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Au Burundi, la facture du bourreau

Suite à la série d’exécutions brutales qu’auraient commises des militaires burundais, les États-Unis devraient-ils envisager de suspendre leur aide financière aux forces armées du pays ?

Publié dans: Foreign Policy

Dans la nuit du 29 décembre, les membres d’un groupe armé non identifié ont traversé la rivière Rusizi depuis la République démocratique du Congo pour pénétrer au Burundi. Selon des résidents locaux, entre 100 et 150 hommes bien armés se sont glissés dans les eaux sombres de la rivière et ont disparu dans les collines. Le lendemain matin, le groupe armé s’est battu avec des éléments des Forces de défense nationale du Burundi ainsi qu’avec des membres de la police, dans la province de Cibitoke, située dans la partie la plus occidentale du pays. Au cours des quatre ou cinq jours suivants, les combattants se sont dispersés et se sont divisés en plusieurs groupes tandis qu’ils étaient poursuivis par l’armée et la police. Il y a eu des affrontements et les forces de sécurité burundaises ont affirmé avoir tué au moins 95 membres du groupe. Deux militaires burundais et deux civils ont également péri.

Le porte-parole de l’armée, le colonel Gaspard Baratuza, a annoncé le 5 janvier que tous les combattants qui sont morts ont été tués au combat. Mais la nouvelle s’était déjà répandue par téléphone et grâce aux messages parvenus des collines, que des militaires avaient exécuté un grand nombre d’entre eux après qu’ils se soient rendus. Baratuza, dans une conférence de presse à Cibitoke, l’a nié : « Dire que [certains ] ont été exécutés après avoir déposé les armes haut les mains, je dis et je répète : les militaires sont professionnels et savent ce qu’ils font. Ils ne peuvent pas faire cela. Je suis sûr et certain. »

S’il s’avérait toutefois que des militaires burundais se sont rendus responsables d’exécutions sommaires, une partie des plus de 60 millions de dollars US de financement annuel reçu par l’armée burundaise pourrait être remise en question. Cela ne reposerait pas sur la décision individuelle d’un membre de l’armée des États-Unis ou du Département d’État, mais plutôt sur des mécanismes de déclenchement au congrès par le biais de la Loi Leahy, conçue pour empêcher l’assistance des États-Unis à des unités responsables de violations des droits humains.

À la mi-janvier, j’ai visité un cachot à Citiboke, où j’ai pu m’entretenir avec cinq membres du groupe qui avaient été capturés. Ils ont tous déclaré avoir été conduits en RD Congo avec la promesse d’un travail, et ont affirmé ne pas avoir su qu’ils allaient devoir rejoindre un groupe armé. L’un d’eux, un jeune de 18 ans maigre aux yeux creux, m’a confié que l’intention de son groupe était d'établir une base dans la forêt de la Kibira, dans l’ouest du Burundi. De là, ils « mèneraient la guerre » contre le gouvernement burundais. Il a expliqué qu’il avait passé plus d’un mois en RD Congo, mais qu’il n’avait jamais tiré un coup de fusil durant sa formation. Un autre détenu, âgé de 26 ans, portait à la tête une large cicatrice de coup de machette suite aux combats. Les combattants capturés savaient tous qu’ils avaient de la chance d’être encore en vie.

Au cours des 17 jours que j’ai passés à m’entretenir avec des résidents locaux, j’ai appris qu’entre le 30 décembre et le 3 janvier, l’armée et la police burundaises ont exécuté sommairement au moins 47 membres du groupe qui s’étaient rendus. Des membres armés de la ligue des jeunes du parti au pouvoir, connus sous le nom d’Imbonerakure, ont également participé à ces meurtres. Des témoins ont déclaré avoir vu des militaires et des policiers donner des armes à feu à des Imbonerakure ; d’autres Imbonerakure étaient munis de machettes.

