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Lettre au Conseil de sécurité de l'ONU concernant la situation des droits humains et les conditions humanitaires en Haïti

le 19 février 2010

Votre Excellence,

À la lumière de l'exposé sur la situation humanitaire en Haïti qui sera présenté aujourd'hui au Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) par le coordonnateur des secours d'urgence John Holmes et le sous-secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix à l'ONU Alain Le Roy, nous voudrions par la présente porter à votre attention immédiate nos recommandations préliminaires. Ces recommandations qui visent l'amélioration des droits humains et la protection humanitaire en Haïti font suite à l'enquête sur le terrain que nous avons terminée le 12 février 2010. Lors de sa mission, l'équipe de Human Rights Watch a visité les 15 plus grands camps pour personnes déplacées à Port-au-Prince et Jacmel (qui accueillent entre 5 000 et 35 000 personnes chacune) et interrogé plus de 150 personnes vivant dans les camps, des responsables locaux ainsi que le personnel des organismes internationaux de secours, les organismes des Nations Unies, les militants locaux et des représentants d'organisations non gouvernementales.

Il ne fait aucun doute que nous sommes tous préoccupés par la situation actuelle. Malgré les efforts de grande envergure déployés par la communauté internationale pour venir en aide aux victimes, la majeure partie des 1,2 million de personnes laissées sans abri par le séisme ont toujours des besoins criants et attendent l'aide et la protection nécessaires à leur survie. Nous sommes particulièrement préoccupés par les lenteurs des processus d'acquisition des terrains dont les organismes humanitaires ont besoin pour ériger des camps selon les normes internationales. Si ces camps ne sont pas érigés, des centaines de milliers d'Haïtiens risquent de continuer à vivre dans des conditions sordides et dangereuses qui pourraient devenir tragiques avec la saison des pluies qui s'annonce. La sécurité fait défaut dans les camps actuels, exposant ainsi les personnes qui y vivent notamment les femmes et les filles à des risques de violence. Nous pensons que pour régler ce problème, il est important d'accorder la priorité aux problèmes ci-dessous.

Conditions de logement et de vie

Aucun des abris des camps visités par Human Rights Watch n'a été érigé selon les normes internationales, telles que celles définies dans les Directives opérationnelles sur les droits de l'homme et les catastrophes naturelles du Comité permanent interagence. La grande majorité des personnes déplacées vivent dans des huttes de fortune faites de poteaux en bois et de morceaux de tissu et très peu d'entre eux ont reçu une bâche de protection. Selon les dernières informations fournies le 16 février par le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (BCAH), les organismes de secours n'ont distribué que 17 000 tentes de taille familiale à ce jour, soit moins de 10 pour cent des personnes ayant besoin d'abri. En outre, 87 000 bâches ont été distribuées.

Tous les camps visités par Human Rights Watch étaient, avec une seule exception, extrêmement surpeuplés et n'avaient pas d'installations sanitaires adéquates (latrines et douches) pour ne pas dire aucune. Selon le BCAH, seules 5 p. 100 des latrines sont installées dans les camps.

De nombreux grands camps actuellement situés sur les flancs de collines risquent d'être inondés avec la saison des pluies qui commence à la fin de février et début mars.

Afin de décongestionner les camps actuels et de sortir les populations des zones dangereuses, il est nécessaire de mettre des terrains adéquats et adaptés à la disposition des opérations de secours humanitaire. Par contre, l'obstacle qui se pose c'est que la plupart des terrains qui pourraient être utilisés à cette fin sont des propriétés privées. La réquisition ou l'expropriation de biens privés pour l'intérêt public dans des situations comme celles-ci conformes au droit international si elles sont accompagnées d'une procédure régulière et d'une indemnisation équitable. Ces dispositions sont également prévues par la Constitution haïtienne. Par ailleurs, il existe peu de preuves attestant que le gouvernement a déployé des efforts significatifs pour négocier l'acquisition de terrains et l'obtention des titres fonciers appropriés. Il est essentiel d'accorder une priorité à cette tâche et d'exhorter le gouvernement haïtien à procéder promptement en vertu du droit international afin d'acquérir de façon non arbitraire ni discriminatoire les terrains nécessaires. Une fois ces terrains disponibles pour la construction d'abris destinés aux personnes déplacées, les délocalisations devraient se dérouler sans contrainte et en tenant compte des groupes ayant des besoins de protection spéciale.

