(Nairobi) – Depuis un an, les autorités rwandaises ont menacé, arrêté ou lancé des poursuites contre au moins huit personnes qui ont couvert ou commenté des sujets d’actualité sur YouTube, a déclaré Human Rights Watch. Un poète qui a publié ses poèmes sur YouTube est porté disparu depuis le 7 février 2021.
Alors que le Rwanda se prépare à accueillir la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth en juin, les autorités devraient immédiatement mettre fin au harcèlement et libérer et abandonner toutes les charges à l’encontre des commentateurs et blogueurs sur YouTube qui font l’objet de poursuites abusives en violation de leur droit à la liberté d’expression. Les autorités devraient également ouvrir des enquêtes crédibles, indépendantes et transparentes sur les disparitions et les décès suspects de détracteurs, de membres de l’opposition, d’acteurs de la société civile et de journalistes, et traduire les responsables en justice.
« Le bilan du Rwanda en matière d’intolérance et de représailles violentes à l’encontre des critiquess suscite de sérieuses craintes pour la sécurité de la nouvelle génération de blogueurs et de commentateurs », a expliqué Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « Le Commonwealth ne devrait pas fermer les yeux sur la répression des garanties démocratiques fondamentales et devrait faire pression sur les autorités rwandaises pour qu’elles mettent en œuvre les réformes indispensables pour protéger la liberté d’expression. »
En février et en mars, Human Rights Watch s’est entretenu avec sept commentateurs, blogueurs et journalistes rwandais et neuf autres témoins, membres des familles ou sources ayant une connaissance directe des cas. Les chercheurs de Human Rights Watch ont aussi examiné les lois, documents judiciaires, discours publics et publications sur les réseaux sociaux en lien avec les cas. Ce rapport n’est pas exhaustif mais met l’accent sur les cas que Human Rights Watch a pu vérifier. Les informations susceptibles d’identifier les sources n’ont pas été incluses, afin de les protéger de potentielles représailles de la part des autorités.
YouTube est apparu comme un espace de plus en plus contesté pour s’exprimer librement au Rwanda. Ces dernières années, frustrés par l’absence de débats critiques dans les médias, certains blogueurs et commentateurs rwandais se sont mis à utiliser la plateforme pour publier des vidéos sur des problèmes sensibles et discuter de sujets d’actualité parfois controversés. Ces sujets incluent les expulsions des quartiers pauvres de la capitale, Kigali, et les confinements stricts et la fermeture des écoles de mars à novembre 2020 en réponse au Covid-19.
Le 9 février 2021, la disparition d’Innocent Bahati, chanteur et poète de 31 ans, a été signalée au Bureau d’enquête rwandais (Rwanda Investigation Bureau, RIB), deux jours après qu’il a été vu pour la dernière fois à Nyanza, dans la province du Sud. Ses poèmes, qu’il récite dans des vidéos publiées sur YouTube, touchent à des problèmes sociaux tels que la pauvreté grandissante ou la critique du confinement et de son impact. Deux personnes qui l’ont vu avant sa disparition ont indiqué à Human Rights Watch qu’il s’était rendu dans le district de Nyanza le 7 février pour faire des recherches pour un nouveau poème. Le porte-parole du RIB a annoncé aux médias qu’une enquête était en cours pour le retrouver.
Plusieurs sources ont indiqué qu’Innocent Bahati a auparavant été détenu en 2017 pour avoir critiqué la décision de déplacer le campus de l’Institut supérieur pédagogique de Kigali, de la capitale à Rukara, dans la province de l’Est. Étant donné la détention d’Innocent Bahati, ses récentes critiques des politiques du gouvernement et le schéma de disparitions mystérieuses de détracteurs du gouvernement au Rwanda, sa disparition devrait être considérée comme suspecte, a déclaré Human Rights Watch.
Le 19 mars 2021, Human Rights Watch a adressé un courrier au ministre de la Justice, Johnston Busingye, pour lui communiquer des informations sur les cas documentés, dont la disparition d’Innocent Bahati, et pour demander des renseignements sur les mesures prises par les autorités rwandaises concernant les violations du droit à la liberté d’expression. Le gouvernement n’a pas répondu.
