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Les partis majoritaires et minoritaires ne devront pas oublier que la révolution tunisienne était porteuse d’une aspiration à la liberté, à la dignité et à la justice.

Dimanche 23 octobre, dès le petit matin, l’émotion était palpable ; des gens de tous âges, de toutes classes sociales, même des personnes à mobilité réduite, faisaient la queue des heures durant devant les bureaux de vote, sans se plaindre, sous un soleil écrasant.

Il était émouvant de voir à quel point chaque étape du jeu démocratique prenait sens ; ces gestes du vote, faits pour la première fois, montraient le chemin parcouru depuis la chute de la dictature et l’avènement d’une nouvelle Tunisie, déterminée à tout faire pour que chacun ait droit à la souveraineté, qu’il soit le maître de son destin politique.

Mais si les élections se sont dans l’ensemble bien déroulées, suivant les règles de transparence, de véracité et de représentativité démocratique, tout reste à faire sur le plan de la démocratie réelle. En effet, la Constitution, cette loi fondamentale permettant d’organiser l’équilibre des pouvoirs entre les différents corps constitués, mais qui définit aussi la vision politique et philosophique globale du nouveau contrat social qui va unir les Tunisiens, reste à rédiger. Les droits humains en sont un pilier important, permettant d’encadrer les rapports entre l’individu et l’État. S’il y a eu des avancées certaines en matière de libertés publiques durant la période de transition, notamment grâce à l’adoption de nouvelles lois sur les associations et les partis politiques ainsi que d’un code de la presse, il n’empêche que la Constituante aura toute latitude pour écrire non seulement la nouvelle constitution de la Tunisie, mais également les lois nécessaires à l’exercice du pouvoir dans la période transitoire avant les élections législatives et présidentielles. C’est dire s’il s’agit d’un tournant, qui va déterminer pour longtemps l’avenir de la Tunisie.

 

Les forces politiques et les droits humains

Les résultats annoncés par l’Isie attribuent au parti islamiste Ennahdha 90 sièges à l’Assemblée Constituante. Ennahdha sera donc en position de force pour conclure les alliances nécessaires, avec une majorité confortable.

Ennahdha maintiendra-t-elle sa ligne officielle d’adhésion aux valeurs des droits humains ? Depuis la chute du régime dictatorial et le retour d’exil de ses dirigeants, Ennahdha essaie de donner des gages de modération à la société tunisienne et d’adopter le visage d’un parti moderne et pragmatique, lui permettant de rompre avec l’ombre d’un passé qualifié par l’ancien régime de violent.

Les dirigeants du parti affichent leur adhésion aux principes démocratiques et promettent de respecter les acquis de la Tunisie tels que le Code du statut personnel (Csp) et les libertés fondamentales. Leur rhétorique sur le plan des droits humains est bien rôdée, bien qu’assez floue. Leur programme politique, publié le 16 septembre, suggère qu’il n’y a pas de contradiction entre l’islam et les droits humains et répète que le système républicain est le meilleur garant du pluralisme et du respect des libertés. Aucune référence à la charia en tant que source de droit.

Si le discours et le programme du parti tendent à rassurer les Tunisiens, il n’est pas certain qu’il puisse maintenir cette ligne une fois entré en force à la Constituante. Tout l’enjeu sera de savoir si Ennahdha se prévaudra toujours des droits humains ou s’il y aura un glissement vers une interprétation contraire aux normes internationales.

Le positionnement de l’un de ses plus proéminents représentants, Sadok Chourou, illustre ce danger : il a déclaré, lors de l’affaire de Nessma TV, qu’Ennahdha soutiendra l’introduction dans la Constitution d’une interdiction de la diffamation des religions.

 

Le jeu des alliances et des coalitions

L’on peut s’attendre à une coalition entre Ennahdha, le Congrès pour la république (Cpr) dirigé par Moncef Marzouki, et Ettakattol, dirigé par Mustapha Ben Jaâfaar, les trois grands vainqueurs de ce suffrage. Le Parti démocratique progressiste (Pdp) et le Pôle démocratique moderniste (Pdm) auront vraisemblablement peu de poids dans les coalitions à venir.

La fragmentation de la gauche tunisienne, l’absence de coalitions larges permettant de regrouper tous les partis dits «modernistes» et le clivage sur la question de l’identité qui a exacerbé les lignes de fracture entre les laïcs et les islamistes, sont des facteurs qui ont joué en la défaveur des modernistes. Cela signifie que ces partis ne pourront pas représenter un réel contrepoids dans la Constituante alors que leur vision des droits humains offre de bonnes garanties contre l’arbitraire des fluctuations juridiques, par exemple en donnant aux droits fondamentaux une position hiérarchique supra-constitutionnelle dans la pyramide juridique.

La victoire écrasante du mouvement islamiste, et les alliances qui en résulteront, ne signifie pas nécessairement un recul sur le plan des droits, mais elle est de nature à laisser plus de marge de manœuvre pour inclure des mesures attentatoires aux libertés dans la constitution et les lois.

La période de transition a montré le consensus très large des partis tunisiens sur un certain nombre de principes de base. Il est donc improbable qu’il y ait des lois remettant en cause les fondamentaux du Csp et les libertés politiques telles que la liberté d’association, la protection contre la torture par des garanties procédurales fortes et une justice indépendante.

Mais, comme l’a montré le questionnaire de Human Rights Watch publié quatre jours avant le scrutin, en grattant un peu la surface, on note une certaine divergence des partis sur les limites des libertés publiques, notamment de la liberté d’expression et des libertés individuelles, et sur le sens donné au principe de non-discrimination.

Le risque serait que des positions plutôt conservatrices, qui seraient le résultat d’un jeu d’alliances et de compromis entre les partis majoritaires, ne viennent porter atteinte à un certain nombre de droits, en pervertissant le sens et permettant par le jeu d’une rédaction floue de laisser la place à l’arbitraire lors de leur traduction dans la loi et de leur interprétation par les juges. La nouvelle Constitution énoncerait alors des droits mais laisserait à la loi le soin d’en déterminer les limites, ce qui réduirait leur portée et en diminuerait la valeur.

L’Assemblée constituante s’apprête à voir le jour dans une dynamique politique qui inquiète un certain nombre de Tunisiens. Les partis majoritaires et minoritaires ne devront pas oublier, dans le jeu des alliances et des coalitions, que la révolution tunisienne était porteuse d’une aspiration à la liberté, à la dignité et à la justice qu’il faudra traduire juridiquement en un système constitutionnel cohérent et des lois conformes aux normes internationales.

* Amna Guellali est chercheuse pour la Tunisie et l’Algérie à Human Rights Watch.*

 

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