(Tunis) – Condamné à perpétuité à l’issue d’un des plus célèbres procès antiterroristes du Maroc, un homme est apparemment détenu en régime d’isolement abusif depuis plus de trois ans, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le procès collectif dont il était partie était entaché de graves violations des droits des accusés.
La peine de prison à perpétuité prononcée contre le Belgo-Marocain Abdelqader Belliraj était essentiellement fondée sur ses « aveux » et ceux de ses coaccusés, d’après eux obtenus sous torture de la police. Son épouse a déclaré à Human Rights Watch que Belliraj est enfermé dans sa cellule 23 heures sur 24 et privé de tout contact avec ses codétenus depuis 2016, ce qui contrevient aux normes des Nations Unies sur le traitement des prisonniers.
« C’est déjà terrible qu’un homme soit condamné à perpétuité par déni de justice, mais l’incarcérer en plus dans des conditions inhumaines pendant des années, c’est comme enfoncer le couteau dans la plaie », a déclaré Eric Goldstein, directeur Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch par intérim. « Abdelqader Belliraj et tous les prisonniers du Maroc devraient être traités avec humanité, ce qui implique des contacts quotidiens avec d’autres êtres humains. »
Rachida Hatti, l’épouse de Belliraj, qui vit en Belgique, est autorisée à lui parler au téléphone. Elle a déclaré que son mari, détenu à la prison Toulal 2 de Meknès, n’est autorisé à quitter sa cellule qu’une heure par jour depuis mai 2016, et que les autorités le privent de tout contact avec les autres prisonniers. « Il m’a dit que souvent, il refuse son heure de promenade quotidienne, parce qu’à quoi bon marcher tout seul dans une cour, comme un fou ? » a-t-elle ajouté.
Le 12 novembre 2019, Human Rights Watch a adressé une lettre à la Délégation interministérielle aux droits de l’Homme, une instance officielle, en demandant des éclaircissements sur le régime d’isolement appliqué à Belliraj. La Délégation a déclaré qu’ils avaient transmis la lettre à l’Administration marocaine des prisons, mais Human Rights Watch n’a reçu aucune autre réponse.
L’« affaire Belliraj » avait fait les gros titres au Maroc en 2008, quand le ministre de l’Intérieur de l’époque avait annoncé à grand bruit l’arrestation de 35 hommes censés composer « une des plus dangereuses organisations terroristes récemment démantelées ». Pourtant, les accusations contre Belliraj et ses 34 coaccusés, dont cinq personnalités politiques et un journaliste de télévision, ne portaient sur aucun acte concret depuis 2001 au moins. En outre, les actes attribués à Belliraj, présumé chef de réseau, comprenaient des meurtres en Belgique au sujet desquels les autorités belges n’avaient pas voulu lancer de poursuites, ainsi qu’un braquage à Casablanca pour lequel d’autres personnes avaient déjà été jugées et condamnées.
Plusieurs accusés, dont Belliraj, ont déclaré qu’ils avaient été enlevés puis détenus au secret pendant des semaines, durant lesquelles ils étaient interrogés sous la torture dans des stations de police. Tous les accusés ont déclaré qu’ils avaient été soit physiquement contraints, soit trompés afin de signer de faux aveux, plus tard utilisés comme principale preuve à charge contre eux. Ni le tribunal de première instance, qui les a tous reconnus coupables en 2009, ni la cour d’appel, qui a confirmé les condamnations en 2010, n’ont enquêté sur leurs allégations de torture. Les verdicts allaient de peines de prison avec sursis jusqu’à la prison à perpétuité.
En juin 2011, la Cour de cassation a confirmé la plupart des verdicts, mais décidé que six accusés devaient être rejugés. Cinq d’entre eux ont été condamnés à nouveau, le sixième a été acquitté.
En 2012, le roi Mohammed VI a gracié le journaliste, quatre des cinq personnalités politiques impliquées dans l’affaire, ainsi qu’un autre prisonnier qui avait de graves problèmes de santé. Deux autres ont été graciés en 2017, et 17 sont sortis de prison à diverses dates après avoir purgé leurs peines. D’après les informations qu’a pu obtenir Human Rights Watch, huit hommes, condamnés à des peines allant de 15 ans à la perpétuité, sont encore derrière les barreaux aujourd’hui : Belliraj, Mokhtar Lokman, Abdessamed Bennouh, Mohamed Yousfi, Abdellatif Bekhti, Abdellah Rammache, Jamal el-Bey et Redouane el-Khalidi.
Selon « L’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus » de l’ONU, également connu sous l’appellation « Règles Nelson Mandela », le régime d’isolement carcéral consiste à passer 22 heures ou plus par jour sans « contact humain significatif ». L’isolement carcéral prolongé – plus de 15 jours consécutifs – est considéré comme un traitement cruel, inhumain ou dégradant, ce qui est strictement interdit par le droit international.
Le « Essex paper », document d’experts détaillant les directives applicables aux Règles Nelson Mandela, définit l’expression « contact humain significatif » comme « la quantité et qualité d’interactions sociales et de stimulation psychologique dont les êtres humains ont besoin pour leur santé mentale ». D’après le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, « il est reconnu que toutes les formes d'isolement carcéral sans stimulation mentale appropriée sont susceptibles d’avoir, à long terme, des effets néfastes avec pour résultat la détérioration des facultés mentales et des aptitudes sociales ».
L’administration carcérale marocaine a des antécédents en matière de maintien des prisonniers dans des conditions d’isolement dures. Des membres de la famille de Nasser Zefzafi, leader de manifestations largement pacifiques dans la région du Rif, ont déclaré à Human Rights Watch qu’il était resté enfermé dans sa cellule 23 heures par jour pendant au moins un an après son transfert à la prison de Oukacha à Casablanca en 2017. Taoufik Bouachrine, un journaliste d’opposition condamné pour agressions sexuelles lors d’un procès “entaché d’irrégularités”, selon un groupe de travail des Nations Unies, a été privé de tout contact avec d’autres détenus et même empêché de parler à ses gardiens pendant plus d’un an après son arrivée à la prison d’Aïn El Borja à Casablanca en 2018.
« Au bout d’un certain temps, l’opinion publique tend à perdre de vue les affaires comme celle de Belliraj, même si elles étaient entachées d’irrégularités », a conclu Eric Goldstein. « Dix ans après leur procès injuste, huit hommes sont toujours en prison aujourd’hui, dont au moins un dans des conditions apparemment inhumaines. N'oublions pas leur détresse. »
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