En avril 2020, la police a arrêté quatre blogueurs et un chauffeur travaillant pour des chaînes YouTube rwandaises qui réalisaient des reportages sur l’impact des directives liées au Covid-19 sur les populations vulnérables. Les arrestations semblaient être des mesures de représailles et des chefs d’accusation ont été portés contre trois d’entre eux. Dieudonné Niyonsenga, connu sous le nom de « Cyuma Hassan », propriétaire d’Ishema TV, et son chauffeur Fidèle Komezusenge ont été accusés de falsifier des documents, de se faire passer pour des journalistes et d’entraver les travaux publics, mais ils ont été acquittés le 12 mars 2021. Théoneste Nsengimana, propriétaire d’Umubavu TV, a été placé en détention provisoire pour des accusations de fraude mais a été libéré en mai 2020 par manque de preuves.
Bien qu’il soit positif qu’aucun de ces cas n’ait débouché sur des condamnations, la menace et la crainte de poursuites pour avoir rendu compte de problèmes sensibles ont un effet dissuasif persistant. La loi rwandaise définit de manière étroite un journaliste comme « toute personne ayant les connaissances journalistiques de base et exerçant le journalisme comme sa première profession », ce qui va à l’encontre des normes internationales et a permis à l’État de poursuivre des blogueurs ayant réalisé d’importants reportages d’intérêt public sur la réponse du gouvernement au Covid-19, a expliqué Human Rights Watch.
D’après la Banque mondiale, l’économie rwandaise est l’une des plus affectées par la pandémie en Afrique subsaharienne en raison des mesures de confinement strictes et cette crise entraîne « une augmentation spectaculaire de la pauvreté », qui touche particulièrement les habitants des zones urbaines, les enfants et les femmes. La police a arbitrairement arrêté des dizaines de milliers de personnes accusées d’avoir enfreint les mesures de santé publique, sans base juridique ni procédure régulière, en les enfermant dans des stades, et le gouvernement considère les critiques à sa réponse comme particulièrement sensibles.
Parmi les autres blogueurs détenus ou arrêtés depuis un an, on peut citer Yvonne Idamange, commentatrice sur Internet qui a aussi abordé la pauvreté grandissante au Rwanda et critiqué le confinement ; Agnès Uwimana Nkusi, rédactrice en chef du site d’information et de la chaîne YouTube Umarabyo, qui a été détenue pendant plusieurs heures après qu’elle ait enregistré une des audiences préliminaires du procès d’Yvonne Idamange ; ainsi que Valentin Muhirwa et David Byiringiro, blogueurs d’Afrimax TV qui ont distribué des produits alimentaires après que les personnes qu’ils interviewaient leur aient dit qu’elles avaient faim, et qui ont été libérés 12 jours plus tard.
Les commentateurs comme Yvonne Idamange et Aimable Karasira, ancien professeur et propriétaire d’une chaîne YouTube, qui ont utilisé leurs vidéos pour parler du génocide de 1994 ou des crimes commis par le Front patriotique rwandais (FPR) au pouvoir au lendemain du génocide, ont aussi subi des menaces et ont été accusés de nier ou de minimiser le génocide.
Ces dernières années, plusieurs personnes ayant été victimes de poursuites ou de détentions abusives ont raconté à Human Rights Watch qu’elles ont été frappées et contraintes d’avouer des crimes qu’elles n’avaient pas commis lors des interrogatoires ou de la détention provisoire. Certaines d’entre elles ont aussi précisé que des fonctionnaires travaillant pour la présidence les avaient menacées et leur avaient dit de ne pas parler des abus qu’elles avaient subis.
Lors de son examen périodique universel en janvier 2021 concernant son bilan en matière de droits humains aux Nations Unies, le Rwanda a reçu de nombreuses recommandations d’autres pays portant sur la modification de sa législation nationale afin de protéger la liberté d’expression et d’opinion.
