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Les gouvernements européens ont une responsabilité partagée dans la situation désastreuse des droits humains en Égypte

Tribune de Kenneth Roth parue dans Le Monde, à l’occasion de la visite en France du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi

Publié dans: Le Monde
Le président égyptien Abdel-Fattah el-Sissi et le président français Emmanuel Macron, lors de leur conférence de presse conjointe au Palais de l'Elysée, à Paris, le 7 décembre 2020. © 2020 AP Photo/Michel Euler

Le dictateur égyptien Al-Sissi durcit de plus en plus son régime mais sait toucher la corde sensible des intérêts européens en se présentant comme un rempart contre le terrorisme et les migrations, un ami d’Israël et un insatiable acheteur d’armes, explique le directeur exécutif de Human Rights Watch dans une tribune au « Monde ».

Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi profite de cette période de fortes turbulences mondiales pour renforcer la répression implacable qui est sa marque de fabrique. Depuis sept ans qu’il est au pouvoir, des dizaines de milliers de personnes ont été détenues pour des motifs politiques, souvent dans des conditions abominables ; les personnes LGBT [ lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres], les militantes des droits des femmes et les influenceurs actifs sur les réseaux sociaux sont arrêtés et victimes d’abus.

La torture est devenue systématique, et la force létale est utilisée à tout va. La dernière action en date de son gouvernement a été d’arrêter et de détenir le directeur et deux responsables de l’une des dernières organisations indépendantes qui continuent de dénoncer la répression, l’Initiative égyptienne pour les droits personnels (EIPR). Ils ont été libérés le 3 décembre, mais les accusations criminelles n’ont pas été abandonnées, et les avoirs de l’EIPR restent gelés.

Persécution

Ce qui a motivé cette persécution est un briefing donné par l’EIPR à des diplomates européens (à leur initiative), dont l’ambassadeur de France, sur le bilan alarmant de Sissi en matière de droits humains – le type de réunion qui, dans la plupart des autres pays, est tout à fait banale. Mais le gouvernement de Sissi a sauté sur cette occasion pour arrêter Gasser Abdel-Razek, le directeur exécutif de l’organisation, Karim Ennarah, le directeur de son programme justice pénale, et Mohamed Basheer, directeur des ressources humaines de l’ONG.

Etant donné la concentration des pouvoirs autour de Sissi tandis qu’il écrase toute critique à l’égard de sa répression, les simples déclarations publiques exprimant des préoccupations, ou les messages discrets transmis à des diplomates de second rang ont moins de poids que ce qu’un chef d’Etat ou de gouvernement peut dire à Sissi en personne.

Le président français Emmanuel Macron, qui reçoit Sissi à Paris cette semaine, devrait faire pression sur lui sur le fait qu’il attend de lui des actes concrets en matière de droits humains. Emmanuel Macron devrait aussi lui signifier clairement qu’il n’obtiendra pas les marques de soutien qu’il cherche pour se légitimer tant que, à tout le moins, les accusations contre les responsables de l’EIPR n’auront pas été abandonnées et que d’autres défenseurs des droits humains et prisonniers politiques n’auront pas été libérés.

Les mesures contre l’EIPR ont eu lieu dans le contexte d’un autre affront égyptien envers l’Union européenne (UE), avec qui l’Egypte négocie un nouvel accord d’aide. Partout dans le monde, ces accords sont généralement conditionnés au respect des droits humains par le pays bénéficiaire, même si dans les faits ces conditions ne sont souvent pas respectées. Le gouvernement égyptien, qui acceptait habituellement de tels accords, a rejeté ces conditions ces deux dernières années.

Encouragés

Le gouvernement égyptien sait pertinemment que l’UE est déchirée par une bataille politique avec certains de ses Etats membres, la Hongrie et la Pologne, sur des conditions similaires pour que ces dernières puissent accéder aux subsides européens. Le président Sissi et ses conseillers semblent avoir parié sur le fait que l’UE est trop divisée pour insister sur cette condition pour l’Egypte.

L’attitude de l’Egypte laisse entendre une volonté de revenir à la situation antérieure à la déclaration universelle des droits de l’homme, lorsque les gouvernements considéraient les droits humains comme une affaire intérieure plutôt que comme une question légitime d’intérêt international

Ils se sont sentis encouragés en voyant, par exemple, que le gouvernement allemand a décerné à l’ambassadeur d’Egypte la Croix fédérale du mérite, la plus haute distinction allemande, alors même que ce même ambassadeur persiste à dire que les normes universelles des droits humains ne s’appliquent pas à l’Egypte.

