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M. Brice HORTEFEUX
Ministre de l'Intérieur de l'Outre-Mer, et des Collectivités territoriales

Monsieur le Ministre,

Nous nous permettons de vous écrire pour exprimer l'inquiétude profonde de Human Rights Watch concernant la menace d'expulsion qui pèse sur M. Yassine Ferchichi, ressortissant tunisien actuellement incarcéré à la prison de Fresnes. Etant donné la situation individuelle de M. Ferchichi et la pratique fréquente de la torture et des mauvais traitements en Tunisie, Human Rights Watch s'inquiète que l'expulsion de M. Ferchichi puisse constituer une violation de l'obligation de la France à ne refouler personne vers un pays où celle-ci court un risque réel de torture ou de mauvais traitements. Nous recommandons vivement à la France de respecter ses engagements internationaux et de ne pas renvoyer M. Ferchichi en Tunisie.

M. Ferchichi a été condamné en France en 2008 à 6 ans et 6 mois de prison et à une interdiction définitive du territoire français pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Selon nos informations, il sera libéré de la prison de Fresnes le 24 décembre 2009, après quoi, il risque d'être renvoyé en Tunisie.

M. Ferchichi a déposé une demande d'asile, enregistrée en septembre 2009 par l'Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA) sous le numéro 09-09-01337. A ce jour, il n'a pas encore été auditionné par l'OFPRA.

Nous notons que la demande d'asile de M. Ferchichi est instruite aux termes de la procédure normale, selon laquelle M. Ferchichi devrait jouir du droit de rester en France jusqu'à une décision finale de la Cour nationale du droit d'asile en cas de recours. Nous tenons à souligner que le recours suspensif est fondamental pour éviter le renvoi d'un réfugié potentiel et une condition indispensable pour garantir une procédure d'asile juste et crédible. Comme vous le savez, la procédure prioritaire ne prévoit pas ce recours suspensif.

Pour ces motifs, nous vous prions d'assurer que l'examen de la demande d'asile de M. Ferchichi ne soit pas basculé en procédure prioritaire.

Les engagements internationaux de la France en matière de non refoulement sont clairs. En vertu de la Convention Européenne des Droits de l'Homme (CEDH), de la Convention des Nations unies contre la Torture, et du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques, il est interdit d'expulser des individus vers des pays où ils risquent d'être exposés à la torture ou à de mauvais traitements (obligation de non refoulement).

Cette interdiction est absolue et s'applique quels que soient les éventuels crimes pour lesquelles les personnes ont été condamnées, quel que soit le statut administratif de la personne et quelle que soit la nature de son éloignement du territoire (extradition, expulsion, reconduite à la frontière, etc.).

Les craintes de M. Ferchichi sont bien fondées. M. Ferchichi a été condamné par contumace en Tunisie pour des faits liés au terrorisme en 2006 et encore en 2008, à un total de 32 ans de prison. M. Ferchichi affirme avoir été torturé en juillet 2004 au ministère de l'Intérieur tunisien, notamment par l'utilisation de la torture électrique. Il affirme avoir été hospitalisé dix jours à la Polyclinique Taoufik qui aurait refusé de délivrer son dossier médical, affirmant qu'il n'a jamais été hospitalisé dans cette clinique. M. Ferchichi a quitté la Tunisie quelques mois après, en octobre 2004. D'après Amnesty International, son co-accusé dans le procès tenu en 2008 à Tunis, Ramzi Ben Jilani Romdhani, aurait subi des actes de torture au cours de l'année 2009 à la prison de Mornaguia en Tunisie où il purge sa peine.[1]

De nombreuses recherches effectuées par des organisations de défense des droits de l'Homme, parmi lesquelles Human Rights Watch, attestent les pratiques fréquentes de la torture et des mauvais traitements en Tunisie. Les personnes suspectées de terrorisme sont particulièrement exposées à ces risques, pendant les détentions secrètes, les gardes à vue et en prison.[2] Les détenus font état d'un éventail de tortures physiques et mentales, notamment la privation de sommeil, les menaces de viol à l'encontre des  détenus ou à l'encontre de membres de leur famille, les coups en particulier sur la plante des pieds (falaka), des coups de poings, parfois de bâtons ou de câbles électriques ; ils affirment être attachés et suspendus au plafond dans la positions dite du « poulet rôti », entièrement ou partiellement nus, à une poutre suspendue à des tables à chaque extrémité.

La jurisprudence récente de la Cour Européenne des Droits de l'Homme confirme les risques qu'encourent, en cas de renvoi, les ressortissants tunisiens suspectés de liens avec le terrorisme. Rappelant l'interdiction absolue d'expulser quiconque vers un pays où la personne encourt un risque réel d'être torturée ou soumis à des mauvais traitements aux termes de l'article 3 de la CEDH, la Cour Européenne a statué douze fois contre l'Italie depuis 2008 dans des affaires concernant l'expulsion ou les projets d'expulsion de ressortissants tunisiens pour des raisons sécuritaires. Dans chaque cas, la Cour a conclu que ces expulsions, ou ces projets d'expulsion vers la Tunisie, constituaient une violation de la Convention.