« Au Rwanda, émettre régulièrement des critiques à l’égard du gouvernement mène presque toujours à des représailles, que ce soit sous la forme d’arrestation, de harcèlement ou de disparition mystérieuse », a conclu Lewis Mudge. « Les menaces adressées par le parti au pouvoir ou par les représentants du gouvernement et la peur des poursuites ont créé un environnement qui ne peut qu’être qualifié d’hostile à la liberté d’expression, poussant à l’autocensure. »
Réglementation, menaces et poursuites
Les autorités judiciaires du Rwanda opèrent dans un contexte politique où le pouvoir exécutif domine le pouvoir judiciaire et où règne une aversion officielle pour les points de vue qui divergent de ceux du gouvernement et du parti au pouvoir, le Front patriotique rwandais (FPR). Les limitations importantes et la pénalisation de la liberté d’expression dans la loi fournissent de nombreuses possibilités de poursuites abusives.
Ces dernières années, les mesures proposées pour réglementer les réseaux sociaux et l’expression en ligne ont menacé de brider davantage la liberté d’expression. Le 8 mai 2019, le président Paul Kagame a lancé un avertissement glaçant aux utilisateurs de plateformes en ligne : « Ceux que vous entendez parler sur Internet, qu’ils soient en Amérique, en Afrique du Sud ou en France, ils pensent qu’ils sont loin. Ils sont loin, mais ils sont près du feu. Le jour où ils s’approcheront davantage, le feu les brûlera. »
Quelques jours plus tard, la ministre des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) et de l’Innovation, Paula Ingabire, a annoncé au Comité permanent sur le budget national et le patrimoine au parlement des mesures proposées pour réglementer les contenus partagés sur les réseaux sociaux parce qu’« il doit s’agir d’informations qui rassemblent la population, qui renforcent un pays, pas qui fassent circuler des informations erronées [ou] de la diffamation ».
En décembre, la Commission rwandaise des médias (Rwanda Media Commission, RMC), un organisme d’autoréglementation, a essuyé de vives critiques lorsqu’elle a annoncé son projet d’enregistrer les chaînes YouTube fonctionnant comme des médias. Le secrétaire exécutif de la RMC, Emmanuel Mugisha, a indiqué aux médias que l’initiative était une réponse à des plaintes reçues et que : « Nous ne faisons pas cela à des fins de réglementation, mais plutôt à des fins de reconnaissance. Lorsqu’un blogueur sur YouTube offense un certain groupe de personnes, nous devons lui demander des comptes. »
Le processus d’enregistrement exige que les journalistes fournissent des informations sur leur employeur, une accréditation de presse, un casier judiciaire, la « ligne éditoriale » du média et qu’ils versent des frais de 50 000 francs rwandais (50 USD). Suite aux critiques émises par les blogueurs, la RMC a suspendu l’enregistrement prévu des chaînes YouTube plus tard ce mois-là.
Les propositions d’enregistrement ou de réglementation peuvent en apparence veiller à garantir que ceux qui pratiquent le journalisme possèdent les compétences requises. Cependant, au Rwanda, étant donné le climat de peur existant et les niveaux d’autocensure au sein des médias, cela confère un pouvoir supplémentaire aux autorités pour cibler ceux qui sont perçus comme des détracteurs et cela enfreint le droit à la liberté d’expression.
Poursuites à l’encontre de blogueurs et de commentateurs
Depuis 2018, plus d’une dizaine de blogueurs, de journalistes et de commentateurs sur YouTube ont été détenus, arrêtés ou poursuivis en justice.
En avril 2020, quatre blogueurs travaillant pour Afrimax TV, Ishema TV et Umubavu TV ont été arrêtés dans des circonstances qui ressemblaient à des représailles et ont été accusés d’une série de délits, incluant la violation des mesures de confinement liées au Covid-19. Ils réalisaient des reportages sensibles sur un ensemble de problèmes, notamment l’impact du confinement sur la population. Dans les mois précédents, ils avaient aussi partagé des témoignages sur une controverse de longue date avec les autorités concernant les expulsions forcées à Bannyahe, un quartier pauvre de la capitale.
