Honorable Commissaire Asuagbor
Commission africaine des droits de l’homme et des peuples
21 Bijilo Annex Layout, Kombo North District
Banjul
Gambie
Objet : Situation des droits humains au Rwanda
Madame la Commissaire,
Nous nous permettons de nous adresser à vous en votre qualité de Rapporteuse pays au Rwanda.
Cela fait plus de vingt ans que Human Rights Watch travaille sur le Rwanda. Sur la période 1995–2013, nous avons pu compter la plupart du temps sur un chercheur ou une chercheuse basé(e) dans le pays. La situation est devenue plus difficile depuis 2013, quand HRW n’a plus pu obtenir de visa de travail. Cependant, nous pouvons toujours accéder au pays et nos travaux se poursuivent.
Nous restons profondément préoccupés par les atteintes aux droits humains qui continuent de se produire au Rwanda, par les tentatives que déploient les agences et acteurs gouvernementaux pour couvrir ces atteintes et par le peu d’espace dédié à la liberté d’expression au sein du pays.
Le gouvernement rwandais continue de limiter la capacité des groupes de société civile, des médias et des organisations internationales de défense des droits humains à fonctionner de manière libre et indépendante et à critiquer ses politiques ou méthodes de travail. Nous avons rendu compte de la manière dont des membres de l’armée ou de la police ont arrêté ou détenu des personnes de manière arbitraire dans des centres de détention non officiels, torturant et maltraitant certaines d’entre elles. Les exécutions sommaires perpétrées d’avril 2016 à mars 2017 et les menaces qui ont ensuite visé les membres des familles des victimes avec lesquels nous nous sommes entretenus ont semé la terreur parmi la population de la province de l’Ouest.
Veuillez trouver ci-après une description plus détaillée de ces préoccupations. Nous serions également ravis de vous transmettre un complément d’information et, si vous le souhaitez, les documents d’information rédigés par les membres de notre personnel travaillant sur le Rwanda.
En votre qualité de Rapporteure pays au Rwanda, nous espérons que vous serez disposée à collaborer avec le gouvernement rwandais et à renforcer les principes fondamentaux relatifs aux droits humains, notamment : le respect de l’état de droit, la liberté de ne pas être soumis à une détention arbitraire ou illégale, l’interdiction de la torture et la liberté d’association, d’opinion et d’expression, en particulier le droit d’avoir des opinions politiques contraires à celles du gouvernement. Nous vous demandons également d’exhorter le gouvernement à prendre au sérieux et à enquêter sur toutes les allégations d’assassinats extrajudiciaires et de torture et à veiller à ce que les auteurs de crimes graves soient tenus de rendre compte de leurs actes.
Wendy Issack, chercheuse à Human Rights Watch, qui assistera à la 61ème Session ordinaire à Banjul, vous serait très reconnaissante de bien vouloir la rencontrer à votre convenance pour débattre plus avant de la situation des droits humains au Rwanda. Vous pouvez la joindre à […].
Nous nous réjouissons à la perspective de participer activement à la 61ème Session ordinaire.
Veuillez agréer, Madame la Commissaire, l’expression de nos respectueuses salutations.
Ida Sawyer
Directrice, Afrique centrale
Annexe : Synthèse des atteintes aux droits humains récentes documentées par Human Rights Watch
Pluralisme politique et liberté d’expression
Lors d’un référendum tenu en décembre 2015, les citoyens rwandais ont voté à une très large majorité en faveur d’amendements constitutionnels permettant au Président Paul Kagame de briguer un troisième mandat en 2017 puis deux quinquennats additionnels. Rares sont les voix à l’intérieur du pays qui se sont publiquement opposées à cette décision.
L’élection présidentielle du 4 août 2017 s’est déroulée dans un contexte marqué par une liberté d’expression très limitée et un espace politique restreint. Entre le référendum et l’élection, remportée par Kagame avec 98,79 % des voix, d’après les informations disponibles, nous avons constaté de nombreuses atteintes aux droits à la liberté d’expression, d’association et de rassemblement à travers le pays.
Nous nous sommes entretenus avec des activistes locaux et des citoyens privés qui ont évoqué des mesures d’intimidation et des irrégularités tant à l’approche de l’élection que pendant celle-ci, notamment des dons forcés destinés au parti dirigeant, l’incapacité à voter de manière privée et des scrutins falsifiés.
Diana Rwigara, qui aurait souhaité se présenter en tant que candidate indépendante, a été empêchée de prendre part à l’élection et se trouve actuellement en détention. Le harcèlement de Rwigara a commencé en mai, lorsque – 72 heures après avoir annoncé son intention de se présenter à l’élection présidentielle – des photos d’elle nue ont été publiées dans les réseaux sociaux visiblement pour tenter de l’humilier et de l’intimider. La Commission électorale nationale a par la suite rejeté sa candidature, faisant valoir qu’un grand nombre des signatures requises pour appuyer sa candidature n’étaient pas valides. Rwigara a rejeté les accusations, affirmant avoir rempli les critères d’éligibilité.
