le 12 juin 2016
M. Johnston Busingye
Ministre de la Justice
Ministère de la Justice
Kigali, République du Rwanda
Monsieur le Ministre,
J'écris en réponse à l' « évaluation » par le ministère de la Justice du travail de Human Rights Watch sur le Rwanda , qui a d'abord été portée à notre connaissance par un article publié dans The New Times le 2 juin 2014, avant de nous être ensuite transmise le 3 juin, à moi-même et à notre chercheur sur le Rwanda, dans un document similaire pour l’essentiel.
Human Rights Watch tient à exprimer sa profonde préoccupation au sujet des déformations flagrantes de notre travail par le ministère, ainsi que par les remarques désobligeantes et infondées contre notre personnel, diffusées à la presse rwandaise. Cette lettre répond aux allégations les plus graves, sollicite une rétractation de ces accusations dénuées de tout fondement, et réaffirme notre engagement à travailler de façon constructive avec le gouvernement rwandais.
Accusations de parti pris politique et de collaboration avec les FDLR
Human Rights Watch rejette catégoriquement toute accusation de collaboration avec les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) ou de parti pris politique. Human Rights Watch n'a jamais tenté de « blanchir [sanitise] et / ou légitimer » les FDLR et nous n'avons jamais été leur « porte-parole de campagne ». L’ensemble du travail de Human Rights Watch sur la région des Grands Lacs, disponible publiquement, montre que ces allégations sont dénuées de tout fondement.
Parmi les membres des FDLR figurent des individus ayant participé au génocide au Rwanda en 1994, et d'autres qui ont commis et continuent de commettre des violations atroces des droits humains dans l'est de la République démocratique du Congo. Comme le gouvernement rwandais le sait, Human Rights Watch a documenté et dénoncé les exactions des FDLR dans des rapports et des communiqués de presse détaillés,[1] appelé à plusieurs reprises à ce que les responsables soient traduits en justice, et a témoigné devant les tribunaux au sujet de leurs crimes.
Human Rights Watch travaille pour faire respecter les droits de tous les Rwandais, tels qu'ils sont inscrits dans le droit rwandais et international. Certains des cas que nous avons étudiés au Rwanda récemment impliquent des personnes accusées d'être des membres ou des collaborateurs des FDLR. Le fait que Human Rights Watch ait rendu compte de leur détention illégale ou de leur disparition ne signifie pas que nous soyons leurs partisans ni favorables à leurs points de vue. Les gens ne perdent pas leurs droits humains fondamentaux, même si leurs opinions sont odieuses ou s’ils sont des criminels, et Human Rights Watch défend les droits humains universels de toute personne, partout dans le monde.
Loin de se livrer à ce que le ministère de la Justice qualifie de « campagne de propagande délibérée, soutenue et politiquement motivée contre le gouvernement du Rwanda », Human Rights Watch n'a pas de motivation politique et ne fait pas de propagande contre le gouvernement rwandais ni contre tout autre gouvernement. Notre rôle est de mener des enquêtes et de dénoncer les violations des droits humains, et de chercher des moyens légaux de mettre un terme à ces violations, quelle que soit l'identité des responsables ou des victimes.
Human Rights Watch travaille sur le Rwanda depuis plus de 20 ans et nous avons documenté en détail le génocide de 1994 et les événements qui y ont conduit, en particulier dans « Aucun témoin ne doit survivre : Le génocide au Rwanda », un ouvrage de 800 pages publié conjointement en 1999 par Human Rights Watch et la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH). Le personnel de Human Rights Watch a également témoigné devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda sur les crimes commis pendant le génocide.[2]
Nous sommes donc sensibles au contexte des événements au Rwanda. Toutefois, les droits humains que Human Rights Watch défend sont universels. Nous avons la responsabilité d'appliquer la même méthodologie et la même objectivité rigoureuses dans tous les pays où nous travaillons, afin d'assurer équité, équilibre et cohérence.
Nous estimons que les allégations mal informées du ministère de la Justice en ce qui concerne le présumé soutien des FDLR par Human Rights Watch et notre supposée partialité politique sont à la fois infondées et désobligeantes. Nous demandons donc au ministère de retirer publiquement ces allégations.
Allégations désobligeantes à l’encontre du personnel de Human Rights Watch
Pour la même raison, nous réfutons les commentaires personnalisés et désobligeants du ministère sur les chercheurs actuels et passés de Human Rights Watch, et vous demandons de les retirer également. Nos chercheurs travaillant dans et sur le Rwanda respectent les normes exigeantes et la méthodologie de l'organisation. Nous nous portons garants de leur travail et de leur intégrité personnelle, que les commentaires du ministère ont mise en doute. Les tentatives visant à personnaliser les désaccords entre Human Rights Watch et le gouvernement rwandais de cette manière ne dissuaderont pas Human Rights Watch de poursuivre son travail.
Informations inexactes
Nous tenons à attirer votre attention sur certaines inexactitudes et des éléments factuels contenus dans les commentaires du ministère, dans l'esprit de notre protocole d'entente.
En ce qui concerne les cas individuels de disparitions, de détentions illégales et d'autres violations des droits humains, nous maintenons les conclusions de nos recherches, et nous nous tenons à votre entière disposition pour aborder avec vous personnellement toute question que vous pourriez avoir à ce sujet.
