(Kiev, le 21 avril 2022) – Les forces russes ont commis une litanie de crimes de guerre apparents lors de leur occupation de Boutcha, une ville située à environ 30 kilomètres au nord-ouest de la capitale ukrainienne, Kiev, entre le 4 et le 31 mars 2022, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport détaillé publié aujourd’hui.
Des chercheurs de Human Rights Watch ont mené à Boutcha une mission qui a duré du 4 au 11 avril, ayant débuté quelques jours après le retrait des forces russes de cette zone. Ils ont recueilli de nombreuses preuves d’exécutions sommaires, d’autres homicides illégaux, de disparitions forcées et d’actes de torture ; tous ces actes sont susceptibles de constituer des crimes de guerre, voire d’éventuels crimes contre l’humanité.
« Presque chaque coin de Boutcha est maintenant une scène de crime, donnant l’impression que la mort rôdait partout », a observé Richard Weir, chercheur auprès de la division Crises et conflits de Human Rights Watch. « Les preuves recueillies indiquent que les forces russes qui occupaient Boutcha affichaient un mépris et une indifférence à l’égard des vies civiles et des principes fondamentaux des lois de la guerre. »
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 37 habitants de Boutcha, dont 32 en personne et 5 par téléphone. Il s’agissait notamment de victimes, de témoins, de secouristes, d’employés de la morgue, de médecins, d’une infirmière et d’autorités locales. Human Rights Watch a également analysé des preuves matérielles collectées dans la ville, des photographies et des vidéos originales fournies par des témoins et des victimes, ainsi que des images satellite.
Les cas documentés ne représentent qu’une fraction du nombre total d’incidents de crimes de guerre apparents commis à Boutcha par les forces russes pendant leur occupation de la ville.
Le 15 avril, le procureur régional de Boutcha, Ruslan Kravchenko, a déclaré à Human Rights Watch que les corps de 278 personnes avaient été retrouvés dans la ville depuis le retrait des forces russes ; il a ajouté que la grande majorité des victimes étaient des civils, et que ce nombre allait probablement augmenter, lors de la découverte anticipée d’autres corps. Avant le conflit, Boutcha comptait environ 36 000 habitants.
Serhii Kaplychnyi, directeur des pompes funèbres municipales de Boutcha, a indiqué que pendant l’occupation russe, son équipe avait provisoirement enterré des dizaines de corps dans une fosse commune située derrière l’église Saint-André et Toussaint, en raison d’un manque d’espace dans la morgue. Seules deux des victimes enterrées étaient des soldats de l’armée ukrainienne ; les autres étaient des civils, a-t-il précisé. À partir du 14 avril, les autorités locales avaient exhumé plus de 70 corps de cette fosse commune.
Un autre employé des pompes funèbres, Serhii Matiuk, a aidé à rassembler les corps retrouvés à Boutcha. Il a indiqué à Human Rights Watch qu’il avait personnellement collecté environ 200 corps dans les rues de la ville depuis le début de l’invasion russe, le 24 février. La plupart des victimes étaient des hommes, mais certaines étaient des femmes et des enfants, a-t-il ajouté. Presque toutes les personnes avaient été touchées par des balles ; une cinquantaine de victimes avaient les mains liées et leur corps présentaient des traces de torture, a-t-il précisé. Le ligotage des mains est un indice qui accrédite fortement l’hypothèse selon laquelle ces personnes avaient été détenues avant d’être victimes d’exécutions sommaires.
Human Rights Watch a documenté en détail 16 homicides manifestement illégaux commis à Boutcha, dont neuf exécutions sommaires et sept meurtres de civils commis de manière indiscriminée. Les 16 victimes étaient quinze hommes et une femme. Human Rights Watch a aussi vérifié les cas de deux civils blessés par balles : un homme touché au cou alors qu’il se trouvait sur son balcon avec sa famille, et une fillette de neuf ans blessée à l’épaule alors qu’elle tentait de fuir les forces russes.
Human Rights Watch a précédemment documenté une exécution sommaire perpétrée à Boutcha le 4 mars, selon les témoignages d’habitants qui avaient pu fuir la ville. Lors de cet incident, les forces russes avaient regroupé cinq hommes, et abattu l’un d’entre eux par un coup de feu derrière la tête, selon un témoin. Au cours d’un autre incident, le 5 mars, Viktor Koval, âgé de 48 ans, a été tué après que les forces russes ont attaqué la maison où il s’était réfugié.
Le ministère russe de la Défense a nié les allégations selon lesquelles ses forces auraient tué des civils à Boutcha, soutenant dans un post publié le 3 avril sur Telegram que « pas un seul résident local n’a subi d’action violente » lorsque Boutcha était « sous le contrôle des forces armées russes ». Au contraire, a poursuivi le ministère, les preuves supposées de ces crimes sont un « canular, une mise en scène et une provocation » orchestrés par les autorités de Kiev.
Des habitants de Boutcha ont indiqué à Human Rights Watch que les forces russes sont entrées pour la première fois dans la ville le 27 février, mais qu’elles ont été chassées du centre de la ville lors de violents combats. Le 4 mars, les forces russes étaient de retour sur place et ont pris le contrôle de la plus grande partie de la ville le 5 mars. Boutcha est alors devenue une base stratégique pour permettre aux forces russes de progresser vers Kiev. Des témoins ont déclaré à Human Rights Watch que plusieurs unités militaires russes opéraient à Boutcha pendant l’occupation.
Peu de temps après avoir occupé la ville, les forces russes sont allées de maison en maison, menant des fouilles dans des immeubles résidentiels en affirmant qu’il s’agissait d’une « chasse aux nazis ». À plusieurs endroits, les soldats russes ont cherché des armes et interrogé des résidents. Dans certains cas, ils ont arrêté les hommes se trouvant sur les lieux, prétextant qu’ils refusaient d’obéir aux ordres, ou parfois même sans fournir de motif. Les autres membres des familles ont dit que les soldats ont refusé de leur dire où ils emmenaient ces hommes, et que par la suite ils n’ont toujours pas pu obtenir d’informations à leur sujet. De tels actes sont caractéristiques d’une disparition forcée, constitutive d’un crime en toutes circonstances, en vertu du droit international.
