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Ukraine : Les forces russes devraient permettre le départ sûr des habitants de Marioupol

Les civils ayant pu fuir ont décrit des conditions extrêmement dures depuis le début de l’offensive russe

Ganna Kotelnikova, une anesthésiste ukrainienne, et deux membres de sa famille photographiés dans un sous-sol à Marioupol, dans l’est de l’Ukraine, le 7 mars 2022. Sur leur table se trouvaient des boîtes de conserve, ainsi qu’une radio qu’ils tentaient d’écouter. Seules quelques stations aux ondes moyennes pouvaient encore diffuser des signaux accessibles. © Ganna Kotelnikova

(Lviv, le 21 mars 2022) - Trente-deux civils qui ont pu fuir la ville assiégée de Marioupol, dans le sud-est de l’Ukraine, ont raconté à Human Rights Watch comment ils ont lutté pour survivre par des températures glaciales alors que les forces russes attaquaient la ville sans relâche. Ces personnes, qui ont fui Marioupol la semaine dernière, ont décrit des hommes, des femmes et des enfants s’abritant dans des sous-sols avec peu ou pas d’accès à l’eau courante, à l’électricité, au chauffage, aux soins médicaux ou aux services de téléphonie mobile depuis le début du siège, le 2 mars 2022.

Les forces russes qui assiègent Marioupol devraient immédiatement s’assurer que les civils de Marioupol ne se voient pas refuser l’accès aux biens essentiels à leur survie, tels que l’eau, la nourriture et les médicaments, et devraient faciliter et sécuriser les déplacements vers les zones contrôlées par les forces ukrainiennes pour les civils qui choisissent de quitter la ville.

« Des habitants de Marioupol ont décrit un enfer glacial, avec des rues jonchées de cadavres et de décombres d’immeubles détruits », a déclaré Belkis Wille, chercheuse senior auprès de la division Crises et conflits de Human Rights Watch. « Si les plus chanceux ont pu s’échapper, ils ont laissé derrière eux des milliers de personnes coupées du monde dans une ville assiégée. »

Le nombre total de morts à Marioupol reste inconnu. Petro Andryushchenko, un adjoint au maire de la ville, a déclaré à Human Rights Watch le 20 mars que plus de 3 000 civils pourraient avoir péri depuis le début des combats, précisant que le bilan exact était encore inconnu. Les autorités locales ont signalé qu’au moins 80 % des bâtiments résidentiels de la ville avaient été endommagés ou détruits. Human Rights Watch n’a pas été en mesure de vérifier ces chiffres, ni d’évaluer combien de personnes tuées étaient des civils.

Les 16 et 17 mars, Human Rights Watch a directement interrogé 30 habitants de Marioupol dans un centre d’enregistrement improvisé à Zaporijia, une ville située à environ 220 kilomètres au nord-ouest de Marioupol. Ils faisaient partie d’un groupe de plusieurs milliers d’habitants de Marioupol qui ont fui la ville les 15 et 16 mars dans des convois de voitures privées qu’ils avaient personnellement organisés, avec des trajets qui ont duré entre 24 et 72 heures. Human Rights Watch a également interrogé un couple de Zaporijia qui attendait que ses deux enfants arrivent de Marioupol. Rien que le 16 mars, au moins 3200 personnes sont arrivées de Marioupol à Zaporijia selon deux responsables locaux affectés au centre d’enregistrement. Human Rights Watch s’est entretenu par téléphone avec deux autres habitants de Marioupol qui ont réussi à quitter la ville.

« Les deux dernières semaines ont tout simplement été épouvantables », a déclaré à Human Rights Watch un directeur d’école de Marioupol. « Nous sommes partis parce que notre ville n’existe plus. » Une femme de 32 ans qui a fui à Zaporijia avec ses trois enfants a déclaré que lorsqu’ils étaient partis, leur maison de Marioupol était tellement endommagée qu’elle ressemblait à une passoire, percée de trous causés par des attaques continuelles. Une femme de 64 ans a déclaré : « Je pense que ceux qui restent vont se faire tuer ou mourir de faim. Nous n’avons nulle part où revenir. »

Marioupol est une ville côtière située entre deux régions actuellement sous le contrôle effectif des forces russes. Depuis le 2 mars environ, les forces russes ont complètement encerclé la ville et bloqué le port. Des informations publiées ces derniers jours font état de combats dans le centre-ville, et de nombreux habitants qui ont fui ont déclaré avoir vu des soldats et des équipements militaires russes et ukrainiens dans les quartiers d’où ils venaient. Petro Andryushchenko a déclaré à Human Rights Watch que le 20 mars, au moins 200 000 personnes se trouvaient encore dans cette ville, qui comptait environ 400 000 habitants avant la guerre.