Dieudonné Niyonsenga, propriétaire d’Ishema TV, et son chauffeur, Fidèle Komezusenge, ont été arrêtés le 15 avril alors qu’ils étaient en déplacement pour un reportage. Le ministère public les a accusés de travailler sans accréditation de la RMC et a requis une peine de huit ans de prison pour Dieudonné Niyonsenga et de cinq ans pour Fidèle Komezusenge.
Le 12 mars 2021, le tribunal intermédiaire de Gasabo à Kigali a acquitté Dieudonné Niyonsenga, pour les chefs d’accusation de faux, « en alléguant être rattaché à une profession », et d’« entrave à des travaux publics » et Fidèle Komezusenge, pour les chefs d’accusation de complicité pour faux et usurpation d’identité. Tous deux ont été libérés le 13 mars. Ce jour-là, Dieudonné Niyonsenga a indiqué dans une interview sur Umubavu TV qu’après son arrestation, il avait été détenu dans plusieurs lieux, où on lui avait dit d’avouer qu’il travaillait avec le Congrès national rwandais (Rwanda National Congress, RNC), un parti d’opposition en exil signalé comme ayant des liens avec des groupes armés, et accusé d’avoir pris des drogues et attaqué des agents des forces de l’ordre.
Le 12 avril 2020, le RIB a confirmé sur Twitter l’arrestation de Théoneste Nsengimana, propriétaire d’Umubavu TV, pour fraude présumée. Le RIB l’a accusé d’avoir promis 20 000 francs rwandais (20 USD) à des personnes pour qu’elles racontent qu’elles recevaient une assistance de l’étranger « dans le but de solliciter le témoignage pour son propre bénéfice ». Un tribunal de Kicukiro a ordonné la levée de la détention provisoire de Théoneste Nsengimana en mai en raison du manque de preuves du ministère public contre lui, mais les charges n’ont pas été abandonnées au moment de la publication du présent rapport.
Le 8 avril 2020, le RIB et des agents de police ont arrêté Valentin Muhirwa et David Byiringiro, deux blogueurs travaillant pour Afrimax TV, à Kangondo II, à Kigali. Un témoin a raconté à Human Rights Watch à l’époque qu’après avoir interviewé la population sur ses préoccupations, y compris l’insuffisance de denrées alimentaires, les journalistes étaient revenus avec des aliments et des provisions. Deux habitants ont dit qu’au bout de 30 minutes, le RIB et des agents de police étaient arrivés, les accusant d’enfreindre les directives du gouvernement et d’organiser une distribution non autorisée, ils ont confisqué les produits et ont arrêté les deux blogueurs. Valentin Muhirwa et David Byiringiro ont été libérés plus tard ce mois-là.
La RMC a indiqué dans une déclaration le 13 avril 2020 que les blogueurs détenus n’ont pas été arrêtés en représailles pour leur travail et que les blogueurs en ligne, comme ceux qui utilisent YouTube, ne sont pas des journalistes et « ne sont pas autorisés à interviewer la population ». Malgré les efforts de la RMC pour contester le statut des blogueurs, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, qui interprète le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a adressé une recommandation officielle aux gouvernements sur leurs obligations concernant la liberté d’expression confirmant que le journalisme est une fonction exercée par différents acteurs, dont les blogueurs.
Lors de l’Examen périodique universel 2021 du Rwanda, le ministre de la Justice Johnston Busingye, à contre-courant des faits, a déclaré qu’« il n’y a pas de poursuites qui ciblent des individus simplement parce qu’ils sont des politiciens, des journalistes ou des défenseurs des droits humains, et que les prétendus procès politiques n’existent pas ». La déclaration du ministre de la Justice soulève de graves questions quant à la volonté du gouvernement de mener les réformes nécessaires pour protéger la liberté d’expression, a indiqué Human Rights Watch.
Accusations de négation du génocide
Au cours des 27 dernières années, une campagne censée combattre le « divisionnisme » et l’« idéologie génocidaire » a en réalité créé le risque de graves conséquences pour toute personne qui remet en cause les interprétations officielles de l’histoire du Rwanda. Parler des victimes des violences commises par les soldats du FPR au pouvoir lorsque le parti a pris le contrôle du pays en 1994 est considéré par beaucoup comme une ligne rouge très susceptible de conduire à des représailles.