Après le retrait des forces russes, les corps de certaines personnes disparues de force, y compris dans deux cas documentés par Human Rights Watch, ont été retrouvés dans des rues, dans des cours d’immeubles ou dans des lieux utilisés comme bases militaires ; certains corps présentaient des traces manifestes de tortures. Des spécialistes ukrainiens du déminage ont indiqué avoir décelé des pièges explosifs (« booby traps ») qui avaient été placés sur les corps d’au moins deux victimes.
Les forces russes ont occupé des domiciles et d’autres immeubles civils, dont au moins deux écoles, faisant de ces emplacements des cibles militaires. Deux résidents d’un immeuble ont indiqué que les forces russes avaient ordonné à ceux qui restaient dans l’immeuble de se rendre au sous-sol, mais de laisser les portes de leur appartement déverrouillées. Les soldats sont alors entrés dans les foyers des résidents ; lorsqu’ils trouvaient une porte verrouillée, ils l’ont forcée avant de saccager l’appartement, selon des habitants.
Plusieurs habitants de Boutcha ont décrit la manière dont les forces russes ont tiré sans discernement sur des civils, y compris ceux qui s’étaient aventurés à l’extérieur. Vasyl Yushenko, âgé de 32 ans, a reçu une balle dans le cou alors qu’il était allé fumer une cigarette près de la fenêtre de son appartement. Une infirmière a décrit les soins qu’elle a dû dispenser à dix personnes grièvement blessées, dont une fille qui a touchée au bras par une balle alors qu’elle tentait de fuir les forces russes. L’homme avec qui elle courait a été tué, et le bras de cette jeune fille a dû être amputé.
Certaines personnes ont également été blessées ou tuées lors d’explosions, selon les employés des pompes funèbres, manifestement lorsque les forces russes ont bombardé la ville au début de leur offensive ; d’autres ont été victimes de tirs d’artillerie lors des combats entre les forces russes et ukrainiennes.
Les soldats russes ont endommagé des maisons et appartements où ils ont séjourné ; dans plusieurs cas, ils ont dérobé des possessions comme des téléviseurs et des bijoux. Sur le plan juridique, les forces d’occupation peuvent réquisitionner des biens pour leur usage en échange d’une indemnisation ; toutefois, le pillage est strictement interdit par les lois de la guerre, en particulier lorsque des biens sont saisis pour un usage personnel ou privé.
Les résidents de Boutcha ont décrit leur accès limité à l’eau, à la nourriture, à l’électricité, au chauffage et aux services de téléphonie mobile lors de l’occupation russe. Un homme a dit qu’il avait enterré son voisin, un homme plus âgé qui dépendait d’un concentrateur d’oxygène ; cet homme est décédé après une coupure d’électricité qui a causé l’arrêt de l’appareil.
Human Rights Watch a documenté et reçu des informations relatives à d’autres crimes de guerre manifestes commis dans d’autres villes occupées par les forces russes, dont Hostomel, Motzyhn et Adriviika ; d’autres preuves pourront probablement être recueillies lorsque les conditions d’accès à ces villes s’amélioreront. Le 15 avril, un haut responsable de la police ukrainienne a annoncé que les autorités avaient identifié 900 citoyens ukrainiens tués par les forces russes pendant leur occupation de la région de Kiev, mais les circonstances de la plupart de ces décès sont encore indéterminées à l’heure actuelle.
Le 15 avril également, le procureur régional de Boutcha a déclaré à Human Rights Watch que plus de 600 corps avaient été retrouvés dans le district de Boutcha, qui se trouve dans la région de Kiev et compte environ 362 000 habitants. Human Rights Watch n’a pas été en mesure de vérifier ces chiffres.
Toutes les parties au conflit armé en Ukraine sont tenues de respecter le droit international humanitaire, constitué des lois de la guerre (notamment les Conventions de Genève de 1949, le Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève), ainsi que le droit international coutumier. Les forces armées belligérantes qui contrôlent effectivement une zone doivent respecter le droit international de l’occupation, ainsi que le droit international relatif aux droits humains, applicable à tout moment.
Les lois de la guerre interdisent les attaques meurtrières délibérées et indiscriminées, la torture, les disparitions forcées et le traitement inhumain des combattants capturés et des civils en détention. Le pillage ou le saccage sont également interdits. Quiconque ordonne ou commet délibérément de tels actes, ou les facilite et les encourage, est responsable de crimes de guerre. Les commandants des forces qui étaient informés de ces crimes ou avaient des raisons de l’être, mais n’ont pas tenté d’y mettre fin ou de sanctionner les responsables, sont pénalement responsables de crimes de guerre au titre de la responsabilité du commandement.
Les autorités ukrainiennes devraient accorder une haute priorité à la préservation des preuves qui pourraient être essentielles dans le cadre de futures poursuites judiciaires pour crimes de guerre. Cela signifie la prise de certaines mesures, dont les suivantes : boucler les sites de fosses communes jusqu’à ce que des exhumations professionnelles y soient menées, prendre des photos des corps et des environs avant l’inhumation, déterminer les causes des décès dans la mesure du possible, enregistrer les noms des victimes, identifier les témoins, et rechercher tout élément d’identification que les forces russes pourraient avoir laissées sur place.
Les autres gouvernements, organisations et institutions qui souhaitent contribuer aux enquêtes sur les crimes de guerre devraient coopérer de manière étroite avec les autorités ukrainiennes dans un souci d’efficacité maximale.
« Les victimes de crimes de guerre apparents commis à Boutcha méritent la justice », a conclu Richard Weir. « Les autorités ukrainiennes, avec le soutien de la communauté internationale, devraient accorder une haute priorité à la préservation des preuves, ce qui est essentiel pour garantir que les individus responsables de ces crimes rendent un jour compte de leurs actes. »
Informations détaillées
Carte de Boutcha
Exécutions sommaires
Human Rights Watch a documenté neuf cas apparents d’exécution sommaire à Boutcha, dans lesquels les forces russes ont arrêté des hommes, dans certains cas les ont fait disparaître de force et les ont torturés, avant de les exécuter. Des employés des pompes funèbres qui ont enterré les morts ont affirmé avoir vu les corps de dizaines d’autres hommes qui ont peut-être été également victimes d’exécutions sommaires. De nombreux corps ont été découverts dans ou aux alentours de la rue Yablunska, non loin de l’autoroute menant à Kiev et juste au sud de la gare ferroviaire.