Les habitants qui se sont échappés ont déclaré que des hôpitaux, des écoles, des magasins et d’innombrables maisons avaient été endommagés ou détruits par les bombardements. Beaucoup ont indiqué que des membres de leur famille ou des voisins avaient été gravement blessés, parfois mortellement, par des éclats métalliques d’explosifs et qu’ils avaient vu des cadavres joncher les routes lorsqu’ils s’aventuraient pour aller chercher de l’eau ou de la nourriture, ou pour trouver du réseau pour leur téléphone portable.

L’impossibilité de communiquer avec les parents et amis ou avec le monde extérieur a constitué un véritable défi pour ces habitants de Marioupol. Presque toutes les tours de téléphonie mobile ont cessé d’émettre un signal dès le 2 mars et le réseau émettait encore faiblement dans certains endroits seulement. Une graphiste a raconté qu’elle marchait tous les jours deux kilomètres et demi et autant pour rentrer jusqu’à une tour de téléphonie mobile à Kyivstar pour trouver du réseau et qu’elle était obligée de se baisser chaque fois qu’un avion la survolait.

Toutes les personnes interrogées ont souligné que le manque d’informations causé par les coupures des télécommunications et de l’électricité avait considérablement compliqué la tâche des personnes désireuses d’évacuer la ville en toute sécurité.

Les personnes interrogées ont décrit leur séjour dans des sous-sols des jours durant, dans des conditions de promiscuité et d’insalubrité, sans pouvoir se doucher, avec peu à boire ou à manger. Une femme a déclaré être restée deux semaines dans un sous-sol d’environ 300 mètres carrés avec au moins 80 autres personnes ; un homme a dit être resté terré avec 50 personnes dans un sous-sol de 50 mètres carrés ; et un autre avec 18 personnes dans un sous-sol de 10 mètres carrés.

Les personnes âgées et les personnes handicapées ont décrit les difficultés supplémentaires auxquelles elles ont été confrontées : incapables de se mettre à l’abri dans leurs sous-sols, elles sont restées assises dans leurs appartements aux fenêtres soufflées, les murs vibrant à chaque nouvelle attaque. Un homme de 82 ans resté dans son appartement du sixième étage depuis le début des attaques a raconté qu’il se distrayait en nettoyant les éclats de verre qui jonchaient le sol : « Je tremblais lorsque les bombes tombaient. Les murs tremblaient et j’avais peur que l’immeuble s’effondre. Mais j’ai passé mes journées à nettoyer les tessons de verre. Je ne faisais que nettoyer, il fallait bien que je m’occupe d’une manière ou d’une autre. C’était inutile, mais c’était tout ce que je pouvais faire pour m’occuper. »

Le 9 mars, les forces russes ont attaqué un complexe hospitalier à Marioupol. Ils auraient blessé au moins 17 civils, dont du personnel médical et des femmes enceintes. Une femme enceinte aurait succombé à ses blessures après avoir été transférée dans un autre hôpital après l’attaque. Human Rights Watch a vérifié et analysé 7 vidéos et 10 photographies montrant les conséquences de cette attaque, notamment la destruction de l’intégralité de la façade de l’hôpital pour enfants, des marques apparentes de fragmentation sur la façade de la maternité voisine, et un large cratère d’impact provenant de la détonation d’une munition larguée par un avion dans la partie sud de la cour. La Russie a par la suite confirmé qu’elle avait visé l’hôpital, alléguant que les forces ukrainiennes l’occupaient et qu’elles avaient averti les civils qui se trouvaient à l’intérieur de quitter les lieux. Human Rights Watch n’a pas été en mesure de vérifier ces informations.

Le 16 mars, un théâtre de Marioupol qui abritait au moins 500 personnes a été attaqué. Sur les images satellite du théâtre datant du 14 mars, le mot russe pour « enfants », écrit en grand en écriture cyrillique, est clairement visible sur le sol, à l’avant et à l’arrière du théâtre. Une mère et son fils, qui s’étaient abrités dans le théâtre pendant deux semaines, ont déclaré que des centaines de personnes s’y trouvaient encore lorsqu’ils l’ont quitté le 16 mars à 9 heures, quelques heures avant l’attaque. Selon les autorités locales, la plupart des personnes réfugiées dans le théâtre ont réussi à survivre en se cachant au sous-sol. Le ministère russe de la Défense a nié avoir mené l’attaque et rejeté la responsabilité sur les forces soutenues par le gouvernement ukrainien.

