L'arrestation du bloggeur et défenseur des droits de l'homme Azyz Amami, dans la nuit du 12 mai 2014, à la Goulette dans la banlieue nord de Tunis, avec le photographe Sabri Ben Mlouka, pour des allégations de possession de cannabis, a suscité un tollé en Tunisie.
Aziz est considéré comme l'une des figures de proue de la révolution tunisienne. Il avait été arrêté par la police le 6 janvier 2011 pour son activisme sur les réseaux sociaux et n'avait été relâché que le 13, la veille de la chute de Ben Ali. Bien que Azyz nie avoir été en possession de drogues et dit qu'il s'agit d'un traquenard de la police, et que ses avocats témoignent de traces de coups et blessures sur son visage, le procureur a ordonné le 15 mai sa détention préventive. Son procès est prévu pour le 23 mai.
Au-delà du symbole, Azyz n'est que la énième victime de l'application de la loi 52 de 1992 sur les stupéfiants, qui a broyé les vies et l'avenir de milliers de jeunes Tunisiens comme lui, qui se sont trouvés à un moment ou un autre pris dans les rouages de la machine policière.
Pratiques abusives, méthodes humiliantes
J'ai fait partie d'une délégation de Human Rights Watch qui a visité quatre centres de garde à vue en février et en septembre 2013 dans plusieurs villes du pays, notamment Bouchoucha à Tunis, Nabeul, Kairouan et Sfax, grâce à un accord avec le ministère de l'Intérieur.
Les témoignages que nous avions pu recueillir nous avaient révélé l'ampleur de la détention pour soupçon de consommation de cannabis, les pratiques abusives qui accompagnent les descentes de police dans les quartiers populaires à la recherche de la moindre trace de cette drogue, ainsi que les méthodes humiliantes utilisées par la police pour prouver sa consommation, tels que les tests forcés d'urine. La plupart des gens que nous avions rencontrés et qui étaient détenus pour ce crime étaient des jeunes, certains de 15 ans, encore élèves ou étudiants. Une fois arrêtés, il y avait très peu d'échappatoires et le scénario de leur condamnation est souvent écrit d'avance, puisqu'ils écopent au minimum d'un an de prison si leur test est positif.
En effet, la loi 52 sur les stupéfiants énonce que sera puni de l'emprisonnement d'un à cinq ans et d'une amende de 1000 à 3000 dinars tout consommateur ou détenteur à usage de consommation personnelle de plantes ou matières stupéfiantes, hors les cas autorisés par la loi. La loi interdit au juge l'application de circonstances atténuantes. Cet article empêche les consommateurs de drogues de bénéficier, comme pour tous les autres crimes et délits, de l'article 53 du code pénal, qui permet au juge, "lorsque les circonstances du fait poursuivi paraissent de nature à justifier l'atténuation de la peine [...] abaisser la peine au-dessous du minimum légal".
Une autre aberration de la loi 52: ce n'est pas la détention de la drogue qui est interdite mais "la consommation". Ceci ouvre la porte pour une série d'autres abus: une personne qui est arrêtée par exemple pour une dispute dans un café, ou pour toute autre raison, peut subir le test d'urine pour vérifier s'il a consommé de la drogue. Ce test peut en lui-même violer l'intimité et le droit à la vie privée de l'individu. Un détenu peut certes le refuser, mais les personnes se trouvent souvent dans un huis clos avec la police, sans la présence d'un avocat pendant les trois ou six premiers jours de l'arrestation.
Souvent, les prévenus acceptent le test sans poser trop de questions.
Une fois en prison, c'est une autre épreuve qui commence. Dans son dernier rapport sur la Tunisie, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les droits de l'Homme fait état d'un taux de sur-occupation important dans les prisons tunisiennes, pouvant aller jusqu'à 150% de plus que la capacité d'accueil de l'établissement. Selon les chiffres officiels de l'administration pénitentiaire, plus d'un tiers de la population carcérale en Tunisie est détenue pour drogue, l'écrasante majorité pour consommation, selon les autorités.