Les exécutions ont été commises devant des dizaines de villageois. J’ai parlé avec plus de 50 personnes, dont 32 avaient été témoins de ces événements ; tous les entretiens ont été menés de façon à préserver l’anonymat. Elles ont décrit la façon dont les combattants se sont manifestement rendus et ont déposé leurs armes avant que les forces de sécurité ne les abattent.

Rugano, l’un des endroits où auraient eu lieu les exécutions, est un village isolé situé en haut d’une colline escarpée accessible uniquement en moto. L’un des nombreux habitants de Rugano que j’ai interrogés m’a affirmé avoir vu des militaires et des policiers abattre six membres du groupe armé sur la rive de la rivière Kaburantwa, dans la vallée au-dessous du village. « Les rebelles se cachaient dans un petit buisson  »,
a-t-il confié. « Ils étaient encerclés. Les policiers et les militaires disaient : ‘Sortez de là, sortez de là! Nous ne vous ferons rien !’ » Lorsque les rebelles se sont rendus, les militaires les ont attachés avec les bras derrière le dos. Le témoin a ajouté : « Puis les policiers et les militaires les ont forcés à se coucher par terre et nous ont ordonné de partir ... J’ai commencé à rebrousser chemin et j’ai entendu une succession de coups de feu isolés ... Je suis retourné voir les corps. J’en ai tout de suite vu deux. Ils avaient tous les deux reçu une balle dans la tête. »

Cette succession d’événements s’est reproduite dans d’autres endroits. Dans l’un des incidents les plus graves, des militaires et des policiers ont capturé et abattu 17 membres du groupe armé dans la forêt de Kibindi – soit l’endroit le plus éloigné où soient parvenus les combattants entrée la rivière Rusizi et la forêt de la Kibira – le 2 janvier. Les 17 hommes s’étaient rendus après un bref échange de coups de feu. Un habitant de la région qui a suivi les affrontements m’a confié : « Les militaires criaient : ‘Sortez pacifiquement ! Nous ne vous ferons pas de mal ! Si vous ne sortez pas, nous viendrons vous trouver !’ Les rebelles sont sortis, certains en petits groupes, d’autres un par un, en tenant leurs fusils au-dessus de la tête. »

Les combattants se sont rendus avec les mains en l’air, selon un autre témoin. Certains ont remis leurs armes aux militaires, en les suppliant de ne pas les tuer. Le témoin m’a confié : « Lorsque les rebelles avaient été ligotés sur la route, les policiers et les militaires ont pris des photos d’eux avec leurs téléphones ... Ils les ont alignés sur la route. Puis ils ont tiré sur toute la file. C’était un déluge de balles ... Sur le côté de la route il y a une colline, et les rebelles sont tombés. »

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L’histoire du Burundi a été marquée par des conflits violents.

L’assassinat en 1993 du président démocratiquement élu Melchior Ndadaye – un membre de l’ethnie majoritaire hutu du Burundi – a déclenché une guerre civile qui a essentiellement suivi les clivages ethniques entre d’une part l’armée dominée par les Tutsis et les Hutus d’autre part. Le conflit a duré plus de dix ans et a fait des dizaines de milliers de morts parmi les civils. Le principal mouvement rebelle, le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces pour la Défense de la Démocratie (CNDD-FDD), a conclu un cessez-le-feu officiel en 2003 et a remporté les élections de 2005 et de 2010. Malgré des mouvements significatifs vers une démocratie multipartite depuis 2005, de nombreux acteurs politiques et militaires au Burundi continuent de parler et d’agir comme si la violence était la seule voie pour accéder au pouvoir politique. Des groupes armés burundais opèrent encore en RD Congo, pays voisin du Burundi, en profitant de son anarchie relative et en lançant des attaques sporadiques au Burundi.

La plupart des récentes violences au Burundi ont pris la forme d’assassinats ciblés contre des adversaires réels ou perçus du CNDD-FDD. Dans presque tous ces cas, sévit l’impunité qui protège les auteurs, en particulier lorsqu’ils sont soupçonnés d’être liés aux forces de sécurité ou au parti au pouvoir. Avec un monopole quasi total du pouvoir après les élections de 2010, le parti au pouvoir continue de s’en prendre non seulement aux opposants politiques, mais également aux militants de la société civile et aux journalistes qui dénoncent les violations des droits humains. La répression à l’encontre des opposants s’intensifie à l’approche des élections de mai et juin 2015.

