Skip to main content

Côte d'Ivoire : Ouattara n'a pas tenu ses promesses de justice impartiale

Tribune de Matt Wells au sujet de l'impunité pour les crimes commis il y a un an à Duékoué par des forces loyales à l'actuel président Alassane Ouattara

Publié dans: Slate Afrique

Il y a un an jour pour jour, les forces loyales au président Alassane Ouattara prenaient la ville occidentale de Duékoué alors qu'elles déferlaient sur la Côte d’Ivoire, avant de finalement procéder à l’arrestation de l'ancien président Laurent Gbagbo. Peu après avoir pris la ville, des forces pro-Ouattara ont commis des abus horribles, en tuant plusieurs centaines de personnes.

 

Un an plus tard, aucun des auteurs de ces crimes n'a fait l'objet d'une enquête crédible, encore moins d’une arrestation. Et pourtant leurs victimes méritent que justice soit faite, comme toutes celles qui ont souffert d’abus commis par les forces soutenant Laurent Gbagbo alors qu’il s’accrochait encore au pouvoir.

 

Duékoué a pendant longtemps été un centre d’activité pour les miliciens pro-Gbagbo. Lorsque j'étais là-bas en juillet 2010, avant que la crise postélectorale n’éclate, des Ivoiriens du Nord et des immigrants d'Afrique de l'Ouest ont décrit la persécution quasi-constante par les miliciens. Les résidents locaux ont aussi enduré des tueries et des viols généralisés commis par des miliciens pendant et après le conflit armé de 2002-2003. Alors que les Forces républicaines du président Alassane Ouattara lançaient leur offensive militaire dans l'ouest du pays en mars 2011, les miliciens pro-Gbagbo, souvent aidés par des mercenaires libériens, ont de nouveau tué des partisans supposés d'Alassane Ouattara.

 

Après plusieurs jours de combat, les forces pro-Ouattara, y compris les Forces républicaines et plusieurs milices alliées, ont pris le contrôle de Duékoué le 29 mars 2011. Plusieurs d’entre elles se sont ensuite vengées de certains groupes supposés soutenir l'ancien président, et ont particulièrement ciblé des jeunes hommes du groupe ethnique guéré qui formaient le noyau des milices de Laurent Gbagbo dans l'ouest du pays.

 

Human Rights Watch s’est entretenu avec huit femmes qui ont assisté à l'exécution de membres de leur famille pendant le massacre de Duékoué. Une femme de 29 ans a décrit comment un 4x4 est arrivé alors que sa famille fuyait le quartier Carrefour, et trois hommes en tenue militaire en sont descendus, armés de fusils Kalachnikov. Les hommes ont entraîné son mari à l'écart alors qu'elle portait son bébé de 6 mois dans ses bras, et ont hurlé : « Vous êtes tous des Guérés, vous qui avez voté Gbagbo ! Vous n'avez pas voté ADO [Alassane Dramane Ouattara], on va vous tuer tous ! » Les trois hommes ont alors ouvert le feu sur son mari, le tuant immédiatement. Les agresseurs ont ensuite enlevé le frère cadet de la jeune femme, âgé de 15 ans, en le forçant à monter dans un camion où plusieurs autres jeunes étaient déjà enfermés.

 

Une autre femme a raconté : « Ils sont allés de maison en maison et ont fait sortir les hommes pour les tuer. Deux d'entre eux ont enfoncé ma porte et sont entrés chez moi ; ils ont forcé mon mari à sortir. Plusieurs autres portaient une torche et ont mis le feu à la maison. Je suis sortie en criant derrière eux, et ils ont abattu mon mari à bout portant avec un grand fusil. »

 

Des photos vues par Human Rights Watch, prises par une personne qui avait aidé à enterrer les corps, montraient des hommes âgés et une femme enceinte parmi les victimes. Selon les conclusions d'une enquête des Nations Unies entamée le 1er avril 2011, « certaines victimes avaient été clairement exécutées dans leur fuite… Des corps ont [aussi] été découverts couchés sur le ventre, ce qui laisse supposer qu’ils ont été abattus dans le dos. D’autres ont été égorgées ou brûlées vives. Des femmes, des enfants et des personnes âgées figurent aussi parmi les victimes. »

 

Des forces pro-Ouattara ont incendié le quartier Carrefour qui a été presque entièrement détruit, tout comme plusieurs autres villages guéré autour de Duékoué. En effet, tout au long de leur offensive militaire, certaines de ces forces ont rasé des villages et commis des exécutions et des viols.