Cependant, ces dernières années, certains commentateurs ont commencé à utiliser YouTube pour parler du génocide de 1994 et des crimes de guerre commis par le FPR au lendemain du génocide. Un exemple en est Aimable Karasira, ancien enseignant en technologie de l’information et de la communication à l’Université du Rwanda, qui a parlé de la perte de proches à la fois aux mains des extrémistes hutus et du FPR en 1994 sur sa chaîne YouTube appelée « Ukuri Mbona » (« la vérité que je vois » en kinyarwanda).
En juillet 2020, Édouard Bamporiki, ministre de la Culture et de la Jeunesse, s’en est pris à Aimable Karasira sur les réseaux sociaux et a affirmé qu’il ne devrait plus être autorisé à enseigner. Aimable Karasira a été licencié de l’Université du Rwanda le 14 août pour « l’expression de points de vue et d’opinions dans des déclarations controversées » et « la diffusion d’informations destinées à inciter les personnes à détester ou déshonorer [son] institution et les institutions publiques en général ». Plus tard, il a fait savoir dans une vidéo sur YouTube qu’il a été convoqué au bureau du RIB le 8 décembre, où on lui a intimé d’arrêter de parler du génocide.
Yvonne Idamange, commentatrice sur Internet qui a critiqué le confinement et les commémorations du génocide organisées par le gouvernement, a été arrêtée le 15 février 2021 après avoir publié une vidéo dans laquelle elle prétendait, contrairement à la réalité, que le président Paul Kagame était décédé, appelait l’armée à servir la population ou subir la colère de Dieu et incitait les Rwandais à marcher avec leurs bibles jusqu’au bureau du président. Des policiers sont entrés de force dans la maison d’Yvonne Idamange sans mandat d’arrêt ou de perquisition et l’ont placée en garde à vue, ont indiqué deux sources bien informées.
La police nationale rwandaise l’a accusée de « faire preuve d’un comportement qui mélange politique, criminalité et folie ». Yvonne Idamange s’est vue refuser la libération sous caution et est inculpée, entre autres, pour « incitation au trouble à l’ordre public » et « publication de rumeurs. » Elle est toujours en détention. Le 9 mars, une journaliste et rédactrice en chef du site d’information et de la chaîne YouTube Umurabyo, Agnès Uwimana Nkusi, a été détenue pendant plusieurs heures et le contenu de son téléphone aurait apparemment été analysé après l’enregistrement d’une audience préliminaire du procès d’Yvonne Idamange.
Dans sa première vidéo, Yvonne Idamange critiquait le fait de monnayer les mémoriaux du génocide pour le tourisme, par lequel « les corps de nos proches sont vendus », et a remis en cause les notions de culpabilité collective et les commémorations. Elle fait l’objet d’un chef d’accusation supplémentaire d’« élimination ou détérioration de preuves et d’informations liées au génocide ».
Le 5 février, la Commission nationale pour la lutte contre le génocide (CNLG) a mis en garde dans une déclaration contre les propos sur les réseaux sociaux pénalisés en vertu de la loi sur l’idéologie du génocide de 2018, et a ensuite mentionné le nom d’Yvonne Idamange à la radio nationale. La commission est censée être un organisme indépendant qui défend le récit officiel du génocide. Le 14 février, le secrétaire exécutif de la commission, Jean Damascène Bizimana, dans une interview sur Voice of America, a cité plusieurs chaînes YouTube qui selon lui « franchissent la ligne rouge » et offrent une plateforme pour la négation ou la minimisation du génocide.
Yvonne Idamange a aussi affirmé dans sa dernière vidéo qu’Édouard Bamporiki s’est rendu deux fois chez elle, l’a menacée, a tenté de la soudoyer pour qu’elle cesse de poster des vidéos et lui a dit que si elle n’arrêtait pas, elle trouverait la mort. Édouard Bamporiki a plus tard confirmé sa visite au domicile d’Yvonne Idamange mais a nié ses allégations. Deux employés de maison d’Yvonne Idamange et deux de ses amis, qui ont été détenus lors de son arrestation, ont été libérés une semaine plus tard.