Le 30 août, suite à des rumeurs selon lesquelles Rwigara aurait été arrêtée ou victime d’une disparition forcée, la police a annoncé qu’elle ne se trouvait pas en détention mais qu’elle faisait l’objet d’une enquête. Au bout de plusieurs semaines d’intimidation, d’interrogatoires et de restrictions à leur liberté de circulation, Rwigara, sa sœur et sa mère ont été arrêtées le 23 septembre. Elles se trouvent actuellement en garde à vue à Kigali, la capitale rwandaise. Sa sœur a été libérée sous caution le 23 octobre. Rwigara est accusée d’incitation à l’insurrection et de faux et usage de faux. Nous sommes très préoccupés par le fait que ces chefs d’inculpation pourraient avoir des motivations politiques et nous interrogeons sur les chances que Rwigara puisse bénéficier d’un procès équitable.
L’arrestation de Rwigara se déroule dans un contexte de pressions croissantes à l’encontre d’autres opposants politiques. Ainsi, le 6 septembre, sept membres des Forces démocratiques unifiées (FDU)-Inkingi, un parti d’opposition interdit, ont été arrêtés, dont quatre de ses dirigeants. Ceux-ci sont accusés d’avoir constitué un groupe armé illégal et d’avoir commis des délits à l’encontre du Président. Un autre membre du parti a été victime d’une disparition forcée le 6 septembre et détenu au secret pendant 17 jours avant qu’un membre de sa famille ne puisse lui rendre visite dans un poste de police.
Le service de la BBC en langue kinyarwanda a été interdit par le gouvernement en mai 2015 après qu’un comité avait conclu qu’un documentaire télévisé de la BBC, intitulé « Rwanda’s Untold Story », avait, entre autres, abusé de la liberté de la presse et enfreint la loi rwandaise relative au déni du génocide et au révisionnisme, incitant à la haine et au divisionnisme.
Depuis que la BBC n’a plus le droit d’émettre, Voice of America reste la seule station de radio indépendante qui diffuse des émissions en langue nationale à travers le pays. Le service de Voice of America en langue kinyarwanda a rendu compte de sujets sensibles tels que les rapports de Human Rights Watch en 2017 et le procès de Diane Rwigara et sa famille.
John Ndabarasa, journaliste à Sana Radio, une station locale, a disparu le 8 août 2016, pour ne réapparaître que le 6 mars 2017à Kigali. Ndabarasa est un parent de Joel Mutabazi, ancien membre de la garde présidentielle condamné à perpétuité en 2014 pour des délits d’ordre sécuritaire. Lors d’un récit qui a fait naître des soupçons parmi de nombreuses personnes, Ndabarasa a déclaré à des journalistes qu’il avait fui le pays puis décidé de revenir de son plein gré. Sa disparition et le peu d’informations qui ont été recueillies depuis sa réapparition ont lancé un signal inquiétant aux autres journalistes locaux.
Exécutions extrajudiciaires et infractions mineures
Les forces de sécurité de l’État rwandais ont tué au moins 37 personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions mineures et en ont fait disparaître quatre autres de force dans la province rwandaise de l’Ouest entre avril 2016 et mars 2017. La plupart des victimes étaient accusées d’avoir volé des articles tels que des bananes, une vache ou une moto. D’autres étaient soupçonnées d’avoir passé de la marijuana en contrebande, d’être venus au Rwanda après avoir franchi la frontière avec la République démocratique du Congo de manière illégale, ou d’avoir utilisé des filets de pêche illégaux.
Pour les autorités, ces exécutions extrajudiciaires devaient servir d’avertissement. Dans la plupart des cas, les militaires locaux et les autorités civiles ont déclaré aux résidents, souvent lors de réunions publiques, que le petit délinquant soupçonné d’infraction avait été tué et que tous les autres voleurs et criminels de la région seraient arrêtés et exécutés.
Nous avons rendu compte de ces assassinats en juillet, et les agents du gouvernement ont rapidement qualifié notre rapport de « fausse information ».
De nombreux membres des familles des victimes ont déclaré à Human Rights Watch que les autorités locales les avaient interrogés, menacés, voire détenus à l’issue de notre rapport.
Le 13 octobre, la Commission nationale des droits de l’homme du gouvernement rwandais a publié un rapport dans le but de discréditer les allégations d’assassinats extrajudiciaires et de disparitions forcées et d’attaquer Human Rights Watch. Le rapport de la Commission, compilé après avoir fait subir des mesures d’intimidation et des menaces aux témoins, de même que la conférence de presse qui s’en est suivie ont été en grande partie fabriqués de toutes pièces, ont dénaturé les travaux de Human Rights Watch et ont incité des agents du gouvernement et des parlementaires à émettre toute une série de commentaires désobligeants et injustifiés à l’encontre de notre personnel.
Détentions illégales dans des « centres de transit »
Nous effectuons des travaux de recherche sur les détentions illégales depuis 2010, et avons publié plusieurs rapports d’après nos conclusions.