Le 4 mars, les forces russes et ukrainiennes auraient accepté les termes d’un cessez-le-feu temporaire et la création d’un couloir humanitaire pour permettre aux civils d’évacuer Mariupol en toute sécurité. Au moins sept tentatives d’appliquer l’accord et de faciliter les évacuations ont échoué, le cessez-le-feu ayant été rompu à chaque fois.

Selon Kirill Timoshenko, directeur adjoint du cabinet du président ukrainien, au moins 9 000 habitants de Mariupol ont réussi à fuir vers Zaporijia en empruntant un couloir humanitaire qui avait fait l’objet d’un accord les jours précédents. Cependant, l’adjoint au maire de la ville, Petro Andryushchenko, a déclaré que cet accord ne couvrait qu’un unique couloir entre Zaporijia et la ville de Berdyansk, contrôlée par les Russes, à 65 kilomètres au sud-ouest de Marioupol. Il a ajouté que la route entre Marioupol et Berdyansk était toujours en proie à de violents combats et que les civils n’avaient pas reçu de garantie spécifique concernant l’existence d’un couloir humanitaire ou d’un passage sécurisé sur ce tronçon. 

Par ailleurs, les autorités locales de Marioupol ont indiqué le 19 mars que les forces russes avaient forcé « 4 000 à 4 500 habitants de Marioupol » à traverser la frontière vers le sud-ouest de la Russie. Le ministère russe de la Défense a annoncé le 20 mars que près de 60 000 habitants de Marioupol avaient été « évacués vers la Russie » au cours des trois derniers jours, et que les habitants de Marioupol pouvaient « choisir volontairement » le couloir à emprunter ou faire le choix de rester en ville. Human Rights Watch n’a pas été en mesure de vérifier ces informations. Si les habitants de Marioupol ont été transférés de force vers la Russie, cela pourrait constituer un crime de guerre. Selon le droit international humanitaire, le transfert de civils, qu’il soit individuel ou en masse, n’est pas volontaire, et est donc interdit, simplement parce que le civil y consent. Un transfert peut être forcé quand une personne se porte volontaire parce qu’elle agit par crainte, si elle reste, de conséquences telles que la violence, la contrainte ou la détention, et que la puissance occupante profite d’un environnement coercitif pour effectuer le transfert.

La Russie et l’Ukraine ont l’obligation de garantir l’accès de l’aide humanitaire aux civils et de prendre toutes les mesures possibles pour permettre à la population civile d’évacuer en toute sécurité, si elle le souhaite, qu’un accord visant à établir des couloirs humanitaires soit mis en œuvre ou non. Il est interdit à la Russie de demander par la force aux civils, individuellement ou en masse, d’évacuer vers des lieux situés en Russie ou dans d’autres pays, comme le Bélarus.  

Le recours aux armes explosives à large champ d’impact dans des zones peuplées augmente les craintes que soient menées des attaques illégales, sans discernement et de manière disproportionnée. Ces armes ont un long rayon de puissance destructrice, sont intrinsèquement imprécises ou dispersent de multiples sous-munitions simultanément. Cela inclut l’usage de projectiles de gros calibre non guidés et non suivis, ainsi que les bombes larguées par l’aviation. Le recours à ces armes devrait être évité dans les zones peuplées.

La Cour pénale internationale, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, qui a voté pour la création d’une Commission d’enquête, ainsi que d’autres juridictions compétentes devraient enquêter sur les éventuels crimes de guerre commis à Marioupol en vue de poursuivre les principaux responsables, a déclaré Human Rights Watch.

« Les nouvelles des récentes évacuations ont redonné à tous ceux qui ont pu s’échapper de Marioupol et ont laissé derrière eux amis et famille l’espoir que ceux qu’ils aiment pourront sortir vivants de la ville », a déclaré Belkis Wille. « Les forces russes et ukrainiennes devraient d’urgence faire le nécessaire pour protéger les civils restés à Marioupol et permettre à ceux qui veulent quitter la ville assiégée de le faire en toute sécurité. »

Informations complémentaires

 
Témoignages d’habitants de Marioupol

Les personnes interrogées ne sont pas identifiées par leur nom ou ne sont identifiées que par leur prénom pour leur protection.