 

Malgré sa promesse de garantir une justice impartiale, le gouvernement Ouattara n'a pas poursuivi les individus coupables de ce qui s'est produit pendant le massacre de Duékoué, un oubli déconcertant étant donné l'échelle et la signification symbolique de ces abus. Au même moment, plus de 120 personnes du camp Gbagbo ont été inculpées par des procureurs militaires ou civils.

 

Or, le gouvernement ne peut pas ignorer par où commencer l'enquête sur le massacre de Duékoué. Amadé Ouérémi a été nommé individuellement pour avoir été impliqué dans ce massacre, soit directement soit en vertu de sa responsabilité de commandement, d'après les rapports publiés par Human Rights Watch et par l'Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (ONUCI). Le journal Fraternité-Matin, un quotidien appartenant à l'État ivoirien, a publié un article en septembre 2011 déclarant que « Des soupçons pèsent également sur Amandé Ouérémi dans les massacres de Duékoué ». Il poursuivait ainsi : « En effet, les paysans ont reconnu formellement des éléments de son groupe lors de l’attaque du quartier Carrefour de Duékoué. Attaque dans laquelle le chef de Bagohouo, 41 personnes du même village et des centaines d’autres ont péri. »

 

Pourquoi, dans ce cas, Amadé est-il toujours en liberté ? Il n'est pas directement associé aux Forces républicaines (même si des habitants de Duékoué disent que les forces d'Amadé combattaient souvent à leurs côtés). Amadé ne semble pas commander un grand nombre de soldats. Il apparaît, à première vue, comme l'une des cibles les plus faciles, et potentiellement les plus importantes, à poursuivre si le gouvernement avait réellement eu l’intention d'agir selon ses promesses pour garantir une justice impartiale.

 

À la mi-janvier, un ministre du gouvernement a indiqué à Human Rights Watch qu'il n'était pas possible pour des raisons de sécurité de mener une enquête crédible sur le rôle d'Amadé dans le massacre. Interrogé à ce sujet, un haut responsable de l'ONUCI a expliqué : « S'ils voulaient arrêter Amadé, ils pouvaient arrêter Amadé. » Cinq mois plus tôt, le 10 août 2011, l'ONUCI a désarmé près de 90 membres du groupe d'Amadé. En octobre, il y a eu une « seconde phase » de désarmement, au cours de laquelle des munitions supplémentaires ont été recueillies et les uniformes de style militaire des hommes ont été brûlés.

 

Lors d'une réunion avec des représentants du gouvernement et certains diplomates étrangers, j'ai eu l’impression qu'ils sentaient que le statu quo ne devait pas être bousculé, par crainte de conséquences négatives pour la sécurité du pays. L'histoire de la Côte d’Ivoire, cependant, a révélé que le fait de ne pas combattre l'impunité et de ne pas garantir un système judiciaire indépendant ne favorise pas la sécurité nationale, mais au contraire attise le mécontentement et la division.

 

Les enquêtes et les poursuites judiciaires sont essentielles pour le retour de la primauté du droit en Côte d’Ivoire. Elles transmettraient un message fort selon lequel le gouvernement Ouattara reconnaît que le conflit postélectoral a bien été marqué par des crimes graves qui ont causé la perte de vies des deux côtés de la fracture politico-ethnique de la nation. L'impunité persistante pour le massacre de Duékoué vient rappeler au quotidien que la justice n’est actuellement rendue que pour les vainqueurs.

 

Les divisions communautaires qui ont nourri les atteintes massives aux droits humains en Côte d'Ivoire ne s’effaceront que lorsque des personnes comme Amadé seront traduites en justice.

 

Matt Wells est chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. Il est le co-auteur du rapport sur la violence postélectorale en Côte d’Ivoire publié en octobre 2011. 

Your tax deductible gift can help stop human rights violations and save lives around the world.

Région/Pays