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Son Excellence Noureddine Bhiri

Ministre de la Justice

Ministère de la Justice

31, boulevard Bab Bnet, 1019 Tunis

 

Monsieur le Ministre,

Je voudrais tout d’abord vous remercier d’avoir eu la gentillesse de recevoir une représentante de Human Rights Watch dans votre bureau, le 3 décembre 2012, et d’avoir bien voulu aborder avec elle divers sujets d’intérêt commun.

Lors de cette rencontre, notre représentante, Amna Guellali, a sollicité l’accès aux dossiers de dix juges qui ont été révoqués suite à votre décision du 28 mai 2012 et au décret de confirmation qui a suivi le 2 juillet 2012.

Notre représentante avait en sa possession une procuration légalisée de chacun des dix juges révoqués, consentant à ce qu’elle consulte leur dossier et les preuves dont disposait le ministère pour les révoquer. Nous voudrions réitérer notre requête d’accéder aux dossiers de ces dix juges afin de vérifier leurs dires lorsqu’ils affirment que le ministère leur a refusé l’occasion de se défendre, les a révoqués pour des motifs infondés et continue à leur refuser l’accès aux éléments qui les accusent. Nous avons l’intention de publier cette lettre accompagnée de toute information pertinente que nous recevrons de votre part avant le 7 janvier 2013.

Le 29 octobre, Human Rights Watch a publié un communiqué de presse affirmant que la décision prise par le pouvoir exécutif de révoquer 75 juges était injuste et arbitraire. Human Rights Watch s’est entretenu avec dix des juges révoqués sur la façon dont leur cas a été traité. Tous ont décrit des procédés disciplinaires iniques ignorant les critères fondamentaux d’un procès équitable et transparent et violant les normes internationales pensées pour protéger l’indépendance de la justice.

Les dix juges révoqués avec lesquels s’est entretenue Human Rights Watch ont déclaré que leurs supérieurs leur avaient téléphoné le 28 mai pour les informer que leurs noms figuraient sur une liste de juges révoqués. Ils n’avaient pas été contactés au préalable par le ministère de la Justice et ne connaissaient pas les motifs de leur renvoi.

De plus, les magistrats ont déclaré qu’il n’y avait pas eu d’examen indépendant des décisions de révocation, qui ont été prises par une commission interne formée seulement de cinq inspecteurs du ministère. Les juges révoqués ont rapporté qu’ils n’avaient pas eu accès à leurs dossiers et qu’ils n’avaient pas eu droit à une audience adéquate.

Ils ont également affirmé que les procédures manquaient de critères clairs pour la décision de révocation. Les juges ont déclaré que même après leur audience, ils ne connaissaient toujours pas les motifs exacts de leur révocation ni les éléments de preuves dont disposait le ministère pour les révoquer.

Dans un communiqué de presse du 1er novembre 2012, le ministère de la Justice a accusé Human Rights Watchd’avoir publié son communiqué sans chercher à obtenir de commentaire ou d’information du ministère. Pourtant, le 3 décembre, quand la représentante de Human Rights Watch vous a montré les procurations écrites que les juges lui avaient fournies, vous avez refusé de lui donner accès aux données en question.

Ce qui apparaissait au départ comme une atteinte du droit des juges à une audience équitable est par conséquent aggravé par le manque de transparence du ministère, qui a empêché non seulement les juges mais aussi Human Rights Watch de consulter ces informations, et ce malgré l’autorisation explicite des juges eux-mêmes.En outre, au moins deux des juges ont déclaré qu’en juillet 2012, ils avaient envoyé des courriers à votre ministère pour solliciter le compte-rendu de leur audience par la commission interne ainsi que les preuves en possession du ministère. A ce jour ils n’ont toujours pas reçu de réponse à leur demande.

Nous voudrions redire ici que les normes internationales en matière de droits humains obligent l’État à garantir que le fait de déterminer si le comportement particulier ou l’inaptitude d’un juge constitue ou non un motif de révocation, ne puisse avoir lieu que suite à une audience équitable, elle-même précédée d’une procédure adéquate qui respecte son droit à se défendre et à prendre connaissance des preuves contre lui.

D’après les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l'assistance judiciaire en Afrique, adoptés par Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en 2005, « les magistrats exposés à des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution ont droit aux garanties qui s’attachent à un procès équitable, notamment au droit d’être représentés par un conseil de leur choix et à un réexamen indépendant des décisions liées à des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution ».

L’observation générale n° 32 du comité des droits de l’homme des Nations Unies, les experts qui émettent l’interprétation définitive du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, énonce que :

Les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi. La révocation d’un juge par le pouvoir exécutif, par exemple avant l’expiration du mandat qui lui avait été confié, sans qu’il soit informé des motifs précis de cette décision et sans qu’il puisse se prévaloir d’un recours utile pour la contester, est incompatible avec l’indépendance du pouvoir judiciaire.