Les exécutions sommaires, quel que soit le statut de la victime - civil, prisonnier de guerre ou combattant récemment capturé – sont strictement interdites comme constituant des crimes au regard du droit international, et leurs auteurs sont susceptibles de poursuites en justice pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, selon le contexte.
Exécution dans la rue Yablunska
Iryna, 48 ans, a déclaré que les militaires russes avaient ouvert le feu sur la résidence à plusieurs logements et de deux niveaux où elle habitait à l’intersection des rues Yablunska et Voksalna, au début de leur occupation le 5 mars. Après une explosion et des tirs, la résidence a pris feu. Iryna, qui était chez elle avec son mari, Oleh Abramov, et son père, Volodymyr, a déclaré qu’Oleh avait crié qu’ils n’étaient que des civils pacifiques et supplié les forces russes de ne pas tirer. Quatre soldats ont alors exigé qu’ils sortent de la résidence, les mains en l’air. Les militaires ont expliqué qu’ils étaient là pour les libérer des « nazis » et ont exigé de savoir où ceux-ci se cachaient.
« Les soldats nous ont accusés d’avoir tué des gens dans le Donbas », a dit Iryna. « Ils nous ont aussi accusés d’avoir tué des membres du Berkut place Maidan [référence à une unité de police anti-émeute aujourd’hui dissoute qui avait tué des dizaines de personnes lors des manifestations de 2014 sur la place Maidan à Kiev]. Ils ont conclu que nous étions coupables et devions être punis. » Les soldats ont ordonné à Oleh, 40 ans, et à Volodymyr, un retraité, d’éteindre l’incendie de la résidence.
L’un des militaires a continué d’interroger Iryna tandis que trois autres ont emmené Oleh et Volodymyr au coin nord-est de la cour clôturée. Volodymyr a déclaré à Human Rights Watch que deux militaires ont alors emmené Oleh hors de la cour. Volodymyr a dit qu’il leur avait demandé de laisser Oleh revenir pour l’aider à éteindre l’incendie. Un soldat est allé à la recherche d’Oleh hors de l’enceinte de la résidence, mais il est revenu et a dit : « Oleh ne reviendra pas. »
Volodymyr et Iryna ont affirmé avoir retrouvé le cadavre d’Oleh quelques minutes plus tard, sur le trottoir de l’autre côté de la clôture qui entoure leur résidence. « Je l’ai vu allongé face contre terre, du sang jaillissant de son oreille gauche », a déclaré Iryna. « Le côté droit de son visage avait disparu et des fragments de cervelle et du sang sortaient de sa blessure. » Elle a précisé qu’un groupe de soldats se tenait à moins de cinq mètres de là, « observant les événements comme s’ils se croyaient au théâtre. »
Les militaires ont alors ordonné à Iryna et à Volodymyr de partir s’ils ne voulaient pas être abattus. Le corps d’Oleh est resté sur le trottoir jusqu’au retrait des forces russes le 31 mars, date à laquelle il a été enlevé par les autorités. Les 4 et 5 avril, Human Rights Watch a inspecté le site et a vu sur le trottoir une grande tache de sang et ce qui semblait être des fragments de tissus humains.
Disparition forcée, torture apparente et exécution
Dans un complexe d’habitation situé sur la rue Sadova, qui est parallèle à la rue Yablunska, les forces russes ont arrêté Vasily Nedashkivskyi, 47 ans, et sa femme Tanya, 57 ans, aux alentours du 17 mars, après que des troupes eurent fouillé leur maison et découvert plusieurs armes. Tanya a déclaré que les forces russes les avaient emmenés au premier étage d’un immeuble d’appartements adjacent, où ils ont été détenus dans des chambres séparées dans un appartement familial. Quelques heures plus tard, les forces russes ont emmené Vasily hors de l’immeuble et un militaire a dit à Tanya qu’il serait emmené au « quartier général » pour y être interrogé.
Le 6 avril, Human Rights Watch a visité cet immeuble et a trouvé des traces de ce qui semblait être du sang sur les marches menant à l’appartement dans lequel Vasily et Tanya avaient été détenus, ainsi que des preuves de la présence passée de troupes russes, notamment des rations militaires russes et des tenues de camouflage avec des insignes correspondant à des uniformes russes.
Tanya a indiqué qu’elle avait été ultérieurement remise en liberté mais que les militaires russes ne lui avaient donné aucune information sur le sort de son mari. Tanya et son voisin, Oleksii Tarasevych, avec qui Human Rights Watch s’est également entretenu, ont tous deux déclaré que les forces russes interdisaient généralement aux habitants du quartier de quitter leur immeuble, sauf pour aller chercher de l’eau, et même cela était parfois interdit.
Le sort de Vasily est resté inconnu pendant près de deux semaines, a déclaré Tanya. Son corps a été retrouvé dans l’escalier extérieur menant à un sous-sol dans l’immeuble où ils avaient été détenus, à côté du corps d’un autre homme en vêtements civils, Igor Lytvynenko. Human Rights Watch a examiné des photos que Tarasevych avait prises le 1er avril. Human Rights Watch a constaté la présence dans l’escalier de deux grandes taches rouge foncé, apparemment causées par du sang, qui étaient cohérentes avec la position des corps sur les photos.
Sur les photos, Vasily avait de profondes coupures aux mains, des ecchymoses au bas-ventre et ce qui semblait être un traumatisme à la tête résultant d’un coup violent. Tarasevych, qui a aidé à retrouver et à enterrer le corps de Vasily, a précisé qu’ils n’avaient pas pu examiner complètement le cadavre avant de l’enterrer dans une fosse peu profonde derrière l’immeuble où habitaient Vasily et Tanya. Human Rights Watch a visité cette sépulture.
Le fait que Vasily ait été vu vivant pour la dernière fois entre les mains de militaires russes, et que son corps portait des marques correspondant à des abus, laisse fortement penser qu’après son arrestation, il a été torturé et sommairement exécuté.
Exécution dans une cour d’immeuble
Vers le 20 mars, en fin de matinée, des forces russes qui occupaient un immeuble résidentiel à l’intersection des rues Poltavaska et Shevchenka ont tué par balles un homme non identifié, qui était vêtu d’un survêtement noir. Un homme et son fils de 14 ans vivant dans l’immeuble voisin ont déclaré avoir entendu les tirs.
