En décembre 2010, quelques heures après l'annonce par la FIFA que la Coupe du monde de football 2022 se déroulerait au Qatar, le chef de son comité des candidatures, Hassan Al Thawadi, a qualifié cette décision de "pari audacieux", tout en assurant qu'elle ne comportait "aucun risque".
Je présume que – à l'instar des chercheurs en droits humains comme moi – les professionnels de l'industrie du bâtiment ont été d'accord avec la première affirmation d'Al Thawadi, mais pas avec la seconde.
La réticence persistante des États du Golfe à mettre en œuvre et à faire respecter des réformes du droit du travail implique que les travailleurs migrants, dont dépendent leurs économies, sont extrêmement vulnérables face à la traite et au travail forcé.
Le Qatar, un pays sous le feu des critiques
Le Qatar a essuyé davantage de critiques que les autres États du Golfe, essentiellement parce que les pays accueillant d'importants événements sportifs sont sous la lumière des projecteurs, et sa réponse a été particulièrement décevante. Le Qatar a refusé de réformer son système de parrainage, la kafala, et n'envisage même pas de renoncer au visa de sortie obligatoire, qui n'a à l’évidence d’autre finalité que celle d'exercer un contrôle maximal sur les travailleurs essayant de quitter des environnements de travail abusifs.
Les risques pour les entreprises du bâtiment sont par conséquent importants et il n'est guère d’entreprises qui en soient plus conscientes que Vinci, le géant français du BTP.
En mars 2015, Sherpa, une ONG française, a porté plainte contre Vinci auprès d'un procureur français, affirmant que les travailleurs employés sur des chantiers de Vinci au Qatar avaient été soumis au travail forcé et à la servitude. Vinci a porté plainte à son tour pour diffamation, au motif que les allégations de Sherpa "constituaient une grave attaque contre (son) image". Vinci réclame des dommages et intérêts substantiels à trois employés de Sherpa, ainsi qu'à l'organisation elle-même. Le procès en diffamation se déroule devant le tribunal de grande instance de Paris jeudi 23 juin.
Même si nous nous sommes entretenus avec des représentants de Vinci et de Sherpa, Human Rights Watch ne peut commenter la plainte de cette dernière car nous n'avons jamais visité un chantier de Vinci au Qatar, ni discuté avec des travailleurs employés dans sa chaîne d'approvisionnement.
Oui, l'industrie du bâtiment peut agir
Mais ce qui est clair, c'est que cette affaire illustre les graves défis auxquels font face les entreprises du secteur du bâtiment dans les pays du Golfe. Comment ces entreprises peuvent-elles améliorer leurs normes sans irriter leurs clients qui, le plus souvent, sont justement les gouvernements qui traînent les pieds face aux réformes du droit du travail, et comment peuvent-elles garantir que leurs sous-traitants n'abuseront pas de leurs employés ?
En décembre 2015, Human Rights Watch a publié un document intitulé "Guide pour des entreprises éthiques dans les pays du Conseil de coopération du Golfe".
Ces lignes directrices sont basées sur les résultats de plus d'une décennie de recherches dans ce domaine. Elles couvrent des problèmes tels que les frais de recrutement, le paiement ponctuel des salaires, les confiscations de passeports, les conditions d'hébergement et les questions de santé et de sécurité, et elles recommandent un contrôle par une tierce partie indépendante pour assurer une mise en œuvre effective, qui est la clé du succès.
Les codes de conduite des entreprises ne peuvent remplacer une réforme étatique du droit du travail, si indispensable dans le Golfe. Mais ils peuvent fournir aux entreprises des conseils spécifiques à la région et au secteur d'activité. L'industrie du bâtiment n'a pas besoin d'attendre de nouvelles lois et réglementations, qui tardent à venir et sont rarement mises en œuvre dans le Golfe.
Mettre en place des codes d'auto-réglementation
Ailleurs, de nombreuses entreprises, dans des industries allant de la confection de vêtements aux appareils électroniques, ont accepté d'appliquer des normes comme les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies, qui améliorent le traitement de leurs travailleurs et permettent aux entreprises de respecter les droits humains.
Il est à mettre au crédit de Vinci qu'elle est parmi les entreprises du bâtiment ayant intégré la nécessité d'une réglementation plus stricte de leur chaîne d'approvisionnement en main d'œuvre, et les autres entreprises devraient en faire autant.
Des promoteurs quasi-gouvernementaux tels que la société Tourism Development and Investment Company (TDIC) dans les Émirats arabes unis, ainsi que la Qatar Foundation et le Supreme Committee for Delivery and Legacy (SCDL) au Qatar, ont également accepté des codes d'auto-réglementation qui assujettissent leurs contractants à des normes qui, dans certains cas, prévoient le contrôle d’un tiers.
Cependant, nous avons critiqué la TDIC quant à la mise en œuvre effective de ces codes. Et un rapport récent d'Amnesty International a révélé qu'un groupe de travailleurs employés à la construction des stades de football au Qatar avait subi de graves abus en dépit de l'existence du code du bien-être du travailleur du SCDL.
Des réformes sont nécessaires
Ces manquements ne sauraient amener à la conclusion que les codes de conduite de l'industrie sont une perte de temps. Ils soulignent plutôt le fait qu'il est difficile pour des projets particuliers de se distancier complètement des abus qui caractérisent trop souvent de larges secteurs de l'industrie, en particulier dans les échelons inférieurs de la chaîne d'approvisionnement.
Le succès des codes relatifs au bien-être des travailleurs dépend de la capacité des entreprises à les mettre en œuvre. C'est là que réside le défi pour Vinci et les autres. Les abus à l'encontre des travailleurs migrants dans le Golfe sont un problème qui peut être résolu et l'industrie du bâtiment a un rôle important à jouer pour assurer que les droits des travailleurs soient protégés, même en l'absence d'une réglementation gouvernementale appropriée.
Les entreprises du bâtiment ont parfaitement le droit de défendre leur réputation mais on voit mal comment celle de Vinci serait renforcée si son action en justice se soldait par la ruine financière de Sherpa ou des personnes qui en ont fait une organisation si crédible et respectée.
Le meilleur moyen pour les entreprises du bâtiment de protéger leur réputation est de s'assurer que leurs codes de bonne conduite protègent effectivement les droits des travailleurs. Sans les critiques des organisations indépendantes et le regard inquisiteur des médias, il n'y aurait aucune pression en faveur de réformes pourtant tellement nécessaires.