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Maroc/Sahara occidental: Aucune mesure n’a été prise contre les policiers agresseurs

L’impasse où se trouve l’enquête sur l’agression d’un défenseur des droits humains alimente l’impunité

(Rabat, le 15 mai 2012) – L’échec des autorités marocaines à mener à bien l’enquête sur le passage à tabac d’un chercheur de Human Rights Watch par des policiers est une étude de cas de l’impunité des violences policières.

Le 8 novembre 2010, dans la ville de Laâyoune, au Sahara occidental, des policiers marocains ont pris à part Brahim Elansari et l’ont roué de coups sous les yeux d’un journaliste américain. Lors des 18 mois qui se sont écoulés depuis ce passage à tabac, les autorités marocaines n’ont fourni aucune information sur les progrès d’une quelconque enquête, ni à Elansari ni à Human Rights Watch, malgré les demandes écrites formulées par Human Rights Watch.

« S’il y a impunité pour des policiers qui passent à tabac un citoyen travaillant pour une organisation internationale, et ce au grand jour, devant témoins et en dépit de plaintes formelles, cela montre clairement à quel point les citoyens ordinaires sont vulnérables », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.

Le 22 novembre 2010, Human Rights Watch a écrit au ministère de l’Intérieur en joignant des preuves sur le passage à tabac, fournies par Elansari ainsi que par le journaliste ayant assisté à l’agression, et demandant une enquête. Le ministère a répondu deux jours plus tard en promettant par écrit de mener une enquête et d’informer Human Rights Watch des résultats. Le 22 décembre 2010, Elansari lui-même a déposé plainte par écrit auprès du bureau du procureur de Laâyoune au sujet de son passage à tabac, demandant une enquête.

Dans la lettre de Human Rights Watch datée du 22 novembre 2010, Elansari ainsi que le journaliste, John Thorne, qui était alors correspondant à Rabat pour le quotidien de Abou Dabi The National, ont fourni des informations détaillés sur l’agression. Un groupe de policiers a encerclé Elansari dans une rue du centre-ville puis s’est mis à le frapper, à le gifler et à l’insulter, le traitant de « traître » et de « séparatiste », ont-ils tous deux déclaré. Elansari est d’origine sahraouie et ex-membre d’organisations sahraouies de défense des droits humains à Laâyoune. Les autorités considèrent que ces associations sont hostiles à l’administration par le Maroc de ces territoires contestés, et solidaires des appels à l’autodétermination ou à l’indépendance du Sahara occidental.    

Les récits de Elansari et de Thorne, tels qu’ils ont été communiqués au gouvernement, peuvent être consultés ici.

Le 24 novembre 2010, Mohamed Ouezgane, directeur du département des Règlementations et des Libertés publiques au ministère de l’Intérieur, a répondu par courriel que « le ministre de l’Intérieur a ordonné une enquête administrative sur cette affaire. De plus (…), le ministre de la Justice (…) a donné instruction au procureur général du tribunal de Laâyoune pour ouvrir une enquête judiciaire (…). Les autorités marocaines restent disposées à traiter toutes les allégations que vous recevrez et à y répondre avec la promptitude nécessaire ».

Elansari n’a eu aucune nouvelle jusqu’au 4 avril 2011, où il a reçu un appel d’un officier de police judiciaire lui demandant de se rendre à la préfecture de police de Laâyoune le lendemain. Elansari s’y est rendu et a fait une déclaration au sujet du passage à tabac, dont il a relu et signé une version écrite. Les policiers ont dit à Elansari qu’ils allaient soumettre ce procès-verbal au procureur, qui l’informerait des étapes à venir.

Le 23 novembre 2011, n’ayant reçu aucune autre information, Human Rights Watch a écrit à nouveau au ministère de l’Intérieur, lui demandant des nouvelles de l’enquête. Restée sans réponse, Human Rights Watch a écrit le 7 février 2012 à la Délégation interministérielle aux droits de l’Homme, en joignant à nouveau les détails de l’affaire et en demandant une réponse. Aucune n’a été reçue. La délégation interministérielle est un organisme gouvernemental créé par décret en avril 2011. Parmi ses responsabilités, elle doit coordonner les réponses du gouvernement aux demandes de renseignement et aux requêtes qu’il reçoit des organisations internationales de défense des droits humains. 

Le 20 avril 2012, Elansari a appelé le bureau du procureur à Laâyoune et s’est vu répondre que le bureau avait soumis une réponse au ministère de la Justice après avoir reçu la requête d’enquêter sur l’affaire de la part de Human Rights Watch. Pourtant, 18 mois après la plainte déposée par Elansari et un an après le témoignage qu’il a fourni à la police, aucun officier ne l’a informé du statut ou de l’avancée d’une quelconque investigation.