Ce père et son fils, interrogés ensemble, ont déclaré qu’ils étaient dehors lorsque des soldats russes leur ont ordonné de rentrer dans leur appartement et d’y rester. Une fois chez eux, ont-ils dit, ils ont entendu un homme qui se querellait avec les troupes russes dans l’arrière-cour de l’immeuble voisin. Peu après, cet homme a crié « Slava Ukraini! » [« Gloire à l’Ukraine! » en ukrainien]. Le père et son fils ont tous deux affirmé avoir alors entendu jusqu’à trois coups de feu. Ils ont regardé par la fenêtre de leur appartement et ont vu un homme en survêtement noir gisant au sol, face contre terre.
Du fait de la présence constante des soldats russes dans la cour, où ils faisaient souvent leur cuisine, deux jours se sont écoulés avant que le père et deux autres hommes puissent enterrer le corps de cet homme dans une tombe peu profonde à proximité de l’immeuble. Human Rights Watch s’est entretenu séparément avec un de ces deux hommes, un voisin, lequel a corroboré le récit de l’enterrement fait par le père, mais qui n’avait pas été lui-même témoin du meurtre. Les autorités ukrainiennes ont récupéré le corps de l’homme le 9 avril et le père, le fils et trois autres voisins récemment revenus dans cet immeuble ont affirmé qu’ils ne savaient toujours pas qui il était.
Human Rights Watch a visité cet immeuble résidentiel et a vu la tombe rudimentaire, ainsi que trois points d’impact apparents de balles de petit calibre près de l’endroit où le père et le voisin ont dit qu’ils avaient trouvé le cadavre.
Human Rights Watch a examiné deux photos ayant circulé sur les réseaux sociaux et présentées comme montrant le cadavre de cet homme gisant dans la cour de l’immeuble. Sur ces photos, l'homme avait de la bande adhésive autour de la partie supérieure de la tête et autour d’un de ses poignets. D’après ces photos, il semble que ses mains avaient été ligotées mais on ne pouvait pas savoir avec certitude si elles l’étaient quand il a été tué.
Cinq cadavres dans un campement pour enfants
Le 4 avril, Human Rights Watch a vu cinq corps dans le sous-sol d’un immeuble servant de dortoir dans un camp pour enfants au 123 de la rue Vokzalna, que des forces russes déployées à Boutcha avaient utilisé comme base. Ces cadavres étaient ceux d’hommes en vêtements civils qui semblaient avoir été tués par balles. Il y avait trois taches de sang distinctes sur le mur de la pièce. Quatre de ces hommes avaient les mains liées derrière le dos à l’aide de cordelettes en plastique. Le cinquième homme semblait avoir reçu deux balles dans la poitrine — le rembourrage de la veste épaisse qu’il portait débordait en deux endroits sur sa poitrine, qui était couverte de sang séché. Selon un média, les autorités ont identifié ces hommes comme étant Serhiy Mateshko, Dmytro Shulmeister, Volodymyr Boychenko, Valery Prudko et Viktor Prudko. Les circonstances de leur détention, notamment comment ils se sont retrouvés dans ce sous-sol, demeurent non éclaircies.
Il y avait des preuves irréfutables que les forces russes avaient occupé ce secteur, notamment deux grandes lettres « V » – symbole du soutien à l’invasion de l’Ukraine par la Russie – peintes sur les murs extérieurs du camp, des restes de rations militaires russes, des uniformes abandonnés du style de ceux que portent les militaires russes, ainsi que des zones aménagées pour préparer et consommer de la nourriture.
Human Rights Watch a pu observer des preuves de mouvements de véhicules à chenilles autour de ce lieu et trois positions de véhicules blindés creusées dans le sol à moins de 100 mètres du sous-sol où les corps ont été découverts. Human Rights Watch a également vu trois véhicules privés dans le parc du camp pour enfants, dont deux étaient couverts de graffiti avec la lettre « V », ainsi que les lettres « RUS » et des chiffres.
Des images satellite de cette zone, datant du 28 février, montrent deux gros véhicules militaires à l'entrée du camp, à côté d’une église. Des images satellite du 10 mars montrent d’autres traces de véhicules sur le site. Des images satellite du 15 mars montrent les trois véhicules privés sur le site, dont les deux avec les graffiti.
Cadavres à l’extrémité nord-est de la rue Yablunska
Human Rights Watch s’est entretenu avec Denys Davydov, qui a pris une vidéo alors qu’il circulait à pied vers l’extrémité nord-est de la rue Yablunska le 1er avril, juste après le retrait des troupes russes. Cette vidéo, que Human Rights Watch a pu examiner, montre sept cadavres en vêtements civils, dont au moins un a les mains liées derrière le dos.
Les identités de ces sept personnes et les circonstances de leur mort demeurent inconnues.
Une vidéo prise à partir d’une voiture en mouvement et affichée sur Facebook le 2 avril montre les mêmes corps au même endroit. Cette vidéo a été prise d’une voiture qui roulait dans un convoi d’au moins trois véhicules, dont l’un a à son bord au moins trois soldats ukrainiens en uniforme, portant des brassards bleus. Des photos prises le 3 avril et publiées par l’agence Reuters montrent quatre de ces cadavres.
L'homme trouvé les mains liées derrière le dos a probablement été victime d’une exécution sommaire.
Témoignages d’employés des pompes funèbres
Serhii Kaplychnyi, patron de l’entreprise municipale de pompes funèbres de Boutcha, a déclaré avoir quitté la ville le 14 mars à cause de la détérioration de la situation. Quand il est revenu le 1er avril, il a affirmé avoir trouvé en divers endroits des cadavres présentant des blessures létales indicatives de la probabilité que ces personnes aient été exécutées. « Au 144 de la rue Yablunska, j’ai vu les corps de huit personnes qui avaient été tuées par balles, dont six avaient les mains liées », a-t-il dit. « Et le neuvième corps [à la même adresse] était celui d’un jeune homme que nous avons retrouvé à l’intérieur dans l’escalier menant au premier étage. Tout d’abord, je n’ai pas vu de blessures. Mais quand j’ai cherché ses documents d’identité et ouvert son manteau, j’ai vu qu’il avait reçu une balle en plein cœur. »
Plus bas dans la rue Yablunska, a raconté Kaplychnyi, les employés des pompes funèbres ont recueilli une vingtaine d’autres corps, dont au moins 10 avaient les mains liées. « En général, la plupart de ces morts avaient reçu des balles tirées de près, le plus souvent dans la tête, mais pas tous », a-t-il dit.