Au Rwanda, les représentants du gouvernement adressent souvent des avertissements et des menaces à l’encontre de ceux qui s’expriment sur les problèmes sensibles.
La combinaison de menaces, de définitions légales des délits qui sont floues et du risque d’encourir des peines de prison ou des amendes disproportionnées a créé un environnement dans lequel la menace de poursuites plane sur toute personne qui ose s’exprimer sur des sujets controversés ou sensibles, a indiqué Human Rights Watch.
Il est légitime que le gouvernement du Rwanda cherche à restreindre le type de discours haineux et dangereux qui a conduit à la mort de plus d’un demi-million de personnes en 1994, mais les lois et pratiques actuelles vont bien au-delà de cet objectif et répriment dans les faits les opinions, les débats et les critiques du gouvernement, a déclaré Human Rights Watch.
Législation nationale hostile à la liberté de parole
Les lois rwandaises prévoient des limitations excessivement larges et vagues sur la liberté de parole qui violent le droit à la liberté d’expression et les protections de la liberté des médias inscrits dans le droit international. L’article 38 de la constitution de 2015 protège théoriquement la liberté d’expression mais limite cette protection par des restrictions imprécises sur la base de l’atteinte à « l’ordre public et aux bonnes mœurs, à la protection des jeunes et des enfants ainsi qu’au droit dont jouit tout citoyen à l’honneur, à la dignité et à la préservation de l’intimité de sa vie personnelle et familiale ». Ces restrictions ne sont pas compatibles avec les obligations régionales et internationales du Rwanda.
Le Code pénal de 2018 du Rwanda contient plusieurs dispositions qui permettent les poursuites abusives et ont entretenu une culture de l’autocensure. Même si la Cour suprême a rendu une décision en 2019 pour abroger les articles qui criminalisent « la diffamation publique des rituels religieux » et l’« humiliation » des autorités et des fonctionnaires, plusieurs dispositions demeurent qui imposent des sanctions disproportionnées et injustifiées en cas de propos jugés diffamatoires ou erronés. L’article 236, qui criminalisait les « insultes ou [la] diffamation contre le Président de la République », a été abrogé plus tard en 2019.
Ces dernières années, Human Rights Watch a aussi documenté plusieurs cas de poursuites abusives à l’encontre de personnes qui se sont exprimées sur les atteintes aux droits humains et ont été reconnues coupables de « diffusion de fausses informations dans l’intention de créer une opinion internationale hostile contre l’État du Rwanda ». La loi sur la prévention des cybercrimes interdit aussi la « publication des rumeurs », passible d’une peine maximale de cinq ans de prison et d’une amende allant jusqu’à trois millions de francs rwandais (3 000 USD). Les fausses informations à elles seules ne constituent pas une base légitime pour criminaliser la liberté de parole en vertu du droit international.
La loi sur les médias de 2013 du Rwanda fournit une définition étroite des journalistes et des activités qu’ils effectuent, cependant la Déclaration de principes sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique de la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) protège largement les journalistes et les médias en ligne. La loi sur les médias a aussi instauré un organisme d’autoréglementation, la Commission rwandaise des médias (RMC), qui a pour mission de réglementer la « conduite des journalistes ». Pendant le procès de Dieudonné Niyonsenga et de Fidèle Komezusenge, le ministère public les a accusés de travailler sans être enregistrés auprès du RMC et a cité la définition étroite des journalistes pour justifier ses chefs d’accusation d’« usurpation d’identité » et de « faux ».
Dans la loi sur les médias, le régulateur statutaire des services publics nationaux – l’Autorité de régulation des services publics du Rwanda (Rwanda Utilities Regulatory Authority, RURA) – a pour mission de réglementer les « médias audio, audiovisuels et [les] médias sur Internet ». En vertu de la loi sur les TIC du Rwanda, les communications considérées comme « gravement offensant[es] », « fausses » ou « provoqu[ant] la nuisance, les inconvénients, ou une anxiété inutile » sont interdites et le gouvernement peut ordonner à la RURA de s’assurer de la suspension des réseaux ou des services « afin de protéger le public contre toute menace à la sécurité publique, à la santé publique ou dans l’intérêt de la sécurité nationale ».