Armes explosives à large champ d’impact

Les 32 habitants de Marioupol interrogés par Human Rights Watch ont tous décrit des périodes d’attaques soutenues à l’arme explosive, avec un degré d’intensité croissant entre le début des combats le 24 février jusqu’au moment où ils ont fui la ville. Des témoins ont décrit des attaques qui ont tué et blessé leurs voisins alors qu’ils cherchaient refuge dans leurs maisons, préparaient de la nourriture ou allaient chercher de l’eau, les projetant hors des bâtisses et les transperçant d’éclats. Les attaques ont non seulement détruit et endommagé des maisons, mais aussi des entreprises et des infrastructures civiles essentielles, telles que des hôpitaux et des écoles, faisant s’effondrer et mettant le feu à plusieurs bâtiments dans de nombreux quartiers de la ville. Les descriptions des attaques et de leurs effets sont cohérentes avec l’utilisation d’armes explosives à large champ d’impact.

Serhii, un inspecteur des transports maritimes, a déclaré qu’il se trouvait sur le balcon de l’appartement de son père quand une détonation a catapulté un homme par la fenêtre de l’immeuble voisin pour le projeter au sol à l’extérieur et le tuer sur le coup. La même attaque a déclenché un incendie dans l’une des cages d’escalier de l’immeuble de son père. « Nous ignorons s’il y a des victimes, car cette partie de l’immeuble s’est effondrée et personne ne pouvait aller explorer les décombres à cause des bombardements à répétition », a-t-il raconté. Plusieurs jours après cet incident, il a déclaré : « Je sortais de l’immeuble en portant de l’eau, et j’ai vu le corps [d’un voisin]... Son cadavre était là, par terre, avec ses intestins qui lui sortaient du ventre. »

Plusieurs habitants ont décrit des attaques qui ont tué ou blessé des personnes qui étaient sorties juste pour aller chercher le peu de nourriture encore disponible, ou pour aller chercher de l’eau dans les rivières ou aux sources voisines.

Un homme a raconté comment trois femmes qui étaient sorties acheter du pain ont été prise sous le feu d’une attaque qui a tué l’une d’elles en lui arrachant les mains, et gravement blessé les deux autres. Il a raconté qu’il avait accompagné l’une d’entre elles, gravement blessée à l’estomac, à l’hôpital, quand il est tombé sur des soldats ukrainiens qui lui ont dit qu’ils l’emmèneraient se faire soigner.

Un homme de 37 ans a décrit comment son voisin a été tué. « Le 8 mars, une attaque a eu lieu pendant qu’un jeune homme de notre immeuble était dehors et tentait d’allumer un feu pour cuisiner », a-t-il raconté. « Il a été transpercé par des fragments de métal. Il a été touché au cœur et il est mort. À cause des attaques incessantes, sa famille n’a pas encore pu l’enterrer. Son corps est resté dehors, dans une camionnette. »

Un médecin de Marioupol a déclaré que l’hôpital où elle travaillait avait été endommagé lors d’une attaque le 10 mars. L’hôpital était fermé depuis le 24 février. Un directeur d’école a déclaré que deux munitions avaient explosé dans la cour de son école le 15 mars. « Beaucoup de fenêtres ont été brisées, » a-t-il expliqué, en ajoutant que des dizaines d’autres écoles de la ville avaient également été endommagées.

Accès à l’eau et à l’assainissement

Toutes les personnes interrogées ont déclaré que l’eau courante avait été coupée dans la ville le 2 mars ou autour de cette date, et qu’elles n’avaient pas pu se doucher depuis. Pour obtenir de l’eau potable ou non potable, ils faisaient la queue jusqu’à six heures durant pour accéder aux sources d’eau fraîche et aux camions citernes de la ville, faisaient fondre de la neige, recueillaient des seaux d’eau de pluie ou extrayaient l’eau des systèmes de chauffage de leurs immeubles.

Un homme, Valery, a raconté que le 8 mars, Journée internationale de la Femme, les hommes qui s’étaient réfugiés dans son sous-sol ont ramassé autant de neige qu’ils pouvaient pour la faire fondre puis la faire bouillir sur un feu afin que les femmes et les enfants puissent se laver.

Certaines personnes ont raconté qu’elles devaient déféquer dans des seaux. Une femme a déclaré que les 30 personnes réfugiées dans son sous-sol ne disposaient que d’un seul seau.

Accès à la nourriture

Les personnes interrogées ont déclaré qu’elles survivaient grâce à la nourriture qu’elles avaient chez elles avant le début des combats et qu’elles partageaient leurs stocks qui s’amenuisaient avec ceux qui vivaient avec elles dans les abris. Certains ont déclaré que ceux qui pillaient les magasins y entraient aussi pour voler de la nourriture. Cependant, nombre de personnes interrogées possédaient des véhicules et avaient des stocks considérables de denrées alimentaires, de sorte que leur expérience n’est pas nécessairement représentative de celle des autres civils restés dans la ville.