Un autre employé des services funéraires, Serhii Matiuk, a affirmé qu’il avait personnellement recueilli environ 200 cadavres dans les rues de Boutcha, à partir de fin février. « Presque tous avaient été tués d’une balle tirée à courte distance, soit dans la tête, soit dans un œil », a-t-il dit. « Certains gisaient sur le trottoir, d’autres étaient dans une voiture. Certains étaient des femmes. »
Matiuk a affirmé avoir trouvé pour la première fois des corps avec les mains liées entre le 4 et le 6 mars. « Pendant l’occupation, j’ai vu au total environ 50 corps avec les mains liées », tous des hommes, a-t-il dit. « Les corps présentaient des marques de torture. Leurs mains et leurs jambes avaient des traces de balles. Parfois ils avaient eu le crâne fracturé à l’aide d’objets contondants. »
Meurtres illégaux de civils
Human Rights Watch a documenté sept incidents dans lesquels des civils ont été tués, apparemment sans discernement, par les forces russes à Boutcha, ainsi que deux autres dans lesquels des civils ont été blessés par les forces russes. Dans ces circonstances particulières, il se peut que les forces russes aient ouvert le feu sans savoir que la personne était un civil. Toutefois, des forces d’occupation ne sont pas fondées à présumer que telle ou telle personne est un combattant, ou pose une menace mortelle, mais doivent prendre toutes les précautions pour distinguer entre cibles civiles et militaires. Les meurtres commis sans discernement et l’utilisation sans discernement de la force contre des civils sont interdits en droit international.
Meurtre dans la rue Yablunska
Le 5 mars, à l’extrémité nord-est de la rue Yablunska, un homme qui a souhaité garder l’anonymat et son gendre, Roman, étaient cachés dans leur sous-sol avec leur famille à cause de l’intensité des tirs d’artillerie et des fusillades dans le secteur. Vers 16h30, a raconté cet homme, quand les tirs se sont calmés, ils ont ouvert leur portail pour évaluer les dégâts. Alors que Roman sortait de la cour, son beau-père a entendu un bruit sourd et a vu Roman tomber au sol. « Je me suis approché de lui et lui ai demandé si cela allait, et il s’est mis à gémir », a dit cet homme. « Et j’ai vu que tout le côté gauche de son manteau était arraché. »
Avec l’aide d’un autre membre de la famille, il a immédiatement transporté Roman dans la maison. La belle-sœur de Roman, Tetiana, a déclaré qu’ils avaient vainement essayé d’appeler un hôpital et les forces de défense territoriale ukrainiennes pour demander de l’aide. Roman a souffert toute la nuit et est mort le lendemain matin vers 8h00. La famille l’a enterré dans une fosse peu profonde dans leur cour. Les autorités locales ont enlevé le corps le 6 avril.
Blessé par balle alors qu’il fumait dans son appartement
Un habitant de Boutcha, Nikolaii, a affirmé que les forces russes avaient tiré sur lui et sur trois membres de sa famille vers 16h00 le 7 mars, alors qu’ils étaient sur le balcon de leur appartement situé au sixième étage, où ils étaient sortis pour fumer. Nikolaii et sa sœur, Iushenko Iryna, ont indiqué qu’un projectile avait transpercé le vitrage du balcon situé sur le mur extérieur de cet immeuble orienté au nord-est et avait frappé le mari d’Iryna, Vasyl Yushenko, 32 ans, juste au moment où il allait allumer sa cigarette. La balle lui a traversé la gorge et a poursuivi sa course dans la pièce menant au balcon, où deux enfants étaient assis.
La famille a immédiatement tiré Vasyl hors de portée du vitrage entourant le balcon, a indiqué Nikolaii. Quelques minutes plus tard, un autre tir a frappé le vitrage à moins de 10 centimètres du premier impact. La seconde balle est allée se loger dans une armoire en bois située dans la pièce menant au balcon. Un voisin a prodigué les premiers soins d’urgence à Vasyl et a réussi à lui sauver la vie, a déclaré Iryna. Le lendemain, Nikolaii, Iryna et deux voisins ont placé Vasyl dans une brouette et l’ont emmené à l’hôpital, situé à 2,5 kilomètres. Par la suite, il a été évacué vers Kiev, où il a été opéré à deux reprises, puis remis à sa famille.
Human Rights Watch a visité l’appartement de Nikolaii le 6 avril et a observé les deux impacts de balle dans le vitrage entourant le balcon, des taches de sang sur le sol et sur la fenêtre derrière l’endroit où se tenait Vasyl, selon Nikolaii, ce qui semblait être des restes de tissus humains et deux impacts de balle de petit calibre dans l’armoire et dans le mur de la pièce menant au balcon. Compte tenu des impacts de balle dans le vitrage, dans l’armoire et dans le mur, les tirs ont été effectués d’une position située au nord-est de l’immeuble. Le fait que les deux balles aient frappé presque au même endroit indique qu’il ne s’agissait pas de balles perdues mais que les forces russes avaient visé les personnes dont elles voyaient les silhouettes à travers le vitrage du balcon.
Tué par balles en allant chercher de la nourriture
Le 20 mars, les forces russes ont tué par balles Artem, 37 ans, dans son garage, où il était apparemment allé chercher des bocaux de nourriture, après être sorti du sous-sol de son appartement où il s’était abrité en compagnie de voisins. Une voisine d’Artem, Svitlana Nechypurenko, a déclaré qu’elle avait vu deux militaires russes près du garage d’Artem, juste au sud de la rue Yablunska, de la fenêtre de son appartement du huitième étage. « Je les ai vus ouvrir l’un des garages, là-bas, celui avec deux tuyaux de ventilation », a-t-elle dit, pointant le doigt dans la direction du garage. « Ils ont ouvert la porte, ont tiré et ont immédiatement refermé la porte et continué dans la même direction. J’ai entendu deux tirs. » Des habitants ont présumé que les forces russes avaient simplement ouvert la porte du garage, parce qu’ils ont vu qu’elle n’était pas verrouillée, et ont alors tiré sur quiconque se trouvait à l’intérieur.
