Six ans après la chute du régime de Ben Ali, renversé par une révolution populaire en 2011, la justice transitionnelle semble vivre des heures difficiles. L’impunité pour les violations des droits humains sévit encore, les plus hauts responsables de la répression ont échappé à la justice et l’Instance Vérité et Dignité (IVD), mise en place en 2014 pour établir la vérité sur les violations des droits politiques, civils et économiques commises par les gouvernements successifs depuis l’indépendance, est attaquée de toutes parts. Le dernier élément qui vient fragiliser d’avantage ce processus est la remise à l’ordre du jour d’un nouveau projet de loi sur la réconciliation économique, qui provoque beaucoup de remous depuis 2015. Pourtant, la Tunisie a besoin de continuer à faire la lumière sur les rouages de l’autoritarisme et de la prédation économique si elle veut rompre définitivement avec ce passé et poursuivre sa trajectoire démocratique.
La Commission de législation générale du parlement a commencé à discuter le nouveau projet, le 26 avril 2017. En cas d’adoption, cette loi menacerait le processus de justice transitionnelle initié en décembre 2013. Les étapes de ce processus passent d’abord par un établissement des faits et une révélation de la vérité sur les violations des droits humains liées au système répressif ; elle comporte aussi la lutte contre l’impunité par un transfert des dossiers à la justice ; enfin le travail d’enquête permet, en identifiant les coupables, de filtrer les institutions de l’Etat et la réforme institutionnelle, pour éviter la répétition des mêmes abus.
La Tunisie dispose actuellement de deux mécanismes pour enquêter et juger les crimes de corruption perpétrés sous l’ancien régime. D’abord, le système judiciaire a le pouvoir de poursuivre et de juger quiconque a profité ou s’est rendu complice de malversations. Ensuite, l’Instance Vérité et Dignité (IVD), créée par la loi sur la justice transitionnelle, a pour mandat d’enquêter sur les crimes de corruption, de faire un arbitrage sur de telles affaires, ou de transférer à la justice les dossiers d’hommes d’affaires ou d’agents de l’Etat soupçonnés de corruption.
La nouvelle loi mettrait pratiquement fin à tout cela, en remplaçant à la fois l’IVD et le système judiciaire dans leurs rôles. Si elle est adoptée, les tribunaux ne pourront plus poursuivre ni juger pour des faits liés à la corruption les personnes ayant obtenu une amnistie ou un certificat de réconciliation d’une « commission de réconciliation » dont la création est prévue dans le projet de loi. Quant à l’IVD, la loi prévoit d’annuler toute sa compétence sur les crimes financiers et de corruption. Elle ne pourrait ainsi plus ni enquêter, ni engager de procédure d’arbitrage, ni transférer des dossiers de corruption à la justice.
La Commission de réconciliation que cette loi créerait aurait un mandat d’une durée de neuf mois. Tel que prévu, le fonctionnement de cette commission présente de multiples défaillances par rapport à un processus sain de justice transitionnelle. Elle manque, dans la désignation de ses membres, d’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif ; elle ne pourrait traiter que de dossiers individuels d’hommes d’affaires corrompus se présentant volontairement devant elle, et n’aurait pas pour mandat d’identifier les rouages de la corruption sous l’ancien régime ; elle pourrait faire bénéficier les fonctionnaires de l’Etat impliqués dans des affaires de corruption d’une amnistie et d’une immunité des poursuites, mettant ainsi à mal les efforts pour extirper la corruption de l’administration tunisienne.
Corruption et violations des droits humains vont de pair
En Tunisie comme ailleurs, corruption et violations des droits humains vont de pair. Selon le rapport de la Commission nationale chargée d’enquêter sur la corruption et le détournem de 2012 ent de fonds publics, la famille et les proches de Ben Ali ont détourné à leur profit fonds et terrains publics en instrumentalisant les institutions de l’Etat, comme les banques publiques, le système judiciaire et la police, pour s’octroyer un maximum d’avantages et punir ceux qui résistaient à leurs initiatives dans le secteur des affaires.