Viktoria, une graphiste, a déclaré que sa famille et celle de son voisin n’avaient finalement plus à manger que des boîtes de pâté périmées, et que les adultes ne prenaient qu’un seul repas par jour. Plusieurs familles ont dit avoir manqué de lait maternel dès le début des combats. Tous ont expliqué qu’ils faisaient cuire leur nourriture sur des feux ouverts, dans les cours à l’extérieur de leurs immeubles, ou dans des cuisines qui se trouvaient près de leurs sous-sols.

Plusieurs personnes interrogées qui s’étaient abritées dans des sous-sols plus grands où se trouvaient un plus grand nombre de personnes ont déclaré que des volontaires, des militaires et des policiers venaient parfois dans leurs sous-sols pour livrer de la nourriture, de l’eau et des médicaments.

Aucune des personnes interrogées n’a déclaré avoir vu les forces russes distribuer de l’aide, à aucun moment. Selon les autorités ukrainiennes, un convoi de véhicules humanitaires qui tentait d’apporter de l’aide à Marioupol était bloqué depuis le 15 mars dans la ville de Berdiansk, contrôlée par les Russes, à 65 kilomètres au sud-ouest de Marioupol. Le convoi aurait fait demi-tour le 20 mars sans atteindre Marioupol ni livrer l’aide qu’il transportait.

Accès à l’électricité

Toutes les personnes interrogées ont déclaré ne plus avoir eu accès à l’électricité aux alentours du 2 mars. Valery a déclaré que son sous-sol disposait d’un générateur, mais qu’il avait été détruit le 10 mars lors d’une attaque. Une femme a noté que même dans les immeubles disposant de générateurs, les familles finissaient par manquer de carburant pour les faire fonctionner.

Human Rights Watch reconnaît que le droit internationalement protégé à un niveau de vie adéquat inclut le droit de tout individu, sans discrimination, à une électricité suffisante, fiable, sûre, propre, accessible et abordable. L’accès à l’électricité est essentiel pour garantir d’autres droits fondamentaux, y compris, mais sans s’y limiter, les droits à la santé, au logement et à l’eau. Des mesures devraient être prises pour rétablir un accès fiable à l’électricité pour les civils afin de préserver leurs autres droits fondamentaux.

Accès à l’information

Une fois Marioupol assiégée, les habitants de la ville n’ont plus eu accès aux lignes téléphoniques, à la télévision et à la plupart des stations de radio locales (à l’exception de quelques stations difficilement audibles qui émettaient en ondes moyennes). Ils n’avaient donc aucun moyen d’accéder aux informations sur ce qui se passait à l’intérieur ou à l’extérieur de la ville. Toutes les personnes interrogées ont déclaré que cette absence d’informations était une des raisons pour lesquelles il leur était particulièrement difficile de trouver un moyen de quitter la ville en toute sécurité.

Valery a raconté qu’il vivait dans un immeuble situé près d’une tour de téléphonie mobile, qui lui permettait dans un premier temps de capter un faible signal. Mais après plusieurs attaques aux alentours de la tour, dont celle qui a détruit le générateur de son immeuble, la tour elle-même a été touchée le 10 mars, et le signal a complètement disparu.

Pour illustrer la difficulté des habitants à joindre leurs proches, Ganna, une anesthésiste, a montré aux chercheurs une photo qu’elle avait prise d’un morceau de papier qu’une mère avait collé à une citerne d’eau en ville où de nombreuses personnes se ravitaillaient en eau, en espérant que ses filles finiraient par le voir. Sur le papier on pouvait lire : « Nous avons réussi à quitter la [rive] gauche, nous sommes maintenant dans [le quartier de] Kirovskii, chez Natasha. »

Serhii, un contremaître d’usine, et sa femme attendaient leur fille, leur fils et leur petit-fils au centre d’accueil de Zaporijia. Ils ont déclaré qu’ils n’avaient pas eu de nouvelles d’eux depuis huit jours, et qu’ils n’avaient appris qu’ils étaient en vie que la veille, quand leurs enfants les avaient appelés d’une ville située entre Marioupol et Zaporijia. « Vous avez vu comme mes cheveux sont gris ? » a demandé Serhii. « Ils sont devenus gris ces 8 derniers jours. »

