Des milliers de membres de l’Armée des États-Unis se sont vu signifier la fin de leur carrière militaire après avoir dénoncé une agression sexuelle, faisant l’objet d’un dossier de renvoi qui les stigmatise et les empêche d’obtenir un emploi et des aides sociales, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Ce rapport est l’aboutissement d’une enquête de 28 mois menée par Human Rights Watch avec le soutien de Protect Our Defenders, une organisation de défense des droits humains qui soutient les victimes de violences sexuelles commises au sein de l’armée. Au cours des dernières années, sous la pression du public et du Congrès, l’armée américaine a mis en place certaines mesures de protection pour les militaires qui signalent des agressions sexuelles, mais rien n’a été fait pour réparer les torts causés à ceux qui ont été renvoyés injustement.
Le rapport de 124 pages, intitulé « Booted: Lack of Recourse for Wrongfully Discharged US Military Rape Survivors » (« Limogé(e)s : Absence de recours pour les militaires américains victimes de viol injustement renvoyés de l’armée »), a établi que de nombreuses victimes de viol souffrant de traumatisme ont fait l’objet de renvois injustes pour « trouble de la personnalité » ou d’autres problèmes de santé mentale qui les privent du droit aux allocations sociales. D’autres se sont vu signifier un renvoi « autre qu’honorable » pour mauvaise conduite en lien avec l’agression, se retrouvant exclus du système de soins de santé du Département des Anciens Combattants ainsi que d’un large éventail de programmes d’assistance éducative et financière. Un « mauvais dossier » - tout renvoi à la vie civile autre qu’ « honorable » - ou une étiquette de militaire présentant un « trouble de la personnalité » a de lourdes conséquences pour les anciens soldats et leurs familles dans le domaine de l’emploi, de la garde des enfants, des soins de santé, des indemnités d’invalidité, des droits d’inhumation – soit pratiquement dans tous les aspects de la vie.
« Les militaires victimes de viol renvoyés à la vie civile avec une mauvaise mention sont pour l’essentiel stigmatisés à vie », a expliqué Sara Darehshori, experte senior auprès du programme États-Unis de Human Rights Watch et auteure du rapport. « Non seulement ils se trouvent dépossédés de leur carrière militaire, mais ils sont marqués par un statut qui risque de les empêcher d’obtenir un emploi ou des soins de santé, ou par ailleurs de poursuivre une vie normale après l’armée. »
Une corrélation a été établie entre les « mauvais dossiers » et les taux élevés de suicide, de sans-abrisme et d’emprisonnement chez les vétérans. Ceux qui ont été renvoyés à la vie civile pour « trouble de la personnalité » ou d’autres problèmes de santé mentale doivent vivre en plus avec l’étiquette stigmatisante de « malade mental ».
En dépit des enjeux majeurs que cela représente pour eux, les vétérans ne peuvent pas faire grand-chose pour remédier à une démobilisation injuste, a noté Human Rights Watch. La législation américaine interdit aux militaires toute action en justice à l’encontre de l’armée pour tout préjudice subi en lien avec leur carrière militaire. Les Commissions de rectification des états de service (Boards for Correction of Military Records) et les Commissions de révision de démobilisation (Discharge Review Boards), organes administratifs responsables de rectifier les injustices commises à l’égard des militaires, sont submergés par des milliers de dossiers.
Human Rights Watch, avec l’aide de Protect Our Defenders, a effectué plus de 270 entretiens en personne ou téléphoniques, examiné des documents produits par les agences gouvernementales américaines en réponse à plusieurs demandes d’archives publiques, et analysé les données de dossiers faisant référence à des « troubles de la personnalité » ou des « troubles d’adaptation » dans la salle de lecture des Commissions de rectification. Les chercheurs se sont entretenus avec 163 victimes d’agressions sexuelles perpétrées depuis l’époque de la Guerre du Vietnam jusqu’à aujourd’hui.
« Lorsque je repense à cet incident, je m’en veux parfois d’avoir parlé ouvertement et dénoncé ce qui était arrivé », a confié une victime de viol. « Je n’arrive même pas à trouver les mots pour exprimer à quel point toute cette épreuve a affecté ma vie. »
Au cours des dernières années, l’attention du public a été attirée sur le problème des anciens combattants faisant l’objet de « renvois non honorables » pour des problèmes de santé mentale ou de mauvaise conduite qui pouvaient en réalité être symptomatiques de troubles de stress post-traumatique (TSPT). Le Congrès a rendu plus difficile le renvoi d’anciens combattants pour raisons de santé mentale sans un test de dépistage de TSPT. Cependant, ces protections supplémentaires n’ont pas été étendues aux victimes d’agression sexuelle, alors que ces dernières ont également subi un traumatisme à l’armée et que la prévalence de TSPT est plus élevée chez les victimes de viol que chez les anciens combattants.
« Il est fréquent d’entendre les personnes dénonçant des agressions sexuelles dire qu’elles sont menacées de renvoi pour des problèmes de santé mentale ou d’accusations de mauvaise conduite fabriquées de toutes pièces », a relevé le Colonel Don Christensen, président de Protect Our Defenders et ancien procureur en chef de la Force aérienne. « Il arrive que des jeunes militaires traumatisés soient disposés à être renvoyés avec une mention négative juste pour échapper à leur agresseur, sans avoir conscience des conséquences de leur décision. Beaucoup d’autres adhèrent au mythe selon lequel il leur sera facile de faire revaloriser leur statut plus tard. »
La réponse classique du Département de la Défense aux militaires qui ont subi une agression sexuelle et dénoncent un renvoi abusif est de leur recommander d’introduire un recours auprès des Commissions de rectification des états de service ou des Commissions de démobilisation. Cependant, bien au-delà de 90 pour cent des personnes introduisant une demande auprès desdites Commissions voient leur requête rejetée, pratiquement sans aucune possibilité d’être entendues ou sans examen approfondi. Les avocats des vétérans affirment que leurs dossiers contiennent souvent un grand nombre de preuves et de documents qui corroborent leurs allégations. Pourtant, les membres des Commissions ne consacrent la plupart du temps que quelques minutes pour statuer sur une affaire et il leur arrive de prendre une décision sans avoir lu le matériel soumis. Parce que les tribunaux considèrent les décisions militaires avec beaucoup de déférence, le contrôle judiciaire exercé sur les Commissions est presque inexistant.
– Ken Nelson*, apprenti matelot, octobre 2012
* Pseudonyme.
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