L'arrêt du 24 février 2009 de la Cour dans l'affaire Ben Khemaïs c. Italie est particulièrement pertinent. M. Essid Sami Ben Khemaïs été condamné par contumace en Tunisie en 2008 à 8 ans de prison dans le même procès que M. Ferchichi. La Cour a condamné l'Italie pour le renvoi, en juin 2008, de M. Ben Khemaïs, en dépit de la mesure provisoire de protection indiquée par la Cour, considérant que l'expulsion violait l'article 3 de la CEDH ainsi que l'article 34 (établissant le droit de recours individuel). La Cour conclut que :

[L]es textes internationaux pertinents font état de cas nombreux et réguliers de torture et de mauvais traitements infligés en Tunisie à des personnes soupçonnées ou reconnues coupables de terrorisme (...) Elle note de surcroît que le requérant a été condamné en Tunisie à de lourdes peines d'emprisonnement pour appartenance, en temps de paix, à une organisation terroriste(...). Dans ces conditions, la Cour estime qu'en l'espèce, des faits sérieux et avérés justifient de conclure à un risque réel de voir le requérant subir des traitements contraires à l'article 3 de la Convention en Tunisie.[3]

La France, quant à elle, a été condamnée deux fois, en 2005 et en 2007, par le comité des Nations unies contre la torture pour manquement à son obligation de non refoulement. Le cas le plus récent est celui d'Adel Tebourski, expulsé vers la Tunisie en août 2006 après avoir purgé une peine de prison pour « association de malfaiteurs ». Dans le cas de M. Tebourski, tout comme dans le cas de Mahfoud Brada, expulsé vers l'Algérie en 2002, la France a ignoré les demandes de mesures provisoires de la part du Comité. Le comité a donc conclu dans les deux cas que la France n'avait pas respecté son obligation de non refoulement, violant ainsi l'article 3 de la Convention contre la Torture et qu'elle avait également violé l'article 22 de la Convention établissant le système d'examen de plaintes individuelles.

Nous vous recommandons vivement de ne pas expulser M. Ferchichi vers la Tunisie. Quelle que soit la décision finale concernant sa demande d'asile, la France reste engagée par l'interdiction absolue du renvoi vers un pays où il existe un risque réel de torture ou mauvais traitements. La loi française prévoit dans ces cas une alternative à l'éloignement : l'assignation à résidence.

Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de notre haute considération.

Holly Cartner                              
Directrice executive                                        
Division Europe et Asie Centrale           
Human Rights Watch                         

Jean-Marie Fardeau
Directeur
Bureau de Paris
Human Rights Watch


[1] Amnesty International, Document - Tunisie. Craintes de torture ou d'autres mauvais traitements. Ramzi Ben Jilani Romdhani, 19 mai 2009, http://www.amnesty.org/fr/library/asset/MDE30/004/2009/fr/354f316d-db0e-....

[2] Human Rights Watch Septembre 2009, https://www.hrw.org/en/news/2009/09/18/tunisie-le-militant-des-droits-hum... Human Rights Watch, Italie: L'expulsion d'un Tunisien viole la Convention européenne des droits de l'Homme, Aout 2009, https://www.hrw.org/en/news/2009/08/07/italie-l-expulsion-d-un-tunisien-v... Human Rights Watch, Chapitre sur la Tuinisie du rapport mondial de 2008, https://www.hrw.org/sites/default/files/related_material/tunisia_fr.pdf; Human Rights Watch, European Court of Human Rights Reaffirms the Absolute Prohibition on Return to Torture, Fevrier 2008 https://www.hrw.org/en/news/2008/02/27/european-court-human-rights-reaffi... Human Rights Watch, Tunisia: Crushing the Person, Crushing a Movement, Avril 2005, https://www.hrw.org/en/reports/2005/04/19/tunisia-crushing-person-crushin... Human Rights Watch L'Isolement cellulaire prolonge de prisonniers politiques, Juin 2004, https://www.hrw.org/en/reports/2004/07/06/l-isolement-cellulaire-prolonge... Amnesty International, Tunisia: Les Violations des Droits Humains se Poursuivent au Nom de la Sécurité, Août 2009, www.amnesty.org/en/library/asset/MDE30/010/2009/en/0c7c20f8-7e59-4d58-a3... Amnesty International, Au Nom de la Sécurité: Atteintes aux droits humains en Tunisie, Juin 2008, www.amnesty.org/en/library/asset/MDE30/007/2008/en/ca13ff88-5802-11dd-be....

[3] Cour Européenne des Droits de l'Homme, Ben Khemais c. Italie, Arrêt du 24 février 2009, disponible sur www.echr.coi.int, paragraphes 54-56.

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