Son Excellence Samdech Hun Sen
Premier ministre
Conseil des Ministres
Phnom Penh
Royaume du Cambodge
Réf: Expulsion forcée de résidents du quartier de Borei Keila et détention arbitraire de 22 femmes et de 6 enfants
Monsieur le Premier ministre,
Nous soussignées organisations non gouvernementales internationales, vous adressons la présente pour exprimer notre vive préoccupation au sujet de l'expulsion forcée de résidents du quartier de Borei Keila à Phnom Penh, suivie de la détention arbitraire, le 11 janvier, de 22 femmes et de six enfants qui manifestaient pacifiquement contre cette expulsion. La police et les gardes de sécurité du district de Daun Penh ont procédé aux arrestations le 11 janvier de 22 femmes et 6 enfants qui manifestaient de manière pacifique contre leur expulsion devant les locaux de la mairie de Phnom Penh où des manifestants s’étaient rassemblés pour demander l’arrêt des expulsions forcées et la libération de manifestants de la même cause arrêtés le 3 janvier.
Avant ces interpellations, le 3 janvier, des ouvriers de l’entreprise Phan Imex ont détruit les habitations d’environ 300 familles résidant à Borei Keila. Les forces de sécurité de l’État ont utilisé des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc contre les résidents. Des pierres, des rondins de bois et des bouteilles ont été lancés des deux côtés. Plus de 64 blessés ont été dénombrés. Les autorités ont interpellé au moins huit résidents. L’un d’entre eux a été libéré sous caution le 18 janvier tandis que les sept autres sont toujours en détention. Ces huit résidents, parmi lesquels deux enfants, ont tous été inculpés en vertu de l’article 218 (« actes volontaires de violence avec circonstances aggravantes ») et de l’article 504 (« obstruction aux représentants de l’État avec circonstances aggravantes ») du code pénal cambodgien.
Borei Keila a abrité pendant de longues années une grande communauté urbaine pauvre. Les autorités cambodgiennes ont fait de ce quartier une « concession foncière sociale » en 2003, partageant les terrains avec Phan Imex qui avait promis de construire des logements pour les démunis. Cependant, il a été rapporté que le propriétaire de Phan Imex vous avait écrit en avril 2010 pour demander l’autorisation d’être relevé de son obligation de construire deux des dix bâtiments promis à la communauté. Une grande partie des 300 familles ont depuis lors protesté auprès de l’entreprise et des autorités locales.
Les autorités ont relogé la plupart des personnes expulsées le 3 janvier sur deux sites de réinstallation éloignés, Tuol Sambo, à la périphérie de Phnom Penh et Srah Po, connu aussi sous le nom de Phnom Bat, dans la province de Kandal.
De nombreuses personnes vivent désormais dans des tentes de fortune, sans accès à l’électricité, à des installations sanitaires ou à de l’eau potable, ni à des écoles ou à des opportunités d’emploi. On compte au moins 30 familles expulsées dont des membres vivent avec le VIH/sida. La situation précaire dans laquelle sont plongées ces familles sans abri reflète un manquement grave de la part des autorités cambodgiennes, qui ne respectent pas leurs obligations internationales de respect du droit à un niveau de vie suffisant, incluant le droit à un logement adéquat, tel que le reconnaît le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), que le Cambodge a ratifié.
En tant qu'État partie au PIDESC, le Cambodge est tenu de s'assurer, avant de procéder à des expulsions forcées, que toutes les alternatives ont été examinées en consultation avec les personnes touchées par les expulsions.
En 2009, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, l'organe des Nations Unies chargé de surveiller la mise en œuvre du PIDESC, a exprimé sa « vive inquiétude » au sujet de la forte accélération du rythme des expulsions forcées à grande échelle au Cambodge, et a émis la recommandationsuivante:
« [Le Comité] recommande vivement à l’État partie de s’engager de manière prioritaire à entreprendre des consultations ouvertes, participatives et constructives avec les résidents et les communautés touchés avant de mettre en œuvre des projets de développement et de rénovation urbaine et de garantir que les personnes expulsées de force de leur bien reçoivent une indemnisation suffisante et/ou soient relogées, conformément aux directives adoptées par le Comité dans son Observation générale no 7 sur les expulsions forcées (1997) et que les sites de relogement soient
équipés des services de base (eau potable, électricité, équipements sanitaires et installations d’assainissement notamment) et disposent des structures nécessaires (y compris des écoles, des centres de soins de santé et des moyens de transport) au moment où la réinstallation a lieu. »
Les 22 femmes et les six enfants arrêtés au cours d’une manifestation pacifique le 11 janvier ont fait l’objet d’une détention arbitraire au Centre des affaires sociales de Prey Speu à Phnom Penh où ils n’ont bénéficié d’aucun accès à leurs familles, à une assistance juridique et à des soins médicaux. Dans le passé, Le centre de Prey Speu a été utilisé par les autorités pour maintenir en détention arbitraire des personnes sans abri, des toxicomanes et des travailleurs du sexe appréhendés dans la rue. Les détenus ont été soumis à des violences. On dénombre notamment des décès suspects, des cas de viols, de torture et de passage à tabac.