Les forces russes ont pris le contrôle des émissions de radio locales juste après avoir encerclé la ville, et elles ont envoyé des SMS à tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur de la ville. Ces messages étaient transmis quand les habitants parvenaient à capter un signal. Un homme a dit avoir entendu les forces russes dire à la radio : « Soldats, abandonnez le combat. Sortez avec un drapeau blanc sur votre arme, posez-la sur votre épaule gauche, rapprochez-vous de nos positions et nous vous garantirons de la nourriture et des vêtements, et nous vous laisserons rejoindre votre famille après l’arrêt des combats. »

Deux personnes ont déclaré qu’à un moment donné, quand leurs téléphones étaient allumés, elles avaient reçu des SMS dont elles pensaient qu’ils avaient été envoyés par les forces russes. Ina, la graphiste, a dit avoir reçu un message du numéro 777 qui disait : « L’armée ukrainienne se rend. »

Les personnes interrogées ont dit n’avoir reçu aucun message destiné aux civils pour les avertir des précautions à prendre avant les attaques, ou concernant l’accès à l’aide humanitaire ou aux voies de passage sûres.

Accès aux soins de santé

Certaines personnes interrogées ont dit qu’elles ne savaient pas s’il y avait des hôpitaux qui fonctionnaient en ville, tandis que d’autres ont dit qu’elles avaient entendu parler d’un ou deux hôpitaux civils et militaires qui étaient encore ouverts, mais avec un temps d’attente de plusieurs jours. Human Rights Watch a parlé à la fille d’un homme qui a perdu son œil le 6 mars après une explosion qui a aussi endommagé leur maison. Elle a déclaré que lorsqu’ils l’avaient emmené d’urgence à l’hôpital, il n’y avait pas d’eau courante et que l’électricité des générateurs n’étaient utilisées que pour effectuer des interventions vitales.

Andri, un ingénieur, a déclaré que sa maison se trouvait à 200 mètres environ de l’hôpital principal de Marioupol qui traitait les malades du Covid-19. Il a déclaré que le 12 mars, le personnel de l’hôpital lui avait expliqué qu’il n’y avait plus d’oxygène depuis plusieurs jours et que, par conséquent, les personnes présentant de graves symptômes respiratoires étaient en train de mourir.

Un homme qui travaillait comme bénévole pour apporter de l’aide dans les abris a déclaré que plusieurs personnes étaient entrées dans le sous-sol où il était réfugié avec des blessures causées par des fragments de métal projetés par des explosions. Elles n’avaient pas pu se rendre à l’hôpital. « Parfois, l’ambulance se dirigeait vers nous, mais elle devait faire demi-tour à cause des bombardements et revenir plus tard, » a-t-il expliqué.

Oksana, qui se déplace en fauteuil roulant et ne peut pas marcher depuis un accident survenu il y a 17 ans, suit depuis six ans un traitement quotidien pour se soigner d’un cancer de la thyroïde. Elle dit avoir épuisé ses médicaments peu après le début des combats, quand les pharmacies avaient déjà été pillées et vidées. Elle est allée à l’hôpital qui était ouvert près de chez elle, mais les médecins lui ont dit qu’ils étaient à court de médicaments et lui ont donné un remède de substitution. Elle n’a aucune idée de l’impact qu’aura sur son avenir le fait de ne pas avoir pris pendant si longtemps les médicaments dont elle a besoin.

Mykola, le directeur d’école, a déclaré que son école avait abrité jusqu’à 200 personnes, mais qu’elle ne disposait que des médicaments de base. Les enseignants, tous formés aux premiers secours, avaient dû commencer à faire le travail des médecins. « Nous avons apporté une assistance médicale comme nous le pouvions avec les moyens dont nous disposions, » a-t-il déclaré.

Un médecin travaillant au centre d’accueil de Zaporijia a déclaré que 55 personnes avaient été traitées dans leur clinique improvisée, et qu’une femme qui était arrivée le 15 mars avec une blessure grave causée le 8 mars par un fragment de métal avait dû être emmenée d’urgence à l’hôpital. Le 17 mars, l’Organisation mondiale de la santé s’est inquiétée du « risque d’infections multirésistantes » dans le cas de telles blessures, « étant donné les taux élevés d’utilisation d’antimicrobiens en vente libre et l’accès limité aux traitements. »

Une voie de sortie

Après les 13 et 14 mars, décrits par les habitants comme des journées de bombardements particulièrement intenses, plusieurs personnes parmi celles qui avaient encore accès à des voitures privées ont décidé de quitter la ville par leurs propres moyens, malgré les bombardements en cours et la nécessité de passer par des postes de contrôle russes. Un convoi d’environ 160 voitures a quitté Marioupol le 14 mars, et des centaines d’autres sont parties le 15 mars. Serhii, l’inspecteur des transports maritimes, a déclaré à Human Rights Watch qu’il estimait que, pour chaque voiture qui fonctionnait encore à Marioupol, il en avait vu au moins 50 autres détruites pendant le bombardement, ce qui a sérieusement limité la capacité de nombreux habitants de Marioupol à s’échapper.