L'étudiant arrêté pour avoir fumé un joint se trouve ainsi projeté dans un monde clos, mélangé à des détenus emprisonnés pour des crimes bien plus graves avec tous les risques que cette promiscuité malsaine peut engendrer.
Human Rights Watch a longtemps documenté les violations des droits de l'Homme qui accompagnent la criminalisation de la consommation de stupéfiants. Partout dans le monde, nous avons dénoncé la dévastation individuelle et collective qui résulte de cette "guerre contre la drogue". Elle s'accompagne souvent de discriminations raciales ou sociales, en touchant les populations les plus défavorisées, comme aux Etats-Unis. La peur de l'emprisonnement, au lieu d'avoir un effet dissuasif sur les personnes, les jette en fait dans la clandestinité et les empêche d'avoir accès aux services de santé, comme nous l'avons découvert dans plusieurs pays, notamment en Russie et au Canada. En Chine, au Vietnam et au Cambodge, nous avons vu comment les centres de réhabilitation pour les usagers de drogues se transformaient souvent en centre de torture et de travaux forcés.
Tout cela nous a persuadés que les peines privatives de liberté ne pouvaient en aucun cas constituer une réponse adéquate pour faire face à ce phénomène.
L'exemple de l'étranger
Sur le plan international, une tendance commence à émerger dans la pratique des Etats pour changer leur politique de lutte contre la drogue tout en cherchant d'autres alternatives pour protéger la société et les individus de ses méfaits. Au Brésil par exemple, une loi de 2006 distingue entre les trafiquants et les consommateurs de drogue et prévoit des sanctions alternatives pour ces derniers.
En 2009, la Cour Suprême d'Argentine a décidé que l'emprisonnement pour usage personnel de cannabis était anticonstitutionnel. En 2009, les autorités mexicaines ont adopté une loi qui prévoit que des personnes trouvées en possession d'une certaine quantité de drogue, déterminée par la loi, ne feraient plus face à des poursuites criminelles. De même, l'Espagne, le Portugal et l'Italie ne considèrent plus que la possession de cannabis pour un usage personnel et dans des quantités limitées est un crime punissable par la loi.
Pour le seul crime d'avoir fumé un joint
Depuis trois ans, la Tunisie et ses partenaires se penchent sur un chantier de réformes qui englobe celui des forces de sécurité, le système judiciaire, ainsi que la réhabilitation et la mise à niveau des centres de détention et des prisons selon les standards internationaux.
La révision de la loi 52 devrait être au cœur de ces réflexions sur la réforme. Elle engendre des drames humains, en jetant en prison des milliers de jeunes dont le seul crime est d'avoir fumé un joint, même de manière occasionnelle. Elle donne aux forces de sécurité l'occasion rêvée pour réprimer une jeunesse désœuvrée et frondeuse, souvent issue des milieux populaires. Elle contribue à l'encombrement alarmant des prisons. Au lieu de lutter contre la criminalité, elle ne fait que l'augmenter en permettant à des jeunes consommateurs de fréquenter les milieux de la pègre.
Les appels pour sa révision se sont multipliés depuis quelques mois. Une initiative citoyenne, appelée "Sajin 52" (Prisonnier 52) a vu le jour pour demander aux autorités de remplacer les peines privatives de liberté par d'autres sanctions, comme des travaux d'intérêt général.
De même, après l'arrestation de Azyz Amami, plusieurs partis politiques ont exprimé leur souhait de changer cette loi. Il faut à présent que ces appels ne restent pas des vœux pieux mais débouchent sur une vraie réforme qui évite à cette jeunesse d'être pénalisée doublement par des lois iniques.
Amna Guellali est Directrice du bureau de Human Rights Watch pour la Tunisie et l'Algérie