Plusieurs femmes détenues nous ont déclaré que des représentants de Phan Imex avaient cherché à les intimider et leur avaient affirmé qu’elles ne seraient libérées que si elles acceptaient de signer ou d’apposer leurs empreintes digitales sur des documents attestant leur accord pour des terrains à Tuol Sambo ou à Srah Po. Trois femmes ont été libérées le 16 janvier et une autre le 17 janvier, toutes après avoir accepté de signer le contrat pour des terrains à Srah Po. Le 18 janvier, les femmes et les enfants toujours en détention ont escaladé les barrières entourant le centre et se sont échappés de Prey Speu au cours d’une visite des locaux par deux parlementaires de l’opposition et des représentants des médias.
Nous recommandons respectueusement au gouvernement cambodgien de prendre les mesures suivantes :
• Mettre un terme et empêcher toute forme d’intimidation, y compris sous la forme de détention arbitraire, contre les personnes de la communauté de Borei Keila expulsées de force ;
• Entreprendre une enquête exhaustive et indépendante au sujet de l’arrestation de 22 femmes et six enfants le 11 janvier et de leur détention arbitraire au Centre des affaires sociales de Prey Speu ;
• Libérer les sept résidents de Borei Keila en détention depuis l’incident du 3 janvier, dans l’attente d’une enquête plus approfondie ;
• Veiller à ce que l’entreprise Phan Imex soit tenue de respecter son projet d’origine de construction de logements pour toutes les personnes de la communauté de Borei Keila expulsées de force ;
• Veiller à ce que les personnes expulsées de force reçoivent une indemnisation adéquate et qu’il leur soit proposé un logement de remplacement convenable, respectant les normes internationales caractérisant un logement décent.
• Entreprendre une enquête exhaustive et indépendante au sujet de l’expulsion forcée de Borei Keila, qui couvre les raisons de l’expulsion, l’apparent usage excessif de la force par les forces de sécurité, et l’utilisation de la détention prolongée pour contraindre à « accepter » une réinstallation forcée ;
• Veiller à ce que tous les membres des forces de sécurité reconnus responsables d’avoir pratiqué ou ordonné un usage excessif de la force soient tenus de rendre des comptes dans le cadre de procédures équitables ;
• Mettre un terme à toutes les expulsions forcées et décréter un moratoire sur toutes les expulsions jusqu'à la mise en place d'un cadre juridique et de politiques adaptées afin de garantir que les expulsions ne soient conduites que dans le respect total des obligations du Cambodge au regard du droit international relatif aux droits humains.
Les organisations soussignées suivent la situation des droits humains au Cambodge depuis de nombreuses années et ont été témoins de la perte tragique de domiciles et de moyens de subsistance pour d’innombrables Cambodgiens, et des énormes coûts sociaux des expulsions forcées. En tant que pays qui préside en 2012 l'Association des Nations du Sud Est asiatique (ASEAN), le Cambodge devrait se conformer à son obligation légale de promouvoir et protéger les droits humains et libertés fondamentales garantis par la Charte de l'ASEAN, et à mettre fin à la pratique des expulsions forcées qui entache la réputation internationale de ce pays.
Lors de la visite au Cambodge du Secrétaire général de l'ASEAN, Dr Surin Pitsuwan, en décembre 2011, S.M. le roi Norodom Sihamoni a souligné qu’« au-delà la réalisation de progrès matériels, il est important de développer une région pacifique et durable ». L’absence de mesures pour mettre fin aux expulsions forcées, ainsi qu’aux multiples violations des droits humains liées à ces expulsions, constitue une violation des obligations internationales du Cambodge, et risque en outre d’entraver la stabilité sociale et le développement économique du pays.
Nous vous remercions par avance de prendre en considération nos préoccupations et nos recommandations.
Veuillez agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de notre haute considération.
Souhayr Belhassen
Présidente
Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH)
Donna Jean Guest
Directrice adjointe, Programme Asie-Pacifique
Amnesty International
Phil Robertson
Directeur adjoint, Division Asie
Human Rights Watch
Yap Swee Seng
Directeur exécutif
Forum asiatique pour les droits de l'homme et le développement (Asian Forum for Human Rights and Development)
Yvette J. Alberdingk Thijm
Directrice exécutive
Witness
Cc:
S.E. Hor Namhong, Vice-Premier Ministre et Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale
S.E. Sar Kheng, Vice-Premier Ministre et Ministre de l'Intérieur
S.E. Ith Sam Heng, Ministère des affaires sociales, la réhabilitation des anciens combattants et les jeunes
S.E. Om Yentieng, président, Comité cambodgien des droits de l'homme, et actuel président, Commission inter-gouvernementale des droits de l'homme (AICHR) de l’ASEAN