La loi sur la justice transitionnelle prévoit une méthode globale pour remédier aux atteintes aux droits humains commises dans le passé. La loi a créé l’instance Vérité et Dignité (IVD) chargée de faire la lumière sur les violations des droits civils, politiques et économiques commises entre 1955 et 2013.
La loi sur la justice transitionnelle permet à l’instance de servir de médiatrice dans des affaires relatives à la corruption et aux crimes économiques à la demande d’une personne accusée, du gouvernement ou d’une personne lésée par la corruption. L’accord d’arbitrage entre la personne responsable de corruption et le gouvernement ou les victimes comprend une reconnaissance écrite et une excuse de la personne responsable et précise les versements de réparation à effectuer au gouvernement ou aux victimes (ou les deux). Les déclarations de l’auteur des méfaits et les preuves recueillies par la commission doivent être rendues publiques pour aider l’instance à identifier les institutions et les réseaux qui ont permis à la corruption de se développer. Un accord final d’arbitrage mettrait fin aux poursuites judiciaires engagées ou arrêterait l’exécution de la peine.
D’après les chiffres avancés par l’IVD, celle-ci aurait été saisie de 2700 demandes d’arbitrage dans des affaires financières, dont 685 présentées sur demande de l’Etat, 16 par les auteurs des violations financières, et les autres par des victimes individuelles. Pour toutes ces affaires, l’IVD déclare rencontrer des difficultés liées à l’absence de collaboration de la part des instances étatiques, ce qui a entravé son travail d’arbitrage. Si le projet de loi est adopté, l’IVD serait privée de son mandat d’enquête sur les crimes économiques.
Secret de l’information entravant la recherche de la vérité
Le projet de loi de réconciliation économique proposé garantirait la confidentialité des informations obtenues des contrevenants qui entrent dans le processus de réconciliation et celui des décisions de la commission, qui ne seraient pas divulguées au public ni à l’administration. Les documents obtenus dans le cadre des travaux de la Commission seraient certes versés aux archives nationales, mais la loi ne dit rien sur les modalités d’accès à ces documents. La Commission devra publier un rapport final contenant le « résultat » de ses travaux. Cependant, le rapport n’aurait pas à mentionner pas les auteurs de violations, contrairement à ce qui est prévu pour le rapport final de l’IVD -un document public dans lequel l’IVD doit identifier les « responsables » des violations.
La loi prévoit qu’aucune personne ni aucune instance ne pourra utiliser l’information obtenue « dans le cadre de cette loi à d’autres fins ou dans une autre situation ». Cet article pourrait de fait mettre hors-jeu des institutions telles que l’IVD ou le pouvoir judiciaire en ne rendant pas accessibles des informations récoltées par la Commission. Cela entraverait également les recherches concernant les autres violations des droits humains, qui peuvent être liées aux institutions ou personnes impliquées dans les affaires de corruption.
Absence d’une identification des rouages de la corruption
Le mandat octroyé à la Commission de réconciliation semble étroitement désigné pour traiter de cas individuels de réconciliation et n’a pas pour objectif de dévoiler les rouages d’un système qui a permis aux plus corrompus de bénéficier de complicités au sein même de l’appareil de l’Etat. Or, l’un des objectifs principaux de la justice transitionnelle est d’identifier, pour le démanteler, le système répressif, en cernant les mécanismes, les individus, les lois et les institutions qui permettaient à la toile d’araignée de la corruption de faire ses montages financiers, en toute sécurité. La dimension systémique et institutionnelle de la corruption devra ainsi être au cœur de toute révélation de la vérité sur les crimes du passé. Or, le nouveau projet de loi ne donne à la Commission de réconciliation aucune compétence en ce domaine. Il se contente de lui demander d’examiner les demandes individuelles qu’elle reçoit, de vérifier la véracité des informations, de déterminer les montants du remboursement, et finalement de remettre l’argent dans les caisses de l’Etat. Ceci est d’autant plus grave que le projet de loi prévoit une saisine volontaire de la Commission de réconciliation par la personne accusée de corruption. Cela veut dire que seul un homme d’affaire ou un agent de l’Etat corrompu peut actionner le travail de la commission, et que celle-ci n’a pas le pouvoir de se saisir selon des informations qui lui parviendraient ou d’enquêter de manière indépendante sur des personnes qui ne se seraient pas présentées volontairement. L’ironie est qu’on en reviendrait ainsi à rendre l’Etat otage de la bonne volonté d’individus notoirement corrompus ou sur lesquels pèsent de graves accusations de malversations financières ou de prédation monétaire.