Avant que Elansari ne travaille pour Human Rights Watch, la police de Laâyoune l’avait détenu, ainsi qu’un ami, du 14 au 16 décembre 2007, les avait battus alors qu’ils étaient toujours en garde à vue, puis les avait relâchés sans les inculper. À l’époque, Elansari était membre de la section de Laâyoune de l’Association marocaine des droits humains et de Annahj Addimocrati, le seul parti politique légal au Maroc à prôner l’autodétermination pour le Sahara occidental.

Les deux hommes avaient formellement déposé plainte auprès du procureur, et Human Rights Watch avait écrit pour appeler à ouvrir une enquête. Les deux hommes n’ont plus eu de nouvelles des autorités marocaines jusqu’à cinq mois plus tard, lorsque les policiers les ont informés que le procureur avait classé l’enquête pour « manque de preuves ».

Dans un courriel adressé à Human Rights Watchen février 2008, les autorités ont nié que la police ait jamais maltraité les deux hommes. À la place, les autorités ont dénoncé les plaignants comme des « séparatistes [pro-Polisario] (…)cherchant à attiser la tension et présenter le Royaume comme un « monstre » qui n’a aucun respect pour les Droits de l’Homme ». Les autorités ont maintenu, à tort, que les hommes n’avaient déposé aucune plainte.

Le rapport de décembre 2008 de Human Rights Watch sur les droits humains au Sahara occidental a révélé des violences policières récurrentes contre des militants sahraouis et des manifestants partisans de l’autodétermination pour ce territoire contesté, ainsi que des rejets récurrents de plaintes de citoyens au sujet de violences policières, assortis de tentatives de discréditer les motivations des plaignants. En préparant ce rapport, Human Rights Watch a soumis aux autorités marocaines des informations sur plusieurs affaires où des Sahraouis – dont beaucoup étaient opposés à ce que le Maroc administre ce territoire contesté – avaient déposé plainte auprès du bureau du procureur à Laâyoune. 

Les autorités ont répondu au sujet de sept de ces affaires. À part pour l’une d’entre elles, « toujours en cours », les autorités ont déclaré qu’elles avaient classé tous les dossiers de plainte « pour manque de preuves ». Dans la plupart des cas, elles ont aussi dénigré les motivations des plaignants par des commentaires tels que : « La plainte n’est basée sur rien et vise à empêcher la police de continuer à faire face à ceux qui cherchent à troubler l’ordre public ».

Lorsque Human Rights Watch a par la suite contacté les plaignants dont les dossiers avaient été classés, tous ont déclaré qu’aucun responsable ne les avait jamais contactés pour prendre leur témoignage sur les plaintes qu’ils avaient déposées – une situation récurrente qui suggère le manque de volonté politique pour enquêter impartialement sur les allégations de violence policière. Dans certains cas, les autorités ont prétendu qu’elles n’avaient jamais reçu de plainte, alors que certaines de ces victimes ont montré à Human Rights Watch des copies de leurs plaintes estampillées « reçu » par le bureau du procureur.

« Tant que les plaintes de citoyens seront balayés sous le tapis, le problème de la violence policière contre la population de Laâyoune – et ailleurs – se poursuivra », a déclaré Sarah Leah Whitson. « Le Maroc a besoin de mettre en place un procédé impartial, interactif et rapide pour enquêter sur les plaintes de violences infligées par des policiers. »

Vous pouvez lire ci-dessous les récits de Brahim Elansari et du journaliste John Thorne, tels qu’ils ont été fournis au gouvernement marocain dans une lettre du 2 novembre 2010 :

Récit de Brahim Elansari:

Vers 7h30, alors que je marchais le long de l’avenue de Smara, j’ai appris qu’une foule de gens marchait depuis l’est de la ville en direction du quartier Maâtallah. Il y avait une forte présence de diverses forces de sécurité : les forces auxiliaires, le GIR [Groupe d’intervention rapide], des policiers en civil, et d’autres en uniforme.

J’ai observé les manifestants qui jetaient des pierres sur les voitures de police. Les cafés et les boutiques (…) étaient fermés tout le long de l’avenue Smara. J’ai entendu des détonations – je pense que c’était des bombes lacrymogènes (…). Il y avait des voitures de police, le GIR, et des forces auxiliaires partout.

[Le journaliste américain] John Thorne m’a rejoint avenue de La Mecque, près de l’hôtel Jodessa. Vers 9h, quand nous avons vu des policiers s’approcher de nous, nous nous sommes éloignés de l’avenue et dirigés dans une rue derrière l’hôtel Negjir, près de l’école Al Morabitine. Mais un policier en arme et en uniforme est venu vers nous. Il a fouillé un peu John puis il s’est tourné vers moi en m’insultant et en me menaçant. Alors d’autres policiers sont arrivés.

Mr. Thorne et moi avons essayé de reculer, mais les policiers nous ont bloqués, et c’est alors qu’ils ont commencé à me donner des coups de pied, des gifles, et à me frapper avec des matraques. Ils m’ont amené vers leurs voitures, garées près de l’hôtel Negjir, où d’autres policiers se sont joints à eux pour me frapper et m’insulter, en me traitant de « traître » et de « séparatiste ». Puis les autres policiers ont escorté John jusqu’à moi.