Si les exécutions présumées commises à Cibitoke peuvent être prouvées, cependant, une ligne qui pourrait changer les relations du Burundi avec les États-Unis aura été franchie.

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L’armée du Burundi bénéficie du soutien des États-Unis en vertu des Opérations d’urgence en formation et assistance de l’Afrique (Africa Contingency Operations Training and Assistance, ACOTA), un programme conçu pour accroître la capacité de l’Afrique à lutter contre le terrorisme et à prévenir, atténuer et résoudre les crises, les conflits et l’instabilité régionale. Depuis 2007, le Burundi a également bénéficié de l’aide bilatérale des États-Unis pour ses militaires de maintien de la paix participant à la Mission de l’Union africaine en Somalie (African Union Mission to Somalia, AMISOM). En 2014, le soutien américain aux Forces de défense nationale du Burundi a été projeté à 63,5 millions de dollars US.

Aux États-Unis, l’aide à l’AMISOM peut être considérée comme un investissement rentable dans des forces africaines disposées à affronter Al-Shabaab, le groupe islamiste armé combattant en Somalie. Mais du point de vue du Burundi, la mission de l’Union africaine est une mine d’or. Les militaires burundais qui participent au programme de formation et servent en Somalie obtiennent des salaires plus élevés qu’ils ne le feraient chez eux. Malgré les risques associés au déploiement en Somalie – Al-Shabaab a tué un certain nombre de militaires de maintien de la paix, notamment des Burundais – les militaires burundais sont heureux cependant de rejoindre l’AMISOM.

Un ami journaliste burundais m’a fait faire un jour en voiture le tour de la capitale burundaise, Bujumbura, me montrant toutes les maisons neuves construites par des militaires retournés de Somalie. « Chaque militaire burundais veut aller en Somalie », a-t-il affirmé.

Les récentes exécutions sommaires à Cibitoke devraient compliquer cette relation mutuellement bénéfique.

La loi Leahy en vigueur aux États-Unis stipule : « Aucune assistance ne doit être fournie ... à une unité des forces de sécurité d’un pays étranger si le secrétaire d’État dispose d’informations crédibles que cette unité a commis une violation flagrante des droits humains. » Cette loi est une composante essentielle de la politique étrangère des États-Unis. Bien que son processus de vérification puisse être renforcé, elle est conçue à la base pour empêcher les auteurs de violations des droits humains de recevoir une aide des États-Unis, pour éviter au gouvernement des États-Unis de devenir complice de violations des droits humains à l’étranger et afin de servir d’outil pour produire un changement.

Une source confidentielle a déclaré à un collègue de Human Rights Watch que parmi les militaires envoyés pour se battre à Cibitoke pourraient figurer certains éléments revenus récemment de Somalie, et qui auraient donc reçu des fonds ou une formation des États-Unis. Le porte-parole de l’armée burundaise n’a pas voulu rencontrer Human Rights Watch pour confirmer cela. Au téléphone, il nous a au lieu de cela renvoyé aux déclarations qu’il avait déjà faites publiquement – en bref, qu’aucun combattant s’étant rendu n’avait été exécuté, que tous ceux qui sont morts ont été tués au combat et que l’armée burundaise était une armée professionnelle qui connait ses obligations en matière de droits humains. Lorsque Human Rights Watch a rencontré le chef d’état-major des Forces de défense nationales en mars, celui-ci a également affirmé que les militaires n’avaient exécuté aucun des combattants qui s’étaient rendus.