Un autre voisin, Andrii, a déclaré qu’il était allé dans le garage et avait découvert le corps d’Artem le 20 mars. Il gisait sur le dos, un bocal brisé d’Adjika, une sauce épicée, à ses pieds, de la sauce couvrant ses jambes. Andrii a par la suite enterré le cadavre d’Artem derrière le garage.
Avant l’invasion russe, Artem avait travaillé sur une base militaire, peignant des véhicules pour l’armée ukrainienne, mais il avait passé les 15 jours précédents sa mort abrité dans son sous-sol, a déclaré Andrii. Nechypurenko, qui partageait ce refuge avec Artem, a déclaré qu’Artem avait régulièrement fourni de la nourriture provenant de ses réserves à ses compagnons dans l’abri pendant l’occupation.
Meurtre près de la rue Yablunska
Dans la soirée du 12 mars, les soldats russes ont tué par balles Ilia Navalnyi, 61 ans, près d’un immeuble résidentiel dans la rue Yablunska, alors qu’il quittait le domicile de son ami Alexii, 71 ans. Alexii n’a pas été témoin du meurtre, mais lui et un autre habitant de l’immeuble ont déclaré que, juste avant le meurtre, ils avaient vu un soldat russe devant l’immeuble, tirant avec son arme à travers la cour. Le lendemain matin, un autre voisin a découvert le corps d’Ilia, a indiqué Alexii. Quand Alexii s’est rendu sur place, à environ 15 mètres de l’entrée de son immeuble, il a trouvé les pages des papiers d’identité nationale d’Ilia déchirées et éparpillées sur le sol autour du cadavre.
Meurtre d’un homme âgé
Deux habitants de Boutcha, Mykola et Serhii B., interrogés séparément, ont tous deux affirmé que vers le 8 mars, ils avaient vu le corps d’un homme âgé étendu sur le côté près de son déambulateur, à proximité d’un monument à la mémoire de soldats soviétiques à l’intersection des rues de la Nouvelle autoroute et Vokzalna. Les deux hommes ont indiqué qu’il semblait avoir été abattu. Human Rights Watch a inspecté l’endroit et a constaté des dommages très importants aux immeubles environnants, des véhicules endommagés et des marques de passage de véhicules autour du monument, ce qui indique que c’était probablement une zone où les forces russes avaient manœuvré. L’identité de cet homme et les circonstances de sa mort demeurent non élucidées.
Un homme tué et une fillette blessée rue Yablunska
Aux alentours du 5 mars, les forces russes ont tué par balles Volodymyr Rubailo, et gravement blessé à un bras une fillette de 9 ans qui l’accompagnait, alors qu’ils fuyaient devant les forces russes dans la rue Yablunska. Rubailo est mort apparemment devant un immeuble résidentiel.
Deux témoins, interrogés séparément, ont déclaré que des voisins avaient emmené la fillette au sous-sol d’un immeuble voisin, où ils ont tenté de soigner ses blessures. Victoria, infirmière des urgences qui vit dans une maison proche de cet immeuble, est venue s’occuper d’elle deux jours plus tard, alors que l’état de la fillette s’aggravait. Victoria a déclaré que les tissus de l’épaule de la fillette présentaient déjà des nécroses et qu’elle a dû être ultérieurement amputée du bras à l’hôpital. Human Rights Watch n’a pas pu identifier cette fillette, ni vérifier cette affirmation.
Human Rights Watch, accompagné d’un autre voisin, Oleksii, 71 ans, a visité le 5 avril le lieu où Rubailo et la fillette ont été atteints par les balles et a observé deux grandes taches de sang sur le sol a environ 5 mètres l’une de l’autre.
Un homme porté disparu découvert mort ultérieurement
Un habitant de Boutcha, Oleh, 33 ans, a été signalé comme disparu le 19 mars, a déclaré Luda, une voisine. Douze jours plus tard, après le retrait des forces russes, des résidents ont découvert son cadavre sous une pile de plaques métalliques, à quelques mètres de son immeuble, a-t-elle dit.
Human Rights Watch a visité le site où son corps est réputé avoir été retrouvé et a observé une grande tache de sang. Elle se trouvait à une dizaine de mètres de la maison où le commandant d’une des unités militaires russes aurait résidé, selon des habitants du secteur. Human Rights Watch a visité cet immeuble et y a trouvé des tenues de camouflage russes et des paquets de rations. Des images satellite recueillies le 11 mars montrent un véhicule militaire garé sur le site où le corps d’Oleh a été retrouvé.
Human Rights Watch n’a pas pu établir depuis combien de temps le cadavre d’Oleh se trouvait là quand il a été trouvé, mais la grande quantité de sang sur le site indique soit qu’il a été tué sur place, soit qu’il a été placé là alors qu’il était grièvement blessé. La présence constante de forces russes dans ce secteur signifie qu’elles étaient très probablement au courant du meurtre. On ignore si les forces russes ont fait la moindre tentative de localiser la famille d’Oleh, mais un habitant interrogé a affirmé que la femme d’Oleh n’avait appris sa mort qu’après le départ des troupes russes et la découverte de son corps par des habitants.
Des véhicules blindés russes tirent sur une cycliste et la tuent
Iryna, l’épouse d’Oleh Abramov, qui a été tué le 5 mars, a déclaré qu’elle avait vu le corps d’une femme gisant à côté d’une bicyclette à quelques mètres de leur portail, juste après que les forces russes eurent abattu son mari et lui eurent ordonné de marcher vers le sud-est dans la rue Yablunska.
La femme à la bicyclette est très probablement la même personne que celle dont la mort a été saisie sur une vidéo aérienne qui a été affichée sur Telegram le 5 avril. Cette vidéo, analysée par le New York Times, montre une cycliste qui descend de sa bicyclette en tournant dans la rue Yablunska, avant de se faire tirer dessus par deux engins blindés russes. Au moins 19 véhicules militaires sont déployés dans la rue Yablunska et dans les rues parallèles.
L’analyse d’images satellite indique que la vidéo aérienne a été prise entre le 28 février et le 9 mars. Des images satellite du 28 février montrent des engins blindés détruits qui sont également visibles sur la vidéo, tandis que des images du 9 mars montrent des maisons détruites qui sont encore intactes sur la vidéo.