Cela fait au moins douze ans que les autorités rwandaises embarquent les personnes démunies pour les détenir de manière arbitraire dans des « centres de transit » (également appelés « centres de réhabilitation ») à travers le pays. Les conditions qui y prévalent sont souvent inhumaines et reflètent la manière dont le gouvernement perçoit certains groupes d’individus, à savoir comme des contrevenants ou des sources de nuisances, plutôt que comme des victimes ou des personnes vulnérables.
Les personnes sans abri, les vendeurs ambulants, les enfants des rues, les travailleurs sexuels et d’autres personnes démunies ont été chassés de la voie publique et détenus dans ces centres de façon prolongée. Les détenus y ont reçu de la nourriture, de l’eau et des soins médicaux en quantité insuffisante ; ont fréquemment subi des passages à tabac ; et ont rarement pu quitter leur pièce sale et surpeuplée. Depuis 2014, nous avons interrogé une centaine de personnes qui ont été détenues dans ces centres. Aucune d’entre elles n’a été formellement inculpée d’une infraction pénale quelle qu’elle soit ni n’a vu de procureur, de juge ou d’avocat avant ou pendant sa détention. Nous restons préoccupés par cette absence de procédures régulières et considérons que ces détentions sont arbitraires et illégales.
Si ces centres ont officiellement pour mission de « réhabiliter » en offrant une éducation ou une formation professionnelle, la plupart des personnes que nous avons interrogées n’ont pas bénéficié d’une telle formation et ont été traitées comme des prisonniers.
Les conditions qui prévalent d’un « centre de transit » à un autre sont similaires. Ce sont des policiers ou d’autres groupes chargés de la sécurité qui ont embarqué les détenus pour les emmener dans un centre. La plupart des détenus n’avaient pas le droit de quitter leur pièce, sauf pour aller aux toilettes, et ce, seulement deux fois par jour. Dans la plupart des cas, leur seule nourriture était tout au plus un bol de maïs par jour, et plusieurs anciens détenus se sont plaints du manque d’eau potable et de possibilités de faire leur toilette.
Les passages à tabac par des policiers ou d’autres détenus étaient monnaie courante.
Détentions illégales et torture dans des camps militaires
De 2010 à 2017, des dizaines de personnes soupçonnées d’avoir collaboré avec des « ennemis » du gouvernement rwandais ont été détenues illégalement et torturées dans des centres de détention militaire par des soldats de l’armée rwandaise et des agents du renseignement. Certaines de ces personnes ont été détenues dans des lieux inconnus, notamment au secret, de façon prolongée et dans des conditions inhumaines.
Les actes de torture et les détentions illégales ont pour objectif de soutirer des informations à des membres ou des sympathisants avérés ou soupçonnés des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR)—un groupe armé basé dans l’est de la République démocratique du Congo—et, dans une moindre mesure, du Congrès national rwandais (RNC), un groupe d’opposition en exil, et des Forces démocratiques unifiées (FDU)-Inkingi.
La plupart des détenus étaient séquestrés près de Kigali, la capitale, ou dans le nord-ouest du Rwanda.
Les passages à tabac d’une grande violence, les électrocutions, les asphyxies et les simulacres d’exécutions sont autant d’actes employés pour forcer les suspects à passer aux aveux ou à incriminer d’autres individus. D’anciens détenus ont été séquestrés, pour certains jusqu’à neuf mois, dans des conditions extrêmement difficiles et inhumaines, avec des quantités insuffisantes d’eau et de nourriture pour pouvoir répondre à leurs besoins fondamentaux.
Dans de nombreux cas, au bout de plusieurs mois de détention illégale—et souvent après que les détenus avaient signé une déclaration sous la torture—, les autorités rwandaises les ont transférés vers des centres de détention officiels, d’où ils ont ensuite été inculpés et jugés. La période passée en détention dans le centre militaire a été supprimée de leur dossier public.
Bien qu’il leur ait été demandé de ne pas révéler les abus subis en détention, un grand nombre d’accusés ont déclaré aux juges avoir été détenus illégalement ou torturés dans des centres de détention militaire. Nous n’avons connaissance d’aucun juge qui aurait ordonné l’ouverture d’une enquête sur les allégations ou qui aurait rejeté les éléments de preuve obtenus sous la torture.
Les atteintes documentées dans notre dernier rapport (publié en octobre 2017) enfreignent clairement le droit rwandais et international, y compris plusieurs traités tels que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et la Convention contre la torture, qui interdisent les disparitions forcées, les arrestations et détentions arbitraires et illégales et le recours à la torture et à d’autres sévices.
En octobre, le Sous-comité pour la prévention de la torture, un organe de surveillance du Protocole facultatif à la Convention contre la torture (que le Rwanda a ratifié en 2015), a effectué une visite d’État au Rwanda. Toutefois, le Sous-comité a dû abréger son séjour, évoquant des mesures d’obstruction de la part du gouvernement rwandais et la peur de représailles à l’encontre des personnes interrogées. En dix ans d’existence, ce n’était que la troisième fois que le Sous-comité devait suspendre une visite.