Outre les personnes qui ont perdu leur foyer et qui sont restées dans leur région d'origine, plus de 500 000 personnes ont, selon les dernières estimations de l'ONU, quitté Port-au-Prince vers des départements périphériques. L'afflux massif des personnes déplacées pose un fardeau énorme sur les communautés d'accueil en milieu rural où certains foyers accueillaient jusqu'à 38 personnes. La distribution des secours d'urgence et l'augmentation des services, tels que l'assistance médicale aux personnes déplacées dans les départements périphériques et les communautés d'accueil, devraient être désormais partie intégrante des efforts de secours du gouvernement haïtien et de la communauté internationale.

Sécurité

L'existence de grands camps surpeuplés à aires ouvertes rend la sécurité des personnes déplacées qui y vivent de plus en plus préoccupante. Human Rights Watch n'avait noté aucune présence de forces de sécurité ni de patrouilles de sécurité régulière dans les camps qu'il a visités à Port-au-Prince. La grande majorité des camps n'avaient pas de système d'éclairage.

Human Rights Watch a également interrogé des représentants de la Police nationale haïtienne ainsi que les autres forces de sécurité actuellement présentes en Haïti, y compris les soldats de la Mission de stabilisation des Nations Unies en Haïti (MINUSTAH) et la Police de l'ONU. Même si toutes les forces ont été impliquées dans la sécurité des convois humanitaires et les points de distribution alimentaire dans la ville, il y a clairement des lacunes en ce qui concerne la sécurité dans les camps.

L'absence de forces de sécurité dans les camps rend les personnes qui y vivent notamment les femmes, vulnérables à diverses formes d'abus et affecte la capacité des organismes de secours à livrer et à distribuer aux personnes déplacées l'aide vitale.

Vulnérabilité accrue des femmes

Les conditions dans les camps rendent les femmes particulièrement vulnérables aux abus sexuels et autres formes de violence. L'absence de forces de sécurité dans les camps, le manque d'éclairage, des abris inadaptés qui obligent souvent les femmes à partager les tentes de fortune avec des étrangers. Le manque d'installations sanitaires adéquates expose les femmes à plus de risques et augmente leur sentiment d'insécurité.

Bien que la distribution de coupons alimentaires exclusivement aux femmes pour leur assurer l'accès à la nourriture soit une mesure favorablement accueillie, elle pourrait aussi les exposer à plus d'insécurité si des mesures pour leur permettre de maintenir le contrôle sur la nourriture à l'extérieur des points de distribution ne sont pas prises.

Human Rights Watch a documenté dans le cadre de son enquête trois cas de viol ainsi qu'un cas de tentative de viol et plusieurs incidents de violence conjugale. Tous les trois cas de viol se sont produits la même semaine dans un camp au centre-ville de Port-au-Prince et étaient des viols collectifs dont les auteurs sont toujours présents dans le camp d'après les habitants. Malgré l'action d'un des militants locaux pour signaler les incidents et assurer l'intervention de la police, aucune réponse n'a été apportée à son action et aucun élément des forces de sécurité ne s'est présenté pour diligenter une enquête ou procéder à des patrouilles dans le camp.

La difficulté d'enquêter dans les conditions actuelles, la cession des activités dans les centres d'accueil des femmes, les groupes de femmes qui ont subi elles-mêmes de lourdes pertes et la destruction de beaucoup de leurs bureaux sont autant de facteurs qui ont rendu la documentation des cas de violence sexiste après le tremblement de terre extrêmement difficile. La plupart des travailleurs locaux et internationaux interrogés par Human Rights Watch estiment toutefois que le nombre de cas de violence sexiste déclarés est bien en deçà de la réalité et le chiffre pourrait être plus élevé si des mesures urgentes ne sont pas prises pour éliminer les facteurs propices aux abus sexuels.