Un officier en civil est arrivé et nous a demandé comment nous nous appelions et ce que nous faisions là. Quand je lui ai dit mon nom, il s’est exclamé : « Alors, c’est toi, Elansari ! ». Je lui ai dit que je travaillais pour Human Rights Watch. Ils m’ont demandé de fournir un document qui le prouvait. J’ai répondu que je n’avais pas un tel document sur moi, mais je leur ai donné ma carte d’identité nationale. Mr. Thorne leur a montré sa carte de presse et son passeport. Plusieurs policiers sont arrivés, m’ont insulté, puis sont repartis. L’officier armé et en uniforme qui nous avait arrêté au départ, près de l’école Al Morabitine, est revenu et m’a dit qu’il allait me tirer dessus.

Les policiers m’ont alors pris mon téléphone et l’ont fouillé. Quand ils ont trouvé des messages textes de Mohamed Ali Ndour, un militant sahraoui, ils ont fait un commentaire selon lequel j’étais en relation avec des « séparatistes ».  

Puis ils ont emmené John quelque part et les autres policiers m’ont encerclé et ont commencé à me donner des coups de pied, à me frapper avec leurs matraques et à me gifler. Ils m’ont demandé quelle était ma nationalité. Comme j’ai refusé de répondre, ils ont eu l’air en colère et ont recommencé à me frapper. Puis un officier haut gradé est arrivé et m’a ordonné de répondre. J’ai dit que je ne pouvais pas parler alors qu’on me battait. Il n’a pas ordonné aux autres de cesser de me frapper.

Pendant ce temps je pouvais entendre certains agents en uniforme qui disaient aux autres d’arrêter de me tabasser. Mais ceux qui frappaient leur ont dit de s’en aller s’ils ne voulaient pas y prendre part. Puis le haut gradé est revenu et leur a demandé d’arrêter de me frapper.

Un des policiers m’a escorté là où Mr. Thorne était assis, sur une chaise. Le policier m’a forcé à m’asseoir sur le sol à côté de John, en disant que j’étais un chien et que c’était là ma place. Après 10 ou 20 minutes environ, quelques policiers se sont approchés et ont dit à Mr. Thorne de retourner à son hôtel et de n’effectuer aucun travail.

L’officier en uniforme est venu avec mon téléphone dans les mains et a dit à John que « Brahim » était un extrémiste et qu’il recevait des coups de téléphone de l’étranger. Le policier en civil qui parlait à Mr. Thorne a dit à l’officier en uniforme que le téléphone m’appartenait. Puis l’homme en civil m’a demandé de ne pas accompagner Mr. Thorne et de ne l’emmener nulle part, mais au contraire de rentrer chez moi et d’éviter les ennuis. Ils m’ont rendu mon téléphone et ma carte d’identité, ont donné à John son passeport, et nous sommes partis ensemble.

John Thorne, correspondant de The National, quotidien en anglais basé à Abou Dabi, a fait le récit suivant:

Vers 9 h le 8 novembre 2010, Brahim Elansari et moi sommes allés sur la place Dchira, au centre de Laâyoune, où des dizaines de policiers et plusieurs véhicules de police étaient rassemblés. À ce moment, plusieurs autres vans remplis de policiers sont arrivés. Pour des raisons que je n’ai pu saisir, les policiers ont commencé à pourchasser les badauds.

Mr. Elansari et moi avons couru dans une rue latérale. Deux policiers nous ont rattrapés et appréhendés. Je n’ai pas pu voir comment ils ont attrapé Mr. Elansari.

Nous avons été emmenés tous les deux au coin de la place Dchira, où les policiers étaient regroupés, et on nous a ordonné de nous asseoir. Un officier de police est arrivé. Il a enregistré les informations de mon passeport et de ma carte de presse, et celles de la carte d’identité de Mr. Elansari. Nous avons dit tous les deux qui nous étions et pour qui nous travaillions.

J’ai expliqué que j’étais accrédité par le ministère de la Communication comme correspondant étranger au Maroc.

Puis les policiers m’ont ordonné de me lever, m’ont emmené d’autorité à environ 5 mètres de là, et m’ont fait asseoir sur une chaise. Pendant ce temps, une dizaine de policiers – certains en combinaisons vertes, d’autres en tenues bleues antiémeutes – ont encerclé Mr. Elansari et ont commencé à le tabasser.   

Je ne pouvais pas voir combien de policiers frappaient Mr. Elansari. J’ai pu voir qu’il a été frappé avec les mains et les matraques au moins vingt fois en quelques minutes. Puis les policiers ont fait asseoir Brahim près de moi.

À ce moment, deux policiers en civil ont pris la situation en main.

Alors qu’une heure environ s’était écoulée depuis que Mr. Elansari et moi avions été arrêtés, les policiers en civil nous ont dit que nous pouvions partir tous les deux. Ils ont ordonné à Brahim de partir dans une direction et moi dans une autre. Nous sommes partis tous deux comme ils l’avaient dit.

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