Tant que l’Arabie saoudite n’aura pas mis fin aux frappes illégales et tant qu’elle n’aura pas soit mené des enquêtes conformes aux normes internationales, soit accepté une enquête internationale indépendante, l’Arabie saoudite devrait être suspendue en tant que membre du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, selon Human Rights Watch. Human Rights Watch n’a connaissance d’aucune enquête fiable menée par l’Arabie saoudite ni par d’autres membres de la coalition sur ces faits ni sur d’autres frappes aériennes illégales présumées, ni sur aucune indemnisation pour les victimes.
Raouf Mohammed al-Sayideh, un homme de 25 ans employé dans un atelier de couture et de broderie touché lors d’une des attaques, a expliqué comment il avait porté secours à ses collègues : « J’ai entendu le bang et je suis venu …pour chercher les autres travailleurs [blessés] …. L’un d’eux était coincé sous les décombres. Le gérant a dû appeler son téléphone pour que nous sachions où il se trouvait afin de lui porter secours. La dernière personne que nous avons sortie [des décombres] c’était le garçon [de 16 ans]….ses jambes se sont coincées entre ces deux grands blocs… son corps était carbonisé. »
Chacune des attaques semble violer le droit international humanitaire, ou les lois de la guerre. Certaines peuvent constituer des crimes de guerre. Les lois de la guerre interdisent les attaques délibérées contre des biens civils, les attaques qui ne font pas de distinction entre les cibles militaires et les biens civils, et les attaques qui portent atteinte de façon disproportionnée aux biens civils par rapport à l'avantage militaire escompté. Les biens civils comprennent les usines, les entrepôts, et d'autres entreprises commerciales, tant qu'ils ne sont pas utilisés à des fins militaires ou qu’ils deviennent un objectif militaire. Les attaques contre des biens civils commises volontairement - délibérément ou par imprudence - sont des crimes de guerre.
Le 26 mars 2015, la coalition menée par l’Arabie saoudite – comprenant le Bahreïn, le Koweït, le Qatar, les Émirats arabes unis (EAU), l’Égypte, la Jordanie, le Maroc et le Soudan – avec la participation des États-Unis, a déclenché une campagne aérienne contre les houthistes et leurs alliés. Le rapport documente les frappes aériennes contre des structures économiques civiles depuis le début de la campagne aérienne jusqu’en février 2016.
Les parties au conflit du Yémen ont proclamé une cessation des hostilités le 10 avril, et ont entamé des pourparlers de paix au Koweït plus tard le même mois. Bien que le niveau de violence dans le pays ait diminué après que le cessez le feu soit formellement entré en vigueur, tant les frappes aériennes que les combats terrestres se sont poursuivis. Le 25 mai, un bombardement de la coalition a frappé une usine d’embouteillage d’eau dans le gouvernorat de Lahj, blessant deux employés.
Les négociations pour mettre fin au conflit se poursuivent. Arrivant au Koweït le 26 juin pour soutenir les pourparlers de paix, le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a indiqué que « l’économie est dans un état précaire », soulignant « une pénurie alarmante de produits alimentaires de base » au Yémen. Les frappes aériennes ont aggravé une situation déjà sombre dans laquelle plus de 80 % de la population du Yémen a besoin d’une certaine forme d’assistance, selon Human Rights Watch.
Le 27 mai, le gouvernement saoudien a publié une déclaration affirmant que les forces de la coalition « ont pleinement respecté le droit international humanitaire et le droit international des droits humains dans leurs opérations militaires. » La déclaration a noté que « lorsqu’il y a des plaintes au sujet de ciblage de civils [ou] d’installations civiles…, des enquêtes sont menées par une équipe enquêtrice séparée et distincte établie au [quartier général] de la Force aérienne de la coalition. » Toutefois, le gouvernement n’a fourni aucune information publique permettant de vérifier ces plaintes, et Human Rights Watch n’a pu trouver aucune preuve à leur appui. Les autorités saoudiennes n’ont pas répondu aux multiples demandes d’information en ce qui concerne le ciblage délibéré des frappes aériennes documentées dans ce rapport ou dans des rapports antérieurs, ou bien concernant l’avancée d’éventuelles enquêtes.
Les États-Unis ont également une responsabilité de mener des enquêtes sur toutes les frappes auxquelles ils ont pris part. Les États-Unis ont été une partie au conflit dès les premiers mois des combats. En juin 2015, un porte-parole de l’armée des États-Unis a déclaré que les États-Unis aidaient la coalition par le « soutien du renseignement et le partage de renseignements, le ciblage de l'aide, un soutien consultatif, et le soutien logistique, incluant le ravitaillement en vol avec un maximum de deux sorties par jour. »
En mars 2016, responsable militaire américain a déclaré : « Les choses que nous faisons, en fournissant des renseignements et des munitions guidées de précision, ce sont des choses qui empêchent les victimes civiles. » Human Rights Watch a trouvé des restes de munitions étatsuniennes guidées par laser ou par satellite utilisées dans trois sites touchés par les frappes, dont deux ont causé des pertes civiles.
Le Royaume-Uni a également aidé la coalition menée par l’Arabie saoudite en « fournissant un soutien technique, des armes guidées de précision, et en échangeant des informations avec les forces armées saoudiennes », a déclaré le ministre de la Défense. Human Rights Watch a trouvé des restes de munitions guidées fabriquées au Royaume-Uni dans deux sites touchés par les frappes – notamment une munition fabriquée en mai 2015 après le début de la campagne aérienne – ainsi que les restes d’un missile de croisière fabriqué au Royaume-Uni qui a tué ou blessé des civils dans un troisième site.