Accès à la nourriture

À l'exception d'un camp situé dans le secteur de la Cité Soleil de Port-au-Prince, aucune des personnes interrogées par Human Rights Watch dans les grands camps, à Delmas, au centre-ville de Port-au-Prince, Petionville et de la Cité Soleil n'a reçu l'aide alimentaire offerte sous forme de plats cuisinés ou de rations de riz.

D'après les rapports du BCAH et du Programme alimentaire mondial (PAM), le programme de distribution alimentaire massive et rapide (« food surge ») du PAM a permis en deux semaines d'atteindre plus de 400 000 foyers qui ont reçu des rations de deux semaines de riz. Toutefois, le programme n'a pas atteint certains des grands camps, apparemment en raison de facteurs tels que l'emplacement des points de distribution éloignés des camps, l'absence de dispositions en matière de sécurité pour assurer la distribution dans de grands sites et la dépendance envers les responsables locaux pour la distribution de coupons alimentaires qui les auraient principalement remis aux foyers de leurs circonscriptions. Human Rights Watch est particulièrement préoccupé par deux rapports qu'il a reçus selon lesquels les responsables locaux de la distribution de vivres auraient vendu ou retenu les coupons alimentaires qu'ils étaient censés distribuer.

Les groupes les plus vulnérables des personnes déplacées, les personnes handicapées, les femmes enceintes et les mères avec de jeunes enfants, ne pouvaient pas, dans de nombreux cas, participer au programme, car les détenteurs de coupons devaient parcourir de longues distances à pied pour se rendre dans les points de distribution et porter ensuite des sacs de 25 kg de riz au retour.

À la lumière de ces constatations, Human Rights Watch estime que l'attention urgente doit être accordée à l'application de mesures visant à réduire la vulnérabilité des femmes à la violence sexuelle et sexiste, en particulier dans les grands camps. Ces mesures pourraient porter sur la construction d'abris qui permettrait aux femmes d'avoir une certaine vie privée, la présence de forces de sécurité dans les camps, l'instauration de mécanismes de signalement des problèmes, l'accès à des installations sanitaires salubres et hygiéniques et aux renseignements adéquats des diverses formes d'assistance qui leur sont offertes. Nous souhaiterions également lancer un appel en faveur d'une évaluation et d'un suivi plus étroits des stratégies de distribution des vivres pour veiller à ce que l'aide alimentaire parvienne aux groupes les plus vulnérables notamment les femmes, les enfants et les personnes vivant avec un handicap dans les camps .

En outre, Human Rights Watch recommande aux membres du Conseil de sécurité de prendre les mesures suivantes :

  • Demander à la MINUSTAH d'appuyer le gouvernement haïtien et de tout mettre en œuvre pour acquérir des parcelles de terre en vue de l'établissement de nouveaux camps conformément au droit international et s'assurer que les titres des terres allouées sont juridiquement valables;
  • Demander instamment à la MINUSTAH d'assurer la sécurité dans les camps pour protéger les personnes qui y vivent, notamment les femmes et garantir également la sécurité aux organismes de secours pour leur permettre de distribuer l'aide vitale en particulier aux personnes les plus vulnérables parmi les déplacés. La MINUSTAH doit coordonner les opérations de concert avec les autres forces de sécurité présentes en Haïti, y compris la Police nationale haïtienne et de la Police des Nations Unies pour répondre aux exigences de sécurité;
  • Demander à tous les États membres de l'ONU de suspendre les rapatriements forcés de migrants haïtiens jusqu'à ce que les conditions propices à un retour durable dans la sécurité et la dignité soient réunies.

Veuillez agréer, Excellence, l'assurance de ma très haute considération.

Iain Levine
Directeur de la division des Programmes

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