L'« évaluation » du ministère dénature certaines de nos déclarations sur l’affaire de Joël Mutabazi. Human Rights Watch n'a pas affirmé que Mutabazi ait été torturé et contraint à avouer des crimes après son retour forcé de l'Ouganda en octobre 2013. Les seules références à la torture dans les publications de Human Rights Watch sur cette affaire se rapportent à la période où Mutabazi se trouvait en détention militaire au Rwanda en 2010. Cependant, nous avons exprimé des préoccupations au sujet de son bien-être en novembre 2013, étant donné le refus de la police rwandaise à ce stade de divulguer le lieu où il se trouvait. Nous maintenons que l'enlèvement de Mutabazi et son retour forcé de l'Ouganda au Rwanda étaient illégaux et constituaient une violation grave des droits humains ; de fait, les autorités ougandaises ont confirmé que l'enlèvement et le retour forcé n'avaient pas respecté les procédures légales établies.
En ce qui concerne l'allégation du ministère selon laquelle des membres des FDLR ont été invités à « informer immédiatement HRW s’ils étaient soupçonnés et / ou arrêtés » et qu'un commandant des FDLR a fourni l'adresse électronique d'un membre du personnel de Human Rights Watch, nous n'avons pas connaissance de cette information ni ne disposons de confirmation indépendante. Cependant, il n'est pas rare pour les groupes de toutes sortes – dont certains, comme les FDLR qui se sont rendus responsables de nombreux crimes – de posséder des coordonnées d’organisations internationales, et il est facile pour quiconque de les obtenir. Le fait que certains membres des FDLR aient pu avoir une adresse e-mail de Human Rights Watch ou demandé à leurs membres de contacter notre organisation ne démontre pas un soutien de celle-ci pour les FDLR, pas plus que si les membres des FDLR possédaient les coordonnées de représentants du gouvernement ou d’une organisation humanitaire, par exemple.
Enfin, en ce qui concerne l'allégation selon laquelle notre chercheur a été « aidé et facilité par un certain Bahame Innocent » lors d'enquêtes sur des événements à Rubavu, aucun membre de notre personnel n’a connaissance d’avoir rencontré quelqu'un de ce nom. Nous vous serions reconnaissants si vous pouviez nous renseigner sur l’identité de cette personne et la raison de l’association de son nom avec le nôtre.
Respect par Human Rights Watch du protocole d'accord
Comme expliqué dans notre correspondance et lors de nos réunions récentes avec votre ministère, nous estimons avoir respecté nos engagements contenus dans le protocole d'accord, et avoir entrepris un dialogue avec votre ministère en toute bonne foi. En effet, depuis de nombreuses années, les chercheurs successifs de Human Rights Watch au Rwanda ont toujours recherché le dialogue avec le ministère de la Justice et d'autres représentants du gouvernement. Comme le ministère l’a reconnu, notre chercheur vous a présenté des informations sur un certain nombre d’affaires, à la fois par écrit et en personne, et a cherché à obtenir votre réponse avant la publication des documents de Human Rights Watch – en particulier récemment, au sujet des disparitions décrites dans notre communiqué de presse du 16 mai. Nous avons explicitement fait référence dans ce communiqué à vos réponses ainsi qu’à celles d’autres autorités rwandaises.
Les communiqués de presse, de par leur nature, sont rédigés et publiés dans des délais brefs, car ils répondent généralement à des situations d'urgence, et il est donc inapproprié de les retarder pendant de longues périodes dans l’attente d’une réponse. Les disparitions sont particulièrement urgentes, étant donné que la vie et la sécurité des personnes concernées peuvent être en danger.
L'objectif global de notre protocole d'accord est de « travailler conjointement et solidairement afin de parvenir à une large protection des droits humains au Rwanda ». En dépit de nos désaccords récents, nous respectons toujours l'esprit de cet accord et sommes sincèrement engagés à travailler aux côtés du ministère de la Justice pour protéger et promouvoir les droits humains au Rwanda.
Nous avons donc l'intention de maintenir un dialogue ouvert. Pour notre part, nous restons attachés à partager les informations et discuter des préoccupations de droits humains avec vous et d'autres représentants du gouvernement rwandais.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de de ma haute considération.
Daniel Bekele
Directeur exécutif, division Afrique
[1] Voir, par exemple, le rapport de Human Rights Watch « ’Vous serez punis’: Attaques contre les civils dans l’est du Congo », https://www.hrw.org/fr/reports/2009/12/13/vous-serez-punis-0, et notre dernier rapport, paru le 10 juin 2014, « République démocratique du Congo : Mettre fin à l’impunité pour les violences sexuelles », https://www.hrw.org/fr/news/2014/06/10/republique-democratique-du-congo-m....
[2] Pour marquer le 20ème anniversaire du génocide rwandais, Human Rights Watch a publié un document d’information, « La justice après le génocide : 20 ans plus tard », https://www.hrw.org/fr/news/2014/03/28/rwanda-la-justice-apres-le-genocid.... Pour consulter d’autres publications de Human Rights Watch relatives au génocide rwandais, veuillez suivre le lien : https://www.hrw.org/fr/news/2014/04/04/documents-relatifs-au-genocide.