Les habitants ont dit avoir traversé entre 15 et 20 points de contrôle militaires russes entre Marioupol et Zaporijia. Tous ont affirmé que les soldats russes demandaient soit les documents du conducteur, soit les documents de tous ceux qui se trouvaient à bord. Serhii a déclaré que les soldats portaient une attention particulière à l’adresse qui est inscrite sur tous les passeports ukrainiens pour voir si les personnes étaient de Marioupol ou d’ailleurs. « Je les soupçonne d’avoir cherché les hommes dont les documents indiquaient qu’ils n’étaient pas de Marioupol, et qu’ils supposeraient être des soldats, » a-t-il expliqué. Les forces russes ont également obligé Serhii à exposer ses épaules, dans le but apparent de trouver des signes de contusions qui indiqueraient qu’il aurait fait usage d’une arme à feu. Un autre habitant a déclaré que les forces russes inspectaient les mains des hommes adultes à la recherche de signes indiquant qu’ils se seraient battus, ou auraient utilisé une arme.

Quatre personnes interrogées ont déclaré que les soldats inspectaient leurs téléphones portables aux postes de contrôle, ce dont elles avaient entendu parler. Elles avaient donc effacé toutes les photos des dégâts causés par les bombardements des forces russes à Marioupol avant de quitter la ville. À un poste de contrôle, un soldat russe a demandé à Olexsandr s’il avait des photos « interdites » sur son téléphone. « Je lui ai demandé ce qui était considéré comme interdit, et le soldat m’a dit qu’il s’agissait de photos de véhicules militaires russes, » a déclaré Olexsandr. Il avait effacé le contenu de son téléphone avant de passer les postes de contrôle.

Aucun des habitants de Marioupol n’a décrit de mauvais traitements graves de la part des soldats aux postes de contrôle. L’un d’entre eux a déclaré que les soldats russes avaient traité correctement tous les passagers de sa voiture, mais que plusieurs personnes avaient été retenues dans le véhicule qui les précédait, deux voitures plus loin, au poste de contrôle. Lorsque la voiture est arrivée au point de contrôle, les soldats ont tiré en l’air après ce qui ressemblait à une altercation verbale. Un soldat a alors traîné un homme hors de la voiture et l’a obligé à se pencher sur une barricade avant de tirer au-dessus de sa tête. Après quoi, toutes les personnes présentes dans la voiture ont été arrêtées. Le témoin n’a pas su ce qui avait conduit à ces arrestations, ni ce qui était arrivé aux personnes détenues.

Une autre personne a déclaré que sa voiture avait été la cible de tirs, probablement des forces russes, car elle traversait une zone entièrement sous contrôle russe, mais qu’il faisait trop sombre pour voir quoi que ce soit. Plus tard, il a examiné la voiture et a déclaré que la carrosserie avait été percée sur le côté par un fragment de métal. Mykola, le directeur d’école, a déclaré qu’entre Marioupol et la sortie de la zone sous contrôle russe, il avait vu au moins 10 voitures brûlées sur le bord de la route ou dans des champs, et dans un cas, un cadavre gisant à côté d’une voiture calcinée.

Les laissés-pour-compte

À partir du 17 mars, plusieurs milliers d’habitants – une petite fraction des habitants encore piégés à Marioupol par l’intensité des combats – ont pu fuir. Toutes les personnes interrogées ont déclaré qu’elles n’avaient pu partir que parce qu’elles avaient leur propre voiture, ou parce qu’elles avaient pu trouver quelqu’un pour les emmener, et que de nombreuses personnes avec qui elles s’étaient abritées dans des sous-sols et des personnes à mobilité réduite étaient restées sur place.

L’électricité et les télécommunications ne fonctionnant pas, ceux qui ont pu partir n’avaient aucune information sur ceux qui se trouvaient encore dans la ville. Une femme qui a pu trouver un moyen de transport a déclaré qu’elle avait été obligée de laisser sur place sa mère qui ne pouvait pas descendre les escaliers de l’abri ou elle se trouvait en fauteuil roulant.