L’article 126 de la loi sur les TIC permet aussi au gouvernement d’interrompre les communications privées jugées contraires « à une loi quelconque en vigueur, à l’ordre public ou aux bonnes moeurs ». Dans son observation générale n° 34, le Comité des droits de l’Homme a affirmé qu’imposer une interdiction générale de fonctionnement de certains sites et systèmes n’est pas conforme au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Enfin, les lois du Rwanda sur le génocide, qui ont peut-être été destinées à prévenir et punir le discours de haine du type qui a conduit au génocide de 1994, ont en fait restreint la liberté d’expression et ont imposé des limites strictes sur la façon dont les personnes peuvent parler du génocide et des autres événements de 1994. La loi rwandaise définit l’idéologie du génocide comme un acte public reflétant une idéologie qui prône ou soutient la destruction, en tout ou partie, d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
La dernière révision de la loi adoptée en 2018 a supprimé le texte exigeant des preuves d’un acte « délibéré ». « [A]ffirmer qu’il y a eu double génocide au Rwanda », ce qui pourrait être interprété comme renvoyant aux crimes commis par le FPR, « donner de mauvaises statistiques sur les victimes du Génocide » et « déformer la vérité sur un génocide dans le but de tromper le public » sont passibles d’une peine maximale de sept ans de prison et d’une amende d’au moins 500 000 francs rwandais (500 USD).
Les efforts des autorités rwandaises pour combattre la véritable négation du génocide ne devraient pas inclure de sanctions pénales pour de simples propos et ne devraient pas s’attacher ou chercher à réprimer la discussion et le débat sur les événements historiques. La loi pénale ou toute loi qui crée des délits aux définitions vagues ne devrait pas être utilisée pour empêcher les personnes de remettre en cause les versions officielles des événements, a indiqué Human Rights Watch.
Recommandations
Les partenaires internationaux du Rwanda, en particulier ceux qui se rendront à Kigali en juin pour la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth, devraient utiliser l’occasion pour faire pression sur le Rwanda en amont de la réunion afin qu’il fasse des progrès tangibles vers une réforme de la législation et mette fin aux poursuites abusives et au harcèlement des blogueurs et commentateurs.
Le Rwanda devrait de toute urgence mettre en œuvre les recommandations qu’il a reçues pendant son examen périodique universel de 2021 afin de modifier son code pénal et ses lois sur les médias, garantir l’indépendance de la Commission rwandaise des médias dans la loi et dans la pratique, et prendre des mesures contre l’ambiguïté juridique des organismes de réglementation des médias. Le Rwanda devrait mener un examen exhaustif de son cadre légal, y compris ses lois sur l’idéologie du génocide et les TIC, afin de modifier les lois qui sont contraires aux obligations régionales et internationales du Rwanda.
Les autorités rwandaises devraient permettre au service de la BBC en kinyarwanda, suspendu en 2014, de reprendre ses diffusions. Les ordres de blocage de sites Web et de plateformes de la RURA qui ne sont pas conformes aux normes internationales devraient être levés pour permettre à la population d’accéder à l’information ou d’exprimer ses opinions en ligne. Le Rwanda devrait aussi adresser une invitation ouverte aux rapporteurs spéciaux sur la liberté d’expression de la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples et de l’ONU pour évaluer la situation et formuler des recommandations sur les manières de créer un environnement propice à la liberté d’expression dans la loi et dans la pratique.
Pour respecter l’engagement du Commonwealth à promouvoir la liberté des médias et les sociétés ouvertes, les autorités rwandaises devraient garantir le droit de toutes les organisations de la société civile indépendantes et tous les journalistes à travailler librement, à enquêter et à publier des informations sur des sujets sensibles, y compris les allégations d’atteintes aux droits humains.
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Octobre 2021