Mines antipersonnel déclenchées par les victimes et pièges explosifs
Human Rights Watch s’est entretenu avec le chef de l’unité de déminage du gouvernement ukrainien pour la région de Boutcha, le lieutenant-colonel Roman Shutylo, et avec le commandant d’une brigade anti-chars qui aidait au déminage à Boutcha, Ihor Ostrovsky. Tous deux ont affirmé que des pièges explosifs déclenchables par les victimes avaient été utilisés dans la ville. Shutylo a indiqué que le 8 avril, les démineurs avaient découvert deux cadavres sur lesquels avaient été placés des pièges explosifs déclenchables par les victimes. Au total, ils ont trouvé 20 pièges explosifs et mines anti-personnel, y compris du type de celles qui sont équipées de grenades à fragmentation F-1 et RGD-5, ainsi que des mines MON-50, MON-100 et OZM-72.
Ostrovsky a partagé une vidéo d’un engin explosif attaché à un câble, dont il a affirmé qu’il avait été trouvé dans une cour à Boutcha, et qui avait été configuré pour exploser quand une tension suffisante serait exercée sur le câble. L’équipe de déminage a déclaré avoir découvert au moins un engin similaire dans un immeuble que les troupes russes avaient occupé. Un troisième démineur à Boutcha a montré à Human Rights Watch sur son téléphone une photo qu’il avait prise d’un des deux pièges explosifs improvisés découverts par son équipe à Boutcha.
La Convention sur les mines antipersonnel de 1997, interdit totalement l’emploi, la production, le stockage et le transfert des mines antipersonnel et d’autres engins tels que les pièges explosifs déclenchés par les victimes. L’Ukraine a signé cette convention en 1999 et l’a ratifiée en 2006, mais la Russie n’est pas parmi les 164 pays qui y ont adhéré.
Actes de pillage par des soldats russes
Human Rights Watch a trouvé des preuves, dans plusieurs endroits de Boutcha, que les militaires russes ont utilisé et endommagé des habitations, dont certaines qu’ils avaient occupées, et ont également confisqué des provisions, des biens ménagers et d’autres biens personnels, y compris des objets de valeur comme des appareils électroménagers, des postes de télévision et des bijoux. Un homme a déclaré que des soldats russes avaient pénétré par effraction dans son domicile et dans celui de son voisin et les avaient pillés après qu’ils eurent fui la ville. Dans ces deux maisons, Human Rights Watch a vu des équipements russes et des bandages ensanglantés, et a constaté des dommages subis par les deux propriétés.
Denys a affirmé avoir assisté au chargement de biens personnels dans des véhicules militaires au moment où les forces russes quittaient son quartier le 31 mars. « Je regardais dehors pour voir si je pouvais repérer mes biens personnels ou ceux de mes voisins alors qu’elles s’en allaient », a-t-il dit. Il a ajouté que les forces russes qui avaient pénétré chez lui avaient utilisé une meule pour ouvrir son coffre-fort où il conservait des documents importants, et qu’elles avaient aussi endommagé de nombreux autres objets dans sa maison.
Tarasevych, qui habitait dans un autre quartier, a pris une photo le 21 mars, que Human Rights Watch a pu consulter, et qui montre un véhicule russe chargé de marchandises, parmi lesquelles des biens personnels des habitants, tandis que les soldats quittaient l’immeuble résidentiel qu’ils avaient occupé. Tarasevych a affirmé que lorsqu’un autre groupe de militaires russes a quitté le même immeuble le 31 mars vers 5h00 du matin, ils ont également emporté des biens personnels saisis dans les appartements qu’ils avaient occupés. « J’ai vu des camions remplis de grands sacs civils et il était évident que ce n’était pas de l’équipement militaire », a-t-il dit. Human Rights Watch est au courant de l’existence d’enregistrements présumés de conversations interceptées entre soldats russes, dans lesquelles ils semblent discuter d’articles de luxe qu’ils ont volés et veulent rapporter chez eux, mais n’a pas été en mesure d’en vérifier l’authenticité.
Forces russes mettant en danger les civils à Boutcha
Sur la base d’entretiens avec des habitants, de l’analyse d’images satellite et de l’inspection de sites, Human Rights Watch a pu retracer les positions des forces russes à divers stades de leur occupation de Boutcha. Human Rights Watch a entendu dire que les militaires russes avaient ordonné aux civils ukrainiens de rester dans leurs immeubles résidentiels, mais avaient ensuite posté leurs personnels et leurs équipements à proximité de ces immeubles durant leur occupation, manquant ainsi à leur responsabilité de prendre toutes les précautions possibles pour minimiser les dommages subis par les civils et les biens civils.
Des images satellite recueillies le 19 mars montrent au moins deux véhicules militaires garés dans les rues adjacentes d’un immeuble résidentiel à 350 mètres au nord de la rue Yablunska. Des images satellite recueillies le 31 mars montrent des traces laissées par les chenilles de véhicules sur la chaussée tout autour, ce qui est indicatif du passage régulier de véhicules militaires russes dans ce secteur. Cela est cohérent avec les vidéos et les photos présentées par Tarasevych. Il a pris des photos et des vidéos de personnels russes, de leurs véhicules militaires et de leur équipement, à de multiples reprises lors de leur occupation. Les forces russes ont également installé un mortier de 82 millimètres à une vingtaine de mètres d’habitations civiles le long de la rue Sadova.
Human Rights Watch a également constaté que les forces russes avaient occupé deux écoles à Boutcha. Dans l’une d’elles, Human Rights Watch a trouvé de nombreuses preuves que les forces russes l’avaient utilisée comme position de tir pour son artillerie.
La Déclaration sur la sécurité dans les écoles, à laquelle l’Ukraine et 113 autres pays ont adhéré mais pas la Russie, affirme que les pays ne doivent pas utiliser des établissements d’enseignement à des fins militaires et doivent prendre toutes les mesures pour protéger l’éducation contre les attaques.
Préservation des preuves
Du 4 au 10 avril, Human Rights Watch a eu accès à des sites où des preuves de la commission apparente de crimes de guerre subsistaient après le retrait des forces russes, et a été présente de manière intermittente lors de la récupération d’éléments de preuve à Boutcha, notamment lors de l’exhumation de corps humains d’une fosse commune située à proximité de l’église Saint-André et Toussaint.