D’après les Principes fondamentaux relatifs à l'indépendance de la magistrature des Nations Unies, adoptés par la résolution 40/32 de l’Assemblée générale le 29 novembre 1985, « toute accusation ou plainte portée contre un juge dans l'exercice de ses fonctions judiciaires et professionnelles doit être entendue rapidement et équitablement selon la procédure appropriée. Le juge a le droit de répondre, sa cause doit être entendue équitablement ». En outre, les Principes fondamentaux énoncent que les juges ne peuvent être suspendus ou destitués que pour des motifs d’incapacité ou d’inconduite les rendant inaptes à poursuivre leurs fonctions.

L’article 8 du Statut universel du juge (approuvé le 17 novembre 1999 par l’Union internationale des magistrats, une ONG internationale regroupant plus de 78 associations professionnelles de juges) énonce qu’« un juge ne peut être déplacé, suspendu, ou démis de ses fonctions que dans les cas prévus par la loi et dans le respect de la procédure disciplinaire ».

Par conséquent, la déclaration du ministère de la Justice, dans le communiqué déjà évoqué, affirmant que « la décision de révocation fait partie des prérogatives du chef du gouvernement et (…) elle est prise par ce dernier dès qu’il considère un juge incapable de remplir les conditions minimales pour exercer ses fonctions », contredit non seulement les normes internationales mais aussi la loi tunisienne de 1967, qui établit des garanties minima pour la procédure de révocation, y compris le droit du juge à être entendu par le conseil de discipline du Conseil supérieur de la magistrature, à consulter son dossier et à être assisté par un avocat de son choix.

En outre, le fait qu’il existe une procédure d’appel auprès du tribunal administratif ne peut excuser de traiter les juges de façon inéquitable au départ.

Les révocations et le système disciplinaire affectent l’indépendance des juges, qui est essentielle à l’état de droit et au droit à un procès équitable.

La menace de la révocation, et l’incertitude des motifs pour lesquels un juge peut être révoqué, affecte la capacité de tous les juges à agir de façon indépendante.

Un système disciplinaire judiciaire fiable, prévisible, juste et protégé des abus et de l’arbitraire est essentiel pour que les juges puissent asseoir et conserver leur indépendance.

Comme nous l’avons déjà mentionné, nous rendrons publique cette lettre dans les semaines à venir, et nous nous engageons à y inclure toute information pertinente que vous pourrez nous fournir au sujet des dossiers des juges avant le 7 janvier 2013.

Je vous remercie pour votre attention.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments respectueux.

 

Sarah Leah Whitson

Directrice exécutive

Division Moyen-Orient et Afrique du Nord

Human Rights Watch

 

Annexe I. Entretiens avec les juges révoqués

Moncef Zghab, qui était juge d’instruction auprès de la cour de première instance de la Manouba, a rapporté que lorsqu’il avait comparu devant la commission, les inspecteurs ne lui avaient pas donné accès à son dossier. « L’inspecteur en chef m’a annoncé que j’étais accusé d’avoir reçu des commissions sur des ventes de terrain, mais ils n’avaient aucune preuve », a-t-il déclaré. « Je leur ai rendu compte de mes revenus en détail. Pourtant, ils m’ont laissé sur la liste des juges révoqués ».

Habib Zammali, qui était conseiller à la chambre criminelle de la cour de première instance de Gabès, a décrit les mêmes procédures appliquées par la commission pour examiner la plainte contre lui. Un collègue avait pris une photo de lui en train de boire une bière lors d’un pique-nique entre amis, a-t-il raconté. « J’ai été avisé de ma révocation par un coup de téléphone du procureur adjoint de mon tribunal. L’inspecteur général [de la commission] m’a dit que j’étais accusé de consommer de l’alcool et qu’ils avaient reçu une lettre anonyme avec une photo de moi en train de boire ». La Tunisie n’a aucune loi interdisant aux juges de boire de l’alcool dans leur vie privée.

Khalfallah El Riahi, qui était vice-président de la cour de première instance de Zaghouane, a déclaré à Human Rights Watch que les inspecteurs s’étaient basés, pour le révoquer, sur un incident de 1999, quand il était juge à Aïn Draham. Un collègue ayant remplacé El Riahi lors d’un procès en 1999, alors qu’il avait pris des congés, avait été négligent avec des dossiers, a-t-il déclaré.

« Quand j’ai repris le travail, mon supérieur a considéré que c’était moi le responsable », a-t-il déclaré à Human Rights Watch. « En 2005, le conseil de discipline du ministère de la Justice m’a donné un blâme pour manquement à mes devoirs. Depuis, je n’ai jamais eu aucun problème au travail. Quand je me suis rendu à la commission du ministère de la Justice [en 2012], j’ai demandé les motifs de ma révocation. Ils m’ont dit, c’est à cause du litige que vous avez eu en 1999 ».