L’attitude de l’Egypte laisse entendre une volonté de revenir à la situation antérieure à la déclaration universelle des droits de l’homme, il y a soixante-douze ans, lorsque les gouvernements considéraient encore les droits humains comme une affaire intérieure plutôt que comme une question légitime d’intérêt international.

La transition politique aux Etats-Unis a probablement également joué dans les calculs de Sissi concernant l’attaque contre les dirigeants de l’EIPR. Après avoir été le « dictateur préféré » du président Donald Trump pendant quatre ans, Sissi cherche peut-être à faire taire les quelques voix qui s’élèvent encore dans le pays pour critiquer la répression, avant qu’un président américain qui lui serait moins favorable ne prenne ses fonctions. Ou peut-être pense-t-il qu’ayant libéré les responsables de l’EIPR en guise de « concession », il peut continuer à faire taire quasiment toutes les voix critiques importantes – de loin la répression la plus sévère de l’histoire égyptienne moderne.

Précédents d’impunité

Les gouvernements européens ont une responsabilité partagée dans cette situation désastreuse : ils ont soutenu le gouvernement de Sissi politiquement et financièrement, ne faisant que peu d’efforts pour qu’il respecte les principes les plus élémentaires en matière de droits humains. Par exemple, lorsque le général Sissi a supervisé le meurtre d’au moins 817 manifestants en douze heures lors d’un sit-in sur la place Rabaa en 2013, presque aucun gouvernement n’a mis la pression nécessaire pour que les responsables soient traduits en justice.

De même, les gouvernements sont restés muets lorsque le gouvernement Sissi a réprimé brutalement des manifestations massives en septembre 2019. Cela a créé des précédents d’impunité, qui n’ont fait qu’encourager le gouvernement Sissi à poursuivre ses abus.

Sissi a habilement touché la corde sensible des intérêts européens, se présentant comme un rempart contre le terrorisme et les migrations, un ami d’Israël et un acheteur d’armes insatiable. Les gouvernements européens ont accepté ce marché obscène, au prix des droits et des libertés du peuple égyptien. Cela n’a fait qu’enhardir Sissi à faire taire les quelques voix indépendantes qui subsistent dans le pays.

Il est temps d’adopter une nouvelle approche. Les ventes d’armes à l’Egypte devraient cesser, étant donné les agissements de la police égyptienne en matière d’arrestations et de torture d’opposants et de personnes LGBT dans tout le pays, les atrocités de l’armée égyptienne au nord Sinaï et son soutien (aux côtés de la Russie et des Emirats arabes unis) aux forces impitoyables du commandant libyen Khalifa Haftar.

Transparence

L’assistance à l’Egypte ne doit pas aller à l’armée déjà riche, mais être confiée à des institutions civiles, telles que les hôpitaux égyptiens décrépits, qui servent directement le peuple égyptien. Les bailleurs devraient insister pour que les organisations et associations indépendantes concernées par les projets de développement soient libres de débattre des besoins de la population en termes d’aide au développement.

Le Fonds monétaire international, qui a prêté 20 milliards de dollars à l’Egypte depuis 2016, devrait exiger la transparence de la part du vaste et opaque réseau d’affaires civiles de l’armée, notamment en permettant un contrôle indépendant par la société civile pour lutter contre la corruption, et en exigeant que les responsables rendent compte de leurs actes.

Des sanctions ciblées devraient être imposées aux hauts fonctionnaires qui mènent la répression. Et les Etats membres du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, que la France est sur le point de rejoindre, devraient mettre fin à leur silence honteux sur la brutalité de la répression en Égypte et prendre enfin des mesures collectives pour mettre fin aux graves violations des droits humains par le gouvernement égyptien.

Le cœur du message devrait être que le « business as usual » est terminé. Espérons que les arrestations des membres de l’EIRP feront enfin ouvrir les yeux sur la vraie nature du gouvernement de Sissi, et qu’elles inciteront les pays occidentaux à mettre un terme à leur complicité silencieuse dans l’écrasement de la dignité et de la liberté de cent millions d’Égyptiens.

Pour suivre Kenneth Roth sur Twitter : @KenRoth

Kenneth Roth (Directeur exécutif de Human Rights Watch.)

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