Les témoignages d’exécutions extrajudiciaires commises par des militaires burundais sont si graves que le gouvernement américain devrait enquêter de toute urgence pour savoir si les militaires impliqués étaient bénéficiaires de soutien ou de formation de la part des États-Unis. S’ils l’étaient, ce ne serait pas la seule cause de préoccupation dans la conduite de militaires burundais formés par les États-Unis. En 2014, Human Rights Watch a constaté que certains militaires de maintien de la paix burundais, ainsi qu’ougandais, en Somalie avaient violé et sexuellement exploité des femmes et des filles vulnérables somaliennes dans la base de leur contingent à Mogadiscio. Les femmes et les filles ont déclaré à Human Rights Watch avoir été violées ou avoir reçu des avances sexuelles alors qu’elles cherchaient une assistance médicale ou bien de l’eau plus que nécessaires dans la base. L’armée burundaise et l’Union africaine ont ouvert des enquêtes sur ces exactions à la fin de 2014, mais elles n’ont été suivies d’aucune arrestation. En mars 2015, le ministère de la Défense burundais a présenté les principales conclusions de son enquête, et a déclaré n’avoir trouvé aucune preuve de ces exactions de la part des forces de maintien de la paix burundaises.

Les États-Unis devraient également examiner de près les antécédents de tous les futurs bénéficiaires burundais de l’ACOTA pour s’assurer que les membres des forces de sécurité burundaises ayant participé aux exécutions de Cibitoke, ou à d’autres violations flagrantes des droits humains, soient exclus de ce programme. En vertu de la loi Leahy, les États-Unis disposent de procédures pour s’assurer qu’ils aient une liste de toutes les unités des forces de sécurité recevant une formation ou une assistance des États-Unis et qu’ils puissent identifier les unités impliquées lorsqu’il existe des informations crédibles de violations flagrantes. La loi Leahy stipule que le gouvernement américain doit identifier les unités qui ont commis des violations flagrantes, et suspendre l’assistance à ces unités si elles étaient formées ou soutenues par les États-Unis. Il ne peut reprendre l’aide que si un rapport est fait au Congrès démontrant que le gouvernement étranger en question « prend des mesures efficaces pour traduire en justice les membres responsables de l’unité des forces de sécurité ».

Or, « prendre des mesures efficaces » est un concept flexible au Burundi. Les meurtres commis à Cibitoke s’inscrivent dans une chaîne d’exécutions extrajudiciaires commises par les forces de sécurité burundaises depuis de nombreuses années. Dans le passé, des préoccupations exprimées par les gouvernements bailleurs de fonds, ainsi que d’autres formes de pression, ont conduit à la création de commissions d’enquête par les autorités judiciaires burundaises. Mais ces commissions ont souvent été politisées, certaines personnes tentant de protéger les responsables des violations et de discréditer les informations fournies par des organisations de défense des droits humains. Dans les rares cas où leur travail a conduit à l’arrestation de suspects, les procédures juridiques ont été gravement viciées.

En février 2015, au lendemain de la publication par Human Rights Watch des résultats de son enquête, le procureur général de la République au Burundi a annoncé la création d’une commission pour enquêter sur les événements de Cibitoke. Cette commission disposait au départ d’un mois pour achever ses travaux, mais ce délai a récemment été prolongé d’un deuxième mois. Les États-Unis pourraient offrir une assistance à cette enquête – sous la forme d’enquêteurs, d’expertise technique ou de soutien logistique, par exemple – afin de renforcer son indépendance et son efficacité. Mais le test se situera dans les étapes suivantes : les personnes responsables des meurtres de Cibitoke et leurs commandants subiront-ils un procès ?

Il incombe aux États-Unis d’exiger la traduction en justice des membres d’unités de l’armée burundaise formés par ce pays et suspectés d’avoir commis des exécutions sommaires. Mais compte tenu du refus à ce jour de l’armée burundaise d’admettre la vérité, ceci pourrait s’avérer difficile. Les États-Unis devraient alors être prêts à fermer le robinet déversant les flots d’argent.

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Lewis Mudge, chercheur auprès de la division Afrique à Human Rights Watch, a mené plusieurs missions au Burundi.

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