(Nairobi) – Les autorités kényanes ne sont pas parvenues à concevoir un programme de protection sociale garantissant à tous, et pas seulement à quelques-uns, un niveau de vie adéquat en période de pandémie, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
Ce rapport de 66 pages, intitulé « ‘We Are All Vulnerable Here’:Kenya’s Pandemic Cash Transfer Program Riddled with Irregularities » (« "Nous sommes tous vulnérables ici" : Le programme de transfert monétaire kényan en réponse à la pandémie entaché par des irrégularités »), a révélé que seule une petite portion des familles vulnérables de Nairobi avait bénéficié du programme, lequel a été marqué par un manque de transparence, du copinage, du népotisme et du favoritisme pur et simple. Des représentants du gouvernement ont négligé de respecter la liste établie de critères de sélection ou de communiquer les informations qui auraient dû permettre à un plus grand nombre de familles vulnérables de s’inscrire au programme.
« C’est décevant de voir une initiative aux objectifs par ailleurs nobles être à ce point sapée par la négligence et le manque de supervision des autorités », a déclaré Otsieno Namwaya, directeur pour l’Afrique de l’Est à Human Rights Watch. « Les hauts fonctionnaires, notamment le président Kenyatta, devraient se montrer résolus à fournir le soutien dont ont absolument besoin les ménages vulnérables, en dénonçant publiquement la mauvaise gestion du programme de transfert monétaire et en garantissant des enquêtes fiables. »
Human Rights Watch a interrogé 136 personnes entre juillet 2020 et février 2021, pour la plupart des représentants du gouvernement et des résidents d’habitats informels à Nairobi. Bien que ce rapport ait été axé uniquement sur les habitats informels du comté de Nairobi, les autorités kényanes ont assuré qu’elles avaient octroyé des transferts d’argent liquide dans 21 des 47 comtés que compte le Kenya.
Le 23 mai 2020, le président Uhuru Kenyatta a annoncé qu’il avait alloué 10 milliards de shillings kényans (soit 100 millions de dollars) à une aide spéciale aux foyers vulnérables en réponse à l’impact économique de la pandémie de Covid-19.
Human Rights Watch a constaté que la crise sanitaire avait porté un coup sévère aux moyens de subsistance depuis mars 2020, période à laquelle les autorités ont détecté le premier cas positif au Covid-19 au Kenya et à partir de laquelle elles ont mis en place des mesures strictes afin de limiter la propagation de la maladie, à savoir des couvre-feux, des mesures de confinement et d’autres restrictions de déplacement. Des milliers de personnes et de familles, ayant perdu leur seule source de revenus à la suite de fermetures d’entreprise ou de pertes d’emploi, ont été menacées de famine et d’expulsion potentielle.
Human Rights Watch a constaté que les autorités avaient mis du temps à satisfaire aux besoins des foyers vulnérables. Lorsque les autorités ont fini de créer le programme de transfert monétaire, prévu pour huit mois, non seulement il s’est avéré inadéquat et fugace, mais il souffrait aussi d’un manque de transparence élémentaire. Il n’indiquait clairement ni les critères d’admissibilité, ni comment les bénéficiaires étaient identifiés, ni pourquoi des milliers de ménages répondant aux critères établis restaient exclus.
Il incombe aux autorités de veiller à ce qu’aucun Kényan vulnérable ne soit rejeté du programme d’aide monétaire. Elles auraient dû créer un mécanisme facilement accessible aux plus vulnérables afin qu’ils puissent exercer un recours ou contester la décision de leur exclusion, a expliqué Human Rights Watch.
Bien que certaines mesures de confinement soient restées en vigueur plus d’un an, les transferts monétaires en espèces et les allègements fiscaux ont pris fin dès décembre. Le gouvernement a imposé de nouvelles taxes sur les produits essentiels, notamment sur l’alimentation infantile, l’essence et les nouveaux prêts bancaires, en vue de lever des fonds pour financer des activités publiques.
Le secrétaire du cabinet au Trésor national et à la Planification, Ukur Yatani, a soutenu à Human Rights Watch que la majorité des bénéficiaires avaient été sélectionnés sur la base de leur niveau élevé de pauvreté, la quasi-totalité d’entre eux provenant d’habitats informels pour ce qui est de Nairobi. L’aide a été également limitée aux foyers dirigés par une personne souffrant d’un problème de santé, d’un handicap ou présentant un autre facteur.