Human Rights Watch ainsi que d’autres organisations yéménites et internationales ont lancé un appel aux gouvernements étrangers pour suspendre les ventes et les transferts de toutes les armes et les équipements militaires à destination des parties en conflit au Yémen « s’il y a un risque important que ces armes soient utilisées … pour commettre ou faciliter de graves violations du droit humanitaire international ou du droit international des droits humains. »
« Les États-Unis et le Royaume-Uni s’en sont largement remis aux Saoudiens pour enquêter sur les frappes aériennes illégales malgré le peu de raisons de croire que ces enquêtes seront menées avec diligence ni que leurs résultats seront rendus publics », a conclu Priyanka Motaparthy. « Ces gouvernements bénéficient de milliards de dollars de ventes d’armes et soutiennent même que leur soutien aide les civils yéménites, mais ils n’ont rien fait pour appuyer ces affirmations. »
Étude de cas : Usine d’eau minérale de Radfan, gouvernorat de Lahj
Cette attaque a eu lieu le 25 mai 2016, et elle est comprise dans un supplément au rapport.
Le 25 mai, à partir de 4h du matin, un appareil de la coalition a largué huit à dix bombes sur l’usine d’embouteillage d’eau minérale de Radfan. L'usine était fermée pour la nuit, mais certains travailleurs dorment sur place. Les bombes ont frappé l'usine pendant une vingtaine de minutes, blessant deux employés. La frappe a endommagé des générateurs, une ligne de production et de nombreux bâtiments dans l’enceinte de l’usine, notamment les dortoirs des travailleurs.
Un employé de l’usine a expliqué à Human Rights Watch :
Je dormais profondément…. Soudain j’ai entendu un [fort] bang qui m’a réveillé, ainsi que deux autres [travailleurs]. J’ai demandé [à l’un d’eux] d’aller voir…. Moins de cinq minutes plus tard un des gardes est arrivé en courant vers nous depuis la zone des générateurs en criant ‘Courez, courez ! Ils nous bombardent.’
Nous avons couru en pyjamas, pieds nus, et nous nous sommes retrouvés au portail de l’usine… [puis] il y a un une autre frappe et nous nous sommes envolés [en l’air].
Trois employés de l’usine interrogés ont affirmé que les bâtiments ne contenaient aucunes armes ni fournitures militaires. Le bombardement aérien a causé d’importants dommages à l’usine, qui a cessé de fonctionner après l’attaque. Celle-ci employait environ 300 travailleurs, qui se retrouvent sans revenus.
Les frappes aériennes ont également touché trois maisons dans un village proche, tuant au moins six civils – dont quatre enfants et une femme – et en blessant quatre autres – trois autres enfants et une autre femme – selon l’un des membres de leur famille. Celui-ci pensait que les frappes aériennes prenaient pour cible les domiciles de membres d’Al Qaida dans la région, et il a déclaré que son cousin, qui est mort lors des frappes, vivait à côté d’un membre d’Al Qaida.
Human Rights Watch a examiné des photographies du site et des restes de munitions prises par des employés de l’usine, et a identifié les restes d’une bombe Paveway Mk-82 de 500 livres guidée par laser. L’attaque contre l’usine d’embouteillage d’eau était illégale étant donné qu’elle n’était pas utilisée à des fins militaires, par exemple pour produire ou entreposer des biens destinés à un usage militaire.
Des forces alliées de la coalition contrôlent la zone où se trouve l’usine, aussi les employés et la direction de l’usine considéraient cette zone comme sûre, ont indiqué deux des employés. L’un des deux a ajouté que la zone n’avait pas été la cible de frappes aériennes auparavant. Des officiers de l’armée affiliés à la coalition ont inspecté l’usine deux semaines avant les frappes et ils ont emmené quatre hommes originaires du nord du Yémen pour les placer en garde en vue. Ces officiers n’ont pas indiqué aux employés qu’ils aient trouvé des biens militaires ni qu’ils aient des préoccupations concernant l’usine.
Étude de cas : Usine de Coca-Cola, ville de Sanaa
Cette étude de cas est tirée du rapport.
Le 12 décembre 2015, à partir de 20h25, un avion de la coalition a largué trois bombes sur une usine de Coca-Cola près de la route de l’aéroport dans le nord de Sanaa. Les bombes ont frappé l’usine pendant plusieurs minutes, blessant cinq employés. Elles ont détruit des matières premières utilisées pour produire des boissons gazeuses, un générateur, et les lignes d’embouteillage des bouteilles de verre et de plastique. L’attaque semble avoir violé les lois de la guerre.
Ahmed Tahir Mabkhout, 43 ans, un vendeur de la société, se tenait à côté du générateur de l’usine lors de la frappe aérienne :
Je n’ai pas entendu la première bombe, parce que le générateur était très bruyant. Mais j’ai vu le feu. Quand la deuxième bombe a explosé, j’étais à côté de la sortie [de l’usine], et quand la troisième a explosé j’étais déjà dans la rue. Les deuxième et troisième bombes ont atterri à l’intérieur du hangar de l’usine.
Mabkhout a été blessé par la première bombe :
J’ai reçu des fragments de métal dans le bas des deux jambes. J’ai passé deux mois à l’hôpital, et j’ai dû subir trois opérations jusqu’ici. J’ai encore besoin d’une autre opération. L’une des blessures à la jambe droite est encore ouverte, à l’endroit où ils ont dû faire une greffe de peau prélevée en haut de ma cuisse.
L’usine employait 600 travailleurs avant la guerre, mais elle a dû en licencier 370 après le bombardement.
----------
À lire aussi :
Ouest France 11.07.16