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Lettre au président français sur la situation au Mali

Recommandations de Human Rights Watch visant à minimiser les risques encourus par la population civile

M. le Président de la République,

Alors que la France est le fer de lance des opérations militaires menées pour contrer l’offensive des groupes islamistes vers le sud du Mali, nous souhaitons vous faire part de nos inquiétudes sur les possibles conséquences de cette opération pour les droits humains et vous transmettre nos recommandations afin de minimiser les risques encourus par les populations civiles.

Comme vous le savez, depuis de nombreux mois les Maliens ont été soumis, par toutes les parties au conflit, à de graves abus. Les groupes islamistes ont essayé de faire appliquer leur version de la Charia à force de violences physiques, d’amputations, de meurtres, et de destruction d’édifices religieux. Les rebelles séparatistes Touaregs se sont eux rendus coupables d’actes de violence sexuelle et de pillages avant de déserter la zone qu’ils contrôlaient initialement. Des éléments de l’armée malienne ont torturé et exécuté de façon sommaire des personnes soupçonnées d’avoir collaboré avec les rebelles et ainsi que des membres d’unités rivales de l’armée.

Dans ce contexte préoccupant, nous appelons la France, ainsi que les troupes de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et toutes les autres parties au conflit, à respecter de façon stricte le Droit International Humanitaire et à prendre toutes les mesures possibles afin d’éviter aux civils de nouvelles souffrances.

Nous sommes conscients que la France agit actuellement dans un environnement très difficile, affrontant des groupes islamistes qui n’ont eux-mêmes aucune considération pour le Droit International Humanitaire. Nous enquêtons sur des témoignages selon lesquels des forces islamistes se seraient récemment faites passer pour des civils afin d’attaquer l’armée malienne à Konna, et nous savons qu’ils menacent illégalement les civils et les otages qu’ils retiennent, avec un mépris flagrant de leurs responsabilités.

Nous sommes particulièrement préoccupés par le mépris total des groupes islamistes pour la vie des enfants. Les groupes islamistes Ansar Dine, le Mouvement pour l’Unicité et le Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) et Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), ont recruté, entraîné, et utilisé plusieurs centaines d’enfants en leur sein depuis qu’ils ont commencé à occuper le nord du Mali en avril 2012. En décembre et en janvier derniers, des témoins ont rapporté avoir visité des camps d’entraînement dans la région de Gao, dans lesquels, plusieurs dizaines d’enfants étaient entraînés au maniement des armes à feu et subissaient des entraînements physiques. Dans plusieurs de ces endroits, des enfants ont aussi été vus en train d’étudier le Coran. Certains de ces centres d’entraînement se trouvaient à l’intérieur ou à côté de bases militaires islamistes. Certaines de ces bases ont peut-être déjà été visées par des attaques aériennes françaises ou pourraient l’être. Des témoins fiables nous ont rapporté que plusieurs enfants soldats figuraient parmi les blessés lors des récents combats à Konna et probablement ailleurs.

La France a joué un rôle clé au Conseil de Sécurité des Nations unies pour améliorer la protection des enfants dans les conflits armés, et nous sommes convaincus que vous ferez tout votre possible pour que soient prises les mesures nécessaires pour minimiser les risques encourus par les enfants soldats qui participent malgré eux à ce conflit et en sont les victimes, et pour participer avec l’UNICEF et les autres acteurs concernés aux efforts permettant de ramener ces enfants à leurs familles.

En ce qui concerne le soutien apporté à l’armée malienne pour regagner le contrôle de son territoire nationale, nous vous exhortons également à assurer et à déclarer publiquement que la France ne soutiendra pas les éléments de l’armée malienne responsables d’abus, dont en particulier le leader du coup d’Etat, devenu chef de la réforme du secteur de la sécurité, le capitaine Sanogo. Les troupes sous son autorité ont été impliquées dans des exécutions extrajudiciaires, des cas de torture et des disparitions forcées, et ne devraient pas être autorisées à commettre de nouveaux abus.