Ukur Yatani a expliqué que le programme était mis en œuvre par les notables des villages avec l’aide d’agents sanitaires volontaires et de responsables de mouvements de jeunesse, sous la supervision de chefs, eux-mêmes employés par le gouvernement. L’équipe de recherche a toutefois constaté que les chefs ne tenaient que très peu compte des critères et inscrivaient plutôt leurs amis et leurs proches, dont la plupart ne vivaient même pas à Nairobi.
« Au moins 25 000 des quelque 40 000 foyers de ma région avaient un besoin aigu d’assistance », a déclaré un chef. « Mais je n’ai reçu que 350 places à attribuer.Je ne sais pas comment nos hauts responsables sont arrivés à ce chiffre, car à aucun moment ils ne nous ont consultés sur le terrain.Et pourtant, à peine 100 ménages ont reçu de l’argent…Nous ne savons pas comment ils ont pris leurs décisions. »
Un membre du personnel d’une organisation non gouvernementale basée à Nairobi ayant participé à l’inscription des ménages vulnérables a expliqué : « Nous aimerions bien savoir qui a réellement bénéficié de l’aide du gouvernement parmi les personnes de la liste que nous avons soumise.Le système n’était pas très transparent et a laissé la porte ouverte aux abus. »
Les autorités ont plaidé la confidentialité. « Les personnes démunies qui remplissaient les conditions requises pour bénéficier de l’aide sont très nombreuses ici et elles se seraient ruées en masse dans mon bureau », s’est justifié un administrateur. « Comment aurais-je pu m’en sortir ? »
Les résidents ont aussi rapporté que pour la plupart des bénéficiaires, le programme avait été loin d’offrir les 35 versements hebdomadaires annoncés par le gouvernement, car nombre d’entre eux n’ont reçu que trois à quatre versements.
Les habitats informels de Nairobi, estimés au nombre de huit par Slum Dwellers International (SDI), comptent plus de 600 000 ménages, et tous ont un besoin impérieux d’assistance, au vu du nombre important de pertes d’emploi et de fermetures d’entreprise. À Nairobi, les bénéficiaires du programme d’aide du gouvernement représentent environ 4,8 % des ménages vivant dans des habitats informels.
Selon Human Rights Watch, le gouvernement devrait réexaminer en profondeur et renforcer les mécanismes internes de mise en œuvre du programme, notamment les critères de sélection des ménages vulnérables et les mesures de transparence, telles que le contrôle, la supervision et la formation des personnes chargées de la sélection. Il devrait aussi mettre en place des mécanismes de plaintes efficaces.
Outre les transferts d’argent liquide fournis en réponse à la pandémie de Covid-19, le gouvernement a également continué à faire des versements dans le cadre du programme national de filet de sécurité sociale existant nommé Inua Jamii. Le 23 mai 2020, le président Kenyatta a annoncé que le gouvernement distribuait déjà chaque semaine 250 millionsde shillings kényans (soit 2,5 millions de dollars) aux ménages les plus vulnérables, mais n’a pas précisé quand cela avait démarré. En outre, il a déclaré que le gouvernement disposait d’un programme d’aide pour les petites entreprises, mais l’équipe de recherche n’a trouvé aucune preuve indiquant que les petites entreprises en avaient bénéficié dans des habitats informels.
Les autorités kényanes devraient par ailleurs réaliser une évaluation complète des besoins des ménages vulnérables dans l’ensemble du pays pour veiller à ce que personne ne souffre de la faim et que le soutien fourni soit suffisant pour satisfaire aux besoins essentiels et garantir un niveau de vie adéquat, a déclaré Human Rights Watch.
En tant qu’État partie au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIRDESC), le Kenya a pour obligation d’assurer à chacune et chacun le droit à un niveau de vie suffisant, notamment à de la nourriture et un logement adéquats, ainsi que le droit fondamental d’être à l’abri de la faim et de la malnutrition.
« Les autorités kényanes devraient tirer des enseignements précieux des difficultés rencontrées pour le transfert monétaire pendant la pandémie et chercher à établir des mesures d’intervention d’urgence à long terme », a déclaré Otsieno Namwaya. « Elles devraient prendre des actions concrètes pour faire en sorte que, tant que les mesures de confinement d’urgence restent en vigueur, les ménages vulnérables, notamment ceux vivant dans les habitats informels de Nairobi, puissent s’acheter des denrées essentielles, payer un loyer et acquitter d’autres dépenses nécessaires à la jouissance de leurs droits humains. »
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