Le 4 avril, les autorités ont retiré les corps de cinq hommes, qui semblent avoir été exécutés par les forces russes, du sous-sol d’un des dortoirs d’un camp pour enfants situé au 123 de la rue Vokzalna. Human Rights Watch, ainsi que des dizaines de membres de médias, a été autorisé à accéder à ce site avant le retrait des corps, mais ignore quelles mesures avaient été prises pour enregistrer et préserver les éléments de preuve physiques sur le site avant l’octroi des autorisations d’accès. Quand les autorités ont enlevé les corps, elles les ont placés dans la cour dans des sacs mortuaires ouverts. Des responsables ont alors coupé devant les médias les cordelettes en plastique qui liaient les poignets de quatre de ces hommes, jetant les cordelettes au sol. Celles-ci ont été ultérieurement enlevées.
Pendant au moins une semaine après le retrait des forces russes, des cadavres sont restés éparpillés dans les rues et dans divers autres lieux, tandis que d’autres étaient enterrés à la hâte dans des tombes rudimentaires. Des éléments de preuve physiques, tels que des vêtements et effets personnels ensanglantés, étaient toujours sur les sites quand les corps ont été récupérés. D’autres preuves possibles, telles que des douilles de balles, jonchaient les rues de Boutcha. Human Rights Watch ignore quelles mesures ont été prises par les autorités pour préserver ces éléments.
Le 8 avril, les autorités ont commencé à exhumer des corps d’une fosse commune située près de l’église Saint-André et Toussaint. Human Rights Watch a observé ces exhumations les 8 et 10 avril et a constaté que les autorités portaient des vêtements de protection et se livraient à un travail de documentation en prenant des photos et des vidéos des corps pendant tout le processus, enregistrant des informations sur chacun des corps avant de les retirer du site.
Les éléments de preuve physiques seront très précieux dans le cadre de futures poursuites judiciaires pour crimes de guerre, s’ils sont bien documentés et préservés le plus tôt possible après la commission des crimes présumés, ce qui limite les possibilités que les preuves soient endommagées ou détruites. En plus de donner la priorité aux efforts visant à documenter et préserver les éléments de preuve physiques à Boutcha et dans d’autres lieux, les autorités ukrainiennes et leurs partenaires internationaux devraient s’efforcer de se doter de systèmes robustes de stockage et d’organisation des preuves. Des efforts devraient également être faits pour renforcer la coordination entre les différents acteurs soutenant l’ouverture d’enquêtes nationales, régionales et internationales.
Soutien aux efforts visant à faire rendre des comptes
Diverses juridictions nationales et internationales ont d’ores et déjà ouvert des enquêtes sur l’apparente commission de crimes de guerre et d’autres crimes graves en Ukraine, notamment les autorités ukrainiennes, la CPI et des pays tiers comme l’Allemagne, se basant sur le principe de la compétence universelle des tribunaux locaux. Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a également créé une Commission d’enquête sur les graves violations des droits humains et du droit international humanitaire en Ukraine, dont les travaux pourraient constituer un apport important aux efforts de la CPI et des autres autorités judiciaires.
Afin de soutenir ces efforts visant à l’établissement des responsabilités, l’Ukraine devrait ratifier d’urgence le traité fondateur de la CPI et devenir officiellement membre de la Cour. Les organisations de la société civile nationales et internationales exhortent depuis des années les autorités ukrainiennes à rejoindre la Cour. L’Ukraine n’est pas membre de la CPI mais elle a accepté la compétence de la Cour à propos de crimes présumés commis sur son territoire depuis novembre 2013. Le 2 mars 2022, un groupe de pays membres de la CPI a saisi le procureur de la Cour, Karim Khan, de la situation en Ukraine, suggérant l’ouverture d’une enquête. Après réception de cette saisine, Khan a annoncé que son bureau ouvrirait immédiatement une enquête et a, depuis lors, effectué une visite en Ukraine.
Une loi nationale alignant la législation ukrainienne sur le droit international est également nécessaire pour renforcer la capacité des autorités nationales d’élaborer le cadre juridique nécessaire pour soutenir la conduite effective d’une enquête nationale et l’engagement de poursuites contre les auteurs de crimes internationaux. L’absence d’une telle législation a constitué jusqu’à présent l’un des principaux obstacles aux efforts nationaux visant à l’établissement des responsabilités. Un projet de loi adopté par le parlement ukrainien le 20 mai 2021 pourrait aider les autorités à poursuivre en Ukraine les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Toutefois, il n’a pas pris force de loi car il n’a pas été ratifié par le président ukrainien et on ignore quel est son statut actuel.
Méthodologie
Human Rights Watch s’est rendu pour la première fois à Boutcha le 4 avril, accompagnant des journalistes lors d’une visite organisée pour les médias comme l’exigeait le gouvernement ukrainien pour autoriser l’accès à cette zone, pour des raisons de sécurité. Lors de cette visite, le groupe a été emmené voir un camp pour enfants où cinq cadavres gisaient dans la cave d’un immeuble qui était sous la garde de la police. Human Rights Watch a pu visiter de nombreux sites aux alentours de la rue Yablunska, sans supervision.
Du 5 au 10 avril, Human Rights Watch a pu travailler seul et sans entraves à Boutcha, visitant des sites et s’entretenant avec des témoins, des victimes et des responsables locaux. Lors de cette période et après, Human Rights Watch a également pu analyser des images satellite et des photos et vidéos fournies directement par des témoins et des victimes, ainsi que d’autres qui avaient été affichées en ligne.
Les entretiens ont eu lieu en ukrainien avec l’aide d’un interprète. De nombreuses personnes avec qui Human Rights Watch s’est entretenu ont souhaité garder l’anonymat ou n’être désignées que par leur prénom, pour des raisons de sécurité. Aucun avantage en nature ou somme d’argent n’ont été offerts ou fournis aux personnes interrogées.
Human Rights Watch avait commencé à effectuer des recherches sur les incidents survenus à Boutcha et aux alentours vers le 7 mars, alors que les forces russes occupaient encore ce secteur, grâce à des entretiens par téléphone et à des entretiens directs avec des personnes qui avaient réussi à fuir la région.
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