Ina a indiqué qu’elle était partie avec environ 16 autres personnes, et que quelques 65 autres étaient restées dans le sous-sol où elles avaient trouvé refuge. « En partant, nous avons noté qu’il ne restait plus que l’équivalent de deux jours de stocks de nourriture pour tout le monde, et je ne sais donc pas ce qu’il va leur arriver, » a-t-elle ajouté.

Mykola a déclaré qu’à un moment donné, son école, où il était hébergé, avait accueilli 200 personnes. Lorsqu’il est parti, il a dit qu’il restait au moins 50 personnes sans moyen de transport pour fuir.

Plusieurs habitants ont parlé de lieux abritant des centaines de personnes au moment où ils ont quitté la ville, craignant que ces zones ne soient attaquées.

Obligations juridiques et droit international humanitaire

Les sièges qui sont dirigés contre des cibles militaires, ce qui inclut les forces ennemies, dans le but de capturer une zone contrôlée par l’ennemi, sont autorisés par les lois de la guerre en tant qu’objectif militaire légitime. Les tactiques de siège ne peuvent consister à affamer une population civile ou à attaquer, détruire, enlever ou rendre inutiles des biens indispensables à la survie de la population civile. L’emploi délibéré de telles tactiques constitue un crime de guerre. Les tactiques qui privent arbitrairement les civils de l’accès aux biens essentiels à leur bien-être, tels que l’eau, la nourriture et les médicaments, sont également interdites, et toutes les parties doivent protéger les biens indispensables à la survie de la population civile, notamment les biens nécessaires à la distribution de l’eau et à l’assainissement.

Les lois de la guerre interdisent les attaques délibérées et indiscriminées contre les civils et les biens à caractère civil, ainsi que les attaques qui causent aux civils des dommages anticipés disproportionnés par rapport au bénéfice militaire attendu. La destruction excessive, illégale et gratuite de biens, non justifiée militairement, est un crime de guerre. Les deux parties sont tenues, dans la mesure du possible, de prendre les précautions nécessaires pour protéger la population civile, les personnes civiles et les biens civils sous leur contrôle contre les dangers résultant des opérations militaires.

L’évacuation, à l’intérieur et autour de Marioupol, des civils qui veulent partir devrait être facilitée. Lorsqu’un accord visant à établir des couloirs humanitaires est mis en œuvre, les parties ne devraient pas violer cet accord d’une manière qui mette les civils en danger. Toutes les parties devraient respecter leur obligation de ne pas mener d’attaques qui viseraient ou blesseraient des civils en déplacement, notamment contre les voies ferrées et les routes qu’ils utilisent pour partir. Les parties devraient permettre l’accès aux acteurs humanitaires neutres et indépendants pour qu’ils puissent apporter leur soutien aux civils particulièrement menacés qui pourraient avoir besoin d’aide pour partir, notamment les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les enfants et les personnes souffrant de maladies chroniques ou graves.

Il est interdit aux parties au conflit de déporter ou de transférer de force la population civile d’un territoire occupé, en totalité ou en partie, à moins que la sécurité civile ou des raisons militaires impératives ne l’exigent. La quatrième Convention de Genève interdit les transferts forcés individuels ou collectifs de civils d’un territoire occupé vers le territoire de la puissance occupante ou de tout autre pays, occupé ou non, quel qu’en soit le motif. Si, pour des raisons matérielles, il est impossible d’éviter un tel déplacement, des évacuations provisoires et temporaires peuvent avoir lieu, mais les personnes évacuées devraient être transférées à nouveau dans leurs foyers dès que les hostilités spécifiques dans la zone en question ont cessé. La violation de cette interdiction constitue une infraction grave aux Conventions de Genève et peut être poursuivie comme un crime de guerre. La Cour pénale internationale, qui a ouvert une enquête sur d’éventuels crimes de guerre en Ukraine, peut poursuivre le crime de guerre que constitue « la déportation ou le transfert [par la puissance occupante] de tout ou partie de la population du territoire occupé à l’intérieur ou à l’extérieur de ce territoire ».

L’Ukraine, et la Russie dans les zones dont elle contrôle actuellement l’accès ou qu’elle occupe, devraient veiller à ce que l’approvisionnement en nourriture, en eau et en médicaments soit suffisant et que les services vitaux pour la population civile soient maintenus.

Les deux parties devraient respecter l’obligation de permettre et de faciliter le passage rapide de l’aide humanitaire pour tous les civils dans le besoin et ne pas refuser l’accès d’une telle aide ni interférer arbitrairement dans sa distribution. Affamer des civils comme méthode de guerre est un crime de guerre.

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