(Dakar) - Un tribunal sénégalais a aujourd'hui ordonné l'abandon des poursuites pour actes de torture dont faisait l'objet le dictateur tchadien en exil Hissène Habré.
Les groupes représentant les victimes ont dénoncé l'atteinte gouvernementale à l'indépendance de la justice et ont annoncé immédiatement leur intention de faire appel de la décision.
" C'est le procès le plus important en matière de droits de l'homme dans l'histoire du Sénégal et nous nous comportons comme une république bananière ", a protesté Alioune Tine du Rassemblement Africain pour la Défense des Droits de l'Homme (RADDHO), de Dakar. " Muter ou promouvoir des juges au milieu d'un cas sensible constitue une pantalonnade indigne de la démocratie sénégalaise ".
"Nous ferons appel de cette décision insensée," a déclaré Reed Brody, Directeur de politique à Human Rights Watch, l'une des organisations qui fut à l'origine de la procédure judiciaire, entamée en janvier dernier. "La décision d'aujourd'hui et les manœuvres bizarres qui l'ont entourée est un camouflet pour les milliers de victimes de Habré." Lundi, on avait appris que le Conseil supérieur de la magistrature, présidée par le chef de l'Etat sénégalais Abdoulaye Wade et son ministre de la Justice, avait muté de son poste le juge Demba Kandji, qui avait inculpé Habre en février. Tout comme Habré était considéré comme un " Pinochet africain ", Kandji était l'équivalent sénégalais du juge espagnol Baltasar Garzon, et son éviction a été interprétée comme une façon d'empêcher son enquête.
Ce même jour, on apprenait également que le Président de la Chambre d'Accusation, Cheikh Tidiane Diakhaté, qui a ordonné aujourd'hui l'abandon des poursuites, avait été promu au Conseil d'Etat pendant que l'affaire Habré était en cours de délibéré.
Ces mutations ont été ordonnées vendredi lors d'une réunion non prévue du Conseil Supérieur de la Magistrature.
Dans leur décision, la Chambre d'Accusation des trois juges a statué que le Sénégal n'avait pas compétence de poursuivre les accusations selon lesquelles Habré était coupable de torture généralisée durant son règne de 1982 à 1990 au Tchad parce que ces crimes n'avaient pas été commis au Sénégal.
Les organisations des droits de l'homme ont affirmé que cette décision violait l'obligation du Sénégal, aux termes de la Convention des Nations Unies contre la Torture, ratifiée par ce pays en 1986, de poursuivre les personnes soupçonnées de torture se trouvant sur son territoire. En effet, en vertu de la Constitution sénégalaise, "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois".
Les militants des droits de l'homme ont précisé que depuis l'élection de Wade en mars, le gouvernement sénégalais a tenté de saper le dossier. Le 28 janvier, sous le précédent gouvernement du président Abdou Diouf, le procureur adjoint Abdulaye Gaye avait formellement approuvé l'inculpation de Habre. En mai, toutefois, le procureur adjoint, François Diouf, avait demandé l'abandon des poursuites.
Le président Wade a nommé l'avocat de Habré, Madické Niang, comme son conseiller juridique spécial. Le 25 mai, cependant, le Conseil de l'ordre des avocats du Sénégal a décidé que Niang serait omis d'office du Tableau des avocats tant qu'il remplirait une telle fonction publique. Le président Wade a alors répondu en nommant Niang en tant que conseiller judiciaire appointé du gouvernement, ce que les militants des droits de l'homme ont qualifié de " subterfuge ".
"Le gouvernement sénégalais a fait volte-face dