ennahda, pour lesquels Human Rights Watch a pu obtenir des informations supplémentaires, révèlent la nature politique des arrestations, le recours à des éléments de preuve peu fiables et le mépris du droit des détenus à une procédure régulière. Au moins quatre de ces cas portent atteinte à la liberté d’expression.

Fondé en 1981, Ennahda – anciennement le Mouvement de la tendance islamique – n’a été légalisé qu’en 2011, après qu’un soulèvement populaire eut provoqué la chute de l’ex-président autoritaire, Zine el-Abidine Ben Ali. Depuis lors, Ennahda a joué un rôle central dans toutes les coalitions de gouvernement jusqu’en 2019.

Le président d’Ennahda, Rached Ghannouchi, a été l’un des principaux opposants au régime personnel instauré par Saied depuis que ce dernier s’est arrogé des pouvoirs extraordinaires le 25 juillet 2021. Le 17 avril, des agents en civil ont arrêté Ghannouchi à son domicile. Ils n’ont pas présenté de mandat d’arrêt, a déclaré l’un de ses avocats à Human Rights Watch.

Le 20 avril, un juge d’instruction a émis un mandat de dépôt visant Ghannouchi, pour tentative de « changer la nature de l’État » et « complot contre la sûreté intérieure de l’État », des crimes pouvant être passibles de la peine de mort. Ces accusations sont fondées sur une mise en garde formulée par Ghannouchi le 15 avril lors d’une réunion, selon laquelle marginaliser les mouvements politiques d’opposition, dont Ennahda et « la gauche », constituerait un « projet de guerre civile ».

Au cours des 18 derniers mois, Ghannouchi, qui est âgé de 81 ans, a été interrogé dans le cadre de 19 enquêtes différentes, a déclaré son avocat, Mokhtar Jemai, lors d’un entretien radiodiffusé.

La police a fermé le siège d’Ennahda à Tunis le 18 avril, sans présenter aucune décision de justice ou document officiel, a affirmé un autre avocat. Les forces de sécurité ont empêché ses membres d’accéder aux bureaux du parti dans tout le pays, a-t-il ajouté.

Le même jour, les autorités ont fermé le siège à Tunis du parti Al-Irada (Mouvement de la volonté tunisienne), qui accueillait les activités du Front de Salut National (FSN), une coalition d’opposition co-fondée par Ennahda.

Un mémorandum non authentifié du ministère de l’Intérieur invoquant l’État d’urgence, sans cesse renouvelé  depuis 2015, ordonnant la fermeture des bureaux d’Ennahda et interdisant ses réunions dans tout le pays, ainsi que les réunions du FSN à Tunis, a circulé en ligne.

Les deux vice-présidents d’Ennahda, Laarayedh et Bhiri, sont détenus à la prison de Mornaguia. Laarayedh, 67 ans, ex-ministre de l’Intérieur et Premier ministre, est poursuivi pour des décisions prises lorsqu’il était au pouvoir entre 2011 et 2014, qui ont prétendument échoué à combattre le fondamentalisme et la violence extrémiste islamique « de manière adéquate ». Il est détenu depuis le 19 décembre, sans avoir comparu devant un juge depuis cette date.

L’ancien ministre de la Justice, Bhiri, a été arrêté le 13 février pour tentative de « changer la nature de l’État », a déclaré son avocat, Amine Bouker, à Human Rights Watch, pour une publication Facebook dans laquelle il aurait appelé les Tunisiens à manifester contre Saied le 14 janvier, date anniversaire du renversement de Ben Ali. Les avocats de Bhiri ont affirmé qu’il n’avait ni écrit ni publié cet appel.

Said Ferjani, un autre dirigeant d’Ennahda qui était membre du parlement dissous par Saied en mars 2022, a été arrêté à Tunis le 27 février, dans le cadre d’une enquête sur la société de production de contenus numériques Instalingo, a déclaré l’un de ses avocats. Un procureur de la République a accusé cette compagnie, qui compte parmi ses clients des médias arabophones critiques de Saied, d’incitation à la violence et de diffamation à l’égard du président.

Ferjani est accusé de « blanchiment d’argent », de tentative de « changer la nature de l’État », d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État » et d’incitation à la violence, entre autres chefs d’accusation – dont certains en vertu de la loi Anti-Terroriste de 2015 – plusieurs d’entre eux étant passibles de la peine capitale. Un juge d’instruction a interrogé Ferjani le 1er mars sur ses fréquentations et ses finances. Sa famille et son avocat ont affirmé à Human Rights Watch qu’il n’avait aucun lien avec Instalingo. Il est emprisonné à Sousse et n’a pas été de nouveau entendu par un juge.