Un manque d’autonomie par rapport au pouvoir exécutif
L’indépendance du processus de justice transitionnelle et son autonomie est remise en cause par la nouvelle loi. Certes, le projet remanié a amélioré la composition de la Commission de réconciliation, qui était initialement chapeautée entièrement par l’exécutif. Cependant, le nouveau mécanisme proposé ne permet pas d’avoir des garanties d’indépendance et d’autonomie suffisantes par rapport aux autorités. Tous les membres de la Commission de réconciliation seraient nommés et non élus, soit par des représentants de l’exécutif ou du pouvoir législatif, comme c’est le cas du président de la commission nommé par le chef de l’Etat, soit par des structures professionnelles telles que l’ordre des avocats ou des représentants du pouvoir judiciaire. La Commission ne disposerait pas d’un budget autonome voté par le parlement, mais les fonds nécessaires à son fonctionnement seraient alloués du budget de la Haute Instance pour la prévention de la corruption, qui elle-même souffre de problèmes budgétaires, selon les déclarations répétées de son président, Chawki Tabib.
Une amnistie sans assainissement de l’Etat
Le projet de loi, en proposant une amnistie aux fonctionnaires, entraverait aussi la capacité du gouvernement d’établir un mécanisme de contrôle au sein de l’administration publique afin d’évaluer l’intégrité et l’aptitude des représentants du gouvernement et des fonctionnaires à exercer leurs fonctions compte tenu de leur participation antérieure à la corruption. En effet, le projet de loi prévoit que les fonctionnaires ou agents de l’Etat, contre lesquels existent des poursuites ou des jugements pour des faits liés à la corruption financière ou administrative, bénéficieraient de l’amnistie, à condition qu’ils n’aient pas eux-mêmes profité financièrement de la corruption. Les mécanismes d’une telle amnistie seraient les suivants : pour ceux qui ont des jugements définitifs, il suffira qu’ils présentent une demande d’amnistie auprès des autorités judiciaires compétentes pour avoir un certificat d’amnistie. Pour ceux dont les affaires sont en cours, les autorités judiciaires saisies présenteraient leurs demandes d’amnistie à la commission de réconciliation qui aurait à statuer sur les demandes dans un délai de 60 jours. Quant à la catégorie des fonctionnaires corrompus ayant bénéficié personnellement et financièrement de la corruption, la loi est silencieuse sur les mécanismes qui permettraient de les identifier, les obliger à déclarer leurs avoirs, les distinguer de ceux qui n’ont pas bénéficié d’un avantage personnel.
Conclusion
Au final, la loi sur la réconciliation économique semble inverser les principes mêmes de la justice transitionnelle. Au lieu d’établir la vérité, elle ne pourra que mener à un manque de visibilité sur les personnes et les institutions impliquées pendant des dizaines d’années dans la prédation systématique de l’économie tunisienne. Au lieu de permettre un assainissement des institutions, en identifiant les fonctionnaires corrompus et en les excluant de la fonction publique, elle procurerait une amnistie sans examen préalable de leurs actes individuels, enracinant ainsi la culture de l’impunité dans l’administration tunisienne. Au lieu d’obliger ceux qui ont contribué à la corruption à rendre des comptes, elle permet un rachat de leurs fautes au rabais, ouvrant ainsi la voie à une répétition indéfinie de ce même système.