Vous savez également, comme l’a clairement établi la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), que la France est liée par la Convention Européenne des Droits de l’Homme dans ses actions partout ailleurs dans le monde, et notamment dans le cadre d’opérations militaires, en particulier lorsqu’il s’agit du traitement des prisonniers que les forces armées françaises pourraient détenir. Plus spécifiquement, les obligations de la France en matière de droits humains interdiraient à ses forces armées de remettre des détenus aux autorités maliennes ou à d’autres Etats en cas de risque réel de soumission à la torture, à la peine de mort ou à des traitements inhumains et dégradants. Les accords de la France avec le Mali concernant les opérations de ses forces armées doivent refléter ces obligations en matière de droits humains.

Nous nous sentons également dans le devoir de vous prévenir que lorsque l’armée malienne regagnera le contrôle du territoire au nord, si tel est le cas, des représailles et des assassinats généralisés à l’encontre des civils perçus comme étant opposés au gouvernement risquent d’avoir lieu. Les tensions ethniques sont très fortes et les milices pro-gouvernementales, ainsi que des groupes de jeunes, ont rassemblé des listes de personnes qu’elles soupçonnent d’avoir soutenu les groupes islamistes et le MNLA et dont elles cherchent à se venger. Plusieurs de ces miliciens et leurs chefs nous ont confié que ces listes avaient été remises à l’armée malienne.

Avant que les événements sur le terrain ne précipitent l’intervention française, la France avait, tout à son honneur, accepté d’inclure des garanties en matière de droits humains dans la résolution 2085 mandatant une mission internationale de soutien au Mali (Misma) principalement africaine. Nous croyons que bon nombre de ces garanties sont toujours pertinentes, et en particulier :

  • Tout comme cela avait été fait en Côte d’Ivoire, nous recommandons que la France, la CEDEAO et l’ONU mettent en place une ligne rouge disponible 24h/24, 7 jours/7, afin de permettre aux civils menacés de représailles ou d’autres formes de violence imminente de demander une intervention ou toute autre assistance, et particulièrement de la part des autorités maliennes compétentes.
     
  • La France doit encourager l’ONU à déployer une mission forte et compétente d’observateurs des droits humains des Nations Unies aux côtés de la force militaire internationale, et l’assister dans cette tâche. La composante « droits humains » de la Misma doit bénéficier d’une sécurité et d’un soutien logistique et opérationnel adéquats et être déployée dans le cadre du budget de maintien de la paix des Nations Unies. L’équipe devrait surveiller le respect du droit international humanitaire et des droits humains, et effectuer des rapports publics et réguliers auprès Conseil de Sécurité sur ses conclusions et ses recommandations. Elle devrait également apporter une formation aux droits humains adéquate aux contingents des pays participant à la force armée ainsi qu’aux forces de l’armée malienne.
     
  • Par le biais de l’Union européenne, la France devrait demander le déploiement urgent de juristes militaires ayant une expérience acquise sur le terrain du droit de la guerre afin de conseiller et d’assister l’armée malienne et les troupes de la CEDEAO et celles du Tchad sur les règles d’engagement qui font des civils et de leur protection une priorité durant les opérations militaires. Ces problématiques devraient être au cœur du programme de formation de la mission européenne de formation de l’armée malienne (EUTM Mali).
     
  • Enfin, à la lumière de l’annonce faite le 16 janvier dernier par le Procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI) de l’ouverture d’une enquête sur la situation au Mali, nous incitons la France et les autres contingents qui vont joindre la Misma à coopérer pleinement avec la Cour notamment en localisant des témoins et des preuves, en garantissant de façon efficace la sécurité des témoins, des intermédiaires et de toute autre personne impliquée dans l’enquête, et en arrêtant immédiatement et livrant rapidement les personnes sous le coup d’un mandat d’arrêt.

Nous serions ravis de pouvoir discuter de ces sujets, en personne ou par téléphone, avec vous-même M. le Président, ou bien, avec vos collaborateurs au moment qui serait le plus opportun.

Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre très haute considération.

Kenneth Roth
Directeur exécutif

Jean-Marie Fardeau
Directeur France

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