Au moins deux autres membres d’Ennahda sont également détenus dans le cadre de l’affaire Instalingo : l’ancien ministre de l’Investissement Riadh Bettaieb, selon son avocat, et Ghannouchi, qui fait l’objet d’un mandat de dépôt dans cette affaire daté du 9 mai.

Mohamed Mzoughi, chargé de la communication d’Ennahda dans la ville de Béja, a été arrêté le 9 mars. Le lendemain, Mohamed Saleh Bouallagui, secrétaire général d’Ennahda à Béja, a été arrêté à son tour. Ils sont toujours en détention, accusés de « complot contre la sûreté de l’État », notamment à travers des « contacts avec une puissance étrangère », d’« d’offense au  chef de l’État », à quoi s’ajoutent des accusations liées au terrorisme, pour leur rôle prétendu dans la gestion de pages critiques du régime de Saied sur les réseaux sociaux, ont indiqué leurs avocats.

Des documents émis par un procureur de la République indiquent que Bouallagui et Mzoughi font l’objet d’une enquête en vertu de la loi Anti-Terroriste 2015, pour des infractions passibles d’un maximum de 20 ans de prison, dont « appartenance à une organisation terroriste », « utilisation du territoire tunisien pour commettre des attentats terroristes », « fourniture d’armes » et blanchiment d’argent. Ils sont également sous le coup d’une enquête aux termes d’articles du Code pénal et de l’article 86 du Code des télécommunications. Un juge d’instruction a interrogé Mzoughi pour la dernière fois le 24 mars et Bouallagui le 28 mars.

Mohamed Ben Salem, ancien dirigeant d’Ennahda et ancien ministre de l’Agriculture, a été arrêté le 3 mars, sans mandat d’arrêt, à Bir Lahmar, une ville du sud-est. Il fait l’objet d’une enquête car il est soupçonné d’avoir « formé une organisation dont le but serait de préparer ou de commettre le crime consistant à quitter illégalement le territoire tunisien » en vertu de l’article 42 de la loi 1975-40 sur les passeports et documents de voyage, et de « détention de sommes d’argent en devises étrangères » selon des articles du code des changes.

Ben Salem, qui est en prison à Sfax, a perdu l’usage de ses jambes et a subi deux accidents vasculaires cérébraux depuis son arrestation, a affirmé son avocat, Abdelwahhab Maatar, à Human Rights Watch. Selon sa famille, il souffre de problèmes cardiaques et de maladies chroniques depuis des années.

Ben Salem a été interrogé par un juge d'instruction le 8 mars, alors qu'il se trouvait encore à l'hôpital à Sfax. Il n’a pas été de nouveau interrogé dans le cadre de l'enquête pour laquelle il est détenu. Toutefois, l’unité de police d’investigation des crimes financiers l’a interrogé le 12 avril, dans le cadre d’une enquête distincte sur des faits présumés de corruption.

Quatre autres personnes sont détenues en lien avec les affaires concernant Ben Salem, notamment un ancien député d’Ennahda, Ahmed Laamari, a déclaré son avocat à Human Rights Watch.

Gouvernant par décret, Saied a systématiquement sapé l’indépendance de la justice, suscitant des craintes quant à l’équité des futurs procès de ces prévenus et d’autres personnes qui ont été accusées après l’avoir critiqué. En février 2022, Saied a dissous le Conseil supérieur de la magistrature, qui était chargé de garantir l’indépendance du système judiciaire, et a mis sur pied un organe temporaire qu’il contrôle étroitement. En juin 2022, il s’est arrogé l’autorité de révoquer unilatéralement des magistrats et en a limogé 57. Depuis lors, les autorités ont refusé d’appliquer une décision d’un tribunal administratif ordonnant de réintégrer 49 d’entre eux.

En vertu du droit international, un suspect ne devrait être placé en détention préventive dans l’attente d’un procès que dans des circonstances exceptionnelles, quand le tribunal fournit des motifs convaincants, personnalisés et faisant l’objet de réexamens périodiques et susceptibles d’appels. La détention préventive dans l’attente d’un procès est une mesure « exceptionnelle » selon l’article 84 du Code de procédure pénale tunisien.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), dont la Tunisie est un État partie, protège les droits aux libertés d’opinion, d’expression, d’association et de réunion. La Tunisie est également tenue, en vertu du PIDCP et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, de respecter le droit à un procès équitable.

« Les autorités tunisiennes devraient mettre fin à leurs représailles contre Ennahda et les autres opposants, et remettre en liberté toutes les personnes emprisonnées en l’absence de preuves crédibles de crimes »,  a conclu Salsabil Chellali.

Correction

26/05/23 : Ce communiqué a été mis à jour pour indiquer la date à laquelle Mohamed Ben Salem a été interrogé pour la première fois par un juge d'instruction, et dans quelles conditions.

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