Halima, une femme musulmane de 25 ans, n'a pas pu retenir ses larmes lorsque nous nous sommes revus récemment à Bossemptélé, à 300 kilomètres au nord de Bangui, la capitale de la République centrafricaine. Je l’avais rencontrée deux jours auparavant. Elle vivait alors sous la protection de l'Église catholique, après que des miliciens anti-balaka eurent massacré plus de 80 musulmans à Bossemptélé.
Au cours des six derniers mois, les anti-balaka ont cherché à se venger suite aux ravages causés par la coalition rebelle Séléka, à dominante musulmane, qui avait pris le pouvoir en mars 2013 dans ce pays à majorité chrétienne.
Lors de notre première rencontre, Halima nous a dit que son mari et son beau-père figuraient parmi les victimes, que ses trois enfants s'étaient enfuis pour échapper aux tueurs et qu'elle était sans nouvelles d'eux depuis lors. Il restait alors environ 270 musulmans dans la ville. Deux jours plus tard, il ne restait plus que 80 musulmans à la mission catholique – en grande majorité des femmes, des enfants et des personnes handicapées.
Entre-temps, un convoi de camions était passé, en route vers le Cameroun. Les personnes qui en avaient encore la force ont saisi l'occasion d'échapper à la terreur des anti-balaka, abandonnant les plus faibles. Des parents ont laissé derrière eux des enfants handicapés ; certains pères sont partis sans leurs femmes et leurs enfants. Ils cherchaient désespérément à fuir ce cauchemar qu'est devenue la République centrafricaine pour les habitants musulmans, qui payent de leurs vies les méfaits commis par la Séléka.
Pour Halima qui était d'une maigreur inquiétante, la mort semblait être la seule option restante. « Il n'y a personne pour m'aider», nous a-t-elle dit en pleurant. « Je n'avais pas la force de monter dans les camions et personne ne m'a aidée. Je les appelais pour qu'ils m'emmènent, mais ils sont partis sans moi.»Elle avait cessé de s'alimenter et était en train de mourir.
Tout autour de nous, se trouvaient des personnes abandonnées. Mikaila, un petit garçon de 10ans, et sa sœur Zenabu, âgée de 15 ans, tous deux paralysés par la polio, nous ont confié que leurs parents avaient fui en cherchant refuge au Cameroun après les attaques de janvier, les avaient déposés à la mission catholique et avaient promis de revenir, mais n'étaient pas réapparus. Al-Hadj Towra, âgé de 70 ans, mains et pieds rongés par la lèpre, avait été abandonné, grabataire, à son domicile, où un prêtre l’a retrouvé deux jours plus tard.
Les seules forces qui semblent capables de protéger les communautés musulmanes vulnérables de l'action meurtrière des milices anti-balaka sont les courageux pères et sœurs catholiques de la mission de Bossemptélé, qui ont risqué leur vie pour sauver des musulmans. Le père Bernard Kinre nous a déclaré avoir passé plusieurs jours à chercher des musulmans ayant pu survivre au massacre de janvier. Il a serré dans ses bras Iyasa, un rescapé de la polio âgé de 12 ans, et a raconté comment il avait découvert ce garçon, cinq jours après et toujours en état de choc, abandonné près d'une rivière. « Il a essayé de s'enfuir quand nous l'avons trouvé», a dit le père Kinre, tout en chatouillant Iyasa, un sourire aux lèvres. « Il croyait que j'étais un anti-balaka qui venait le tuer.»
L'humanité, le courage et l’esprit d’initiative des prêtres catholiques sont remarquables au milieu de tous ces massacres, Ils sont pratiquement les seuls à tenter de faire cesser les massacres et protéger les personnes vulnérables, mettant souvent leur propre vie en danger. La France et l'Union africaine ont déployé au total des milliers de soldats de maintien de la paix mais dans les régions que nous venons de visiter, leurs efforts pour protéger les civils souffrent de la comparaison avec l'incroyable bravoure dont font preuve les membres du clergé catholique.
Des communautés musulmanes entières ont disparu. Autrefois plus de 4 000 musulmans vivaient à Baoro, et y fréquentaient plus d'une douzaine de mosquées. Aujourd’hui cette ville ne compte plus de musulmans ni de mosquées. Les derniers musulmans de Boali, où le prêtre catholique avait accordé le refuge à 700 d'entre eux dans son église, se sont enfuis vers le Cameroun. Les derniers musulmans de Yaloké, où vivaient plus de 10 000 adeptes de la religion islamique, ont fui vers le Tchad.
Le dernier musulman qui se trouvait encore à Mbaiki, Saleh Dido, a été tué le 28 février par des anti-balaka, qui l'ont égorgé alors qu'il tentait de trouver refuge auprès de la police. Trois semaines auparavant, la présidente par intérim de la République centrafricaine, Catherine Samba-Panza, et le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, avaient visité Mbaiki et décrit cette ville comme un symbole de «vie ensemble entre les communautés » et del« réconciliation». Mais aujourd’hui, il n’y a plus aucun signe des 4 000 musulmans qui y vivaient, et leurs mosquées sont détruites.
Ceux qui sont restés dans d’autres villes, comme les quelque 4 000 musulmans de Boda, vivent constamment dans la peur et dans des conditions humanitaires déplorables. Nous avons vu dans cette ville des familles qui étaient littéralement en train de mourir de faim. Un homme squelettique, membre de l'ethnie Peuhl, Al-Haj Abdou Kadil, nous a dit qu'il venait juste d'enterrer deux de ses enfants, Moussa, 3 ans, et Mahamat, 4 ans, morts de faim la veille. Il nous a menés voir sa femme, qui était trop affaiblie pour parler.
Trop peu de soldats de maintien de la paix ont été déployés trop tard, et l’on a sous-estimé le triple défi posé par le désarmement de la Séléka, la capacité à maîtriser forces anti-balaka, et la protection de la minorité musulmane. Désormais, leur seule option semble être de faciliter les évacuations, au risque de contribuer précisément au nettoyage ethnique qu’elles étaient censées empêcher.
Au cours des six derniers mois, l'administration Obama a fourni un soutien financier et logistique à la mission de l'Union africaine, ainsi qu’une aide humanitaire valorisée à plus de 45 millions de dollars. Le gouvernement américain devrait toutefois aller plus loin pour endiguer les violences commises par les anti-balaka, notamment en soutenant fortement l’adoption par le Conseil de sécurité des Nations Unies d’une résolution qui autoriserait le déploiement d'une mission de maintien de la paix dotée des ressources, de l’expertise et de la volonté nécessaires pour protéger les civils.
En l’absence de telles conditions sécuritaires de base, la reconstruction de la République centrafricaine sera encore plus coûteuse et douloureuse.
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Peter Bouckaert est le directeur de la division Urgences à Human Rights Watch.