Nizar Ghozlani, qui officiait comme juge cantonal à Jendouba, a déclaré à Human Rights Watch que la commission de révision lui avait dit qu’il était révoqué à cause de ses dettes envers une société privée. Le 26 avril 2012, le ministère de la Justice lui avait envoyé un avertissement pour qu’il paye ses dettes. « J’ai collecté l’argent auprès de mes parents, voisins et amis, j’ai payé toutes mes dettes, et la société a retiré sa plainte », a-t-il affirmé. « C’est pourtant la seule raison qu’ils m’ont donnée pour ma révocation ». La commission a passé seulement 10 minutes avec lui, selon lui, et ne lui a pas donné accès à son dossier ni aux éléments censés prouver sa culpabilité.

Chokri Ben Sadok, qui travaillait comme président adjoint de la cour de première instance de Jendouba, a déclaré que le 28 mai il avait reçu un coup de téléphone de son supérieur, l’informant que son nom était sur la liste. Il ne s’y attendait pas du tout, n’ayant auparavant jamais été convoqué par l’inspection judiciaire pour la moindre faute. Quand il s’est rendu devant la commission mise en place par le ministère de la Justice, on lui a dit qu’il était révoqué pour cause de corruption administrative, sans lui fournir de preuve de ces allégations. 

Mohamed El Bejaoui, qui après avoir travaillé comme juge pendant 32 ans, avait été nommé conseiller à la cour d’appel du Kef, a déclaré que la commission lui avait donné trois motifs pour sa révocation : « utilisation de sa position de juge pour soudoyer des gens ; corruption administrative ; et une plainte contre lui en suspens depuis 2007 ». Cependant, ils ne lui ont donné aucun détail supplémentaire sur les preuves dont ils disposent, a-t-il déclaré.

Bechir Ennajah, qui était président d’une chambre criminelle de la cour d’appel de Médenine, a déclaré que lorsque le ministre de la Justice avait annoncé qu’il allait révoquer 82 juges, il ne s’attendait pas à trouver son nom dans la liste. Le 28 mai, il s’est rendu au tribunal et a présidé les séances normalement. Mais le mercredi 30 mai, son supérieur au tribunal l’a informé que son nom était sur la liste. Quand il s’est rendu devant la commission du ministère de la Justice, ils n’avaient qu’une feuille de papier où étaient écrites les accusations contre lui. Ils l’ont informé que le motif de sa révocation était son enrichissement illicite. Il leur a demandé quelles preuves ils avaient en leur possession, mais ils n’en avaient aucune. D’après lui, il a fourni à la commission toutes les preuves de ses revenus et de son compte bancaire. Il leur a aussi montré le crédit immobilier accordé par sa banque pour acheter un terrain et construire sa maison. 

Moez Bessaidiétait juge des affaires sociales au tribunal de district de Béja. Il a raconté que le mardi 29, un de ses amis lui avait dit que son nom était sur la liste. Il s’est rendu au ministère de la Justice et a rencontré le directeur du cabinet, qui lui a dit qu’il ne pouvait pas confirmer la nouvelle. Le mercredi 30, il a reçu un coup de téléphone du ministère l’informant qu’en effet son nom était sur la liste. Quand il s’est présenté devant la commission, l’inspecteur général l’a informé qu’il était accusé de deux choses : une personne de sa connaissance avait déposé une plainte auprès du ministère en 2008, l’accusant de ne pas lui avoir remboursé une dette ; et il y avait une affaire concernant un jugement qu’il avait émis contre un homme d’affaire qui ne payait pas ses travailleurs, et qui plus tard s’était plaint contre lui auprès du ministère.

Mohamed Attafi, qui travaillait comme président de la chambre criminelle de la cour d’appel du Kef, a déclaré qu’il ne comprenait toujours pas les motifs de la décision prise contre lui. Il a déclaré qu’en 1997 il avait reçu un blâme du conseil de discipline du Conseil supérieur de la magistrature parce qu’il n’avait pas dénoncé à temps une fraude concernant un chèque à son nom.

Imed Lekhdhiri, président adjoint de la cour de première instance de Kasserine, a déclaré qu’il n’avait jamais été convoqué auparavant pour la moindre faute par le ministère ni par le Conseil supérieur de la magistrature. Lorsqu’il s’est présenté devant la commission mise en place par le ministère de la Justice, ils lui ont dit qu’il était accusé de favoritisme envers certains avocats ainsi que de corruption administrative et financière. Pourtant, a-t-il déclaré, lorsqu’il leur a demandé de fournir les preuves en leur possession pour formuler de telles accusations, ils en étaient incapables.

Nouri Qtata, ancien conseiller à la chambre criminelle de la cour d’appel de Gabès, a raconté qu’il avait reçu un coup de téléphone de son supérieur au tribunal pour l’informer de sa révocation. Lorsqu’il s’est présenté devant la commission, on lui a dit qu’il était révoqué pour une faute remontant à 1992 et pour laquelle il avait déjà été sanctionné et suspendu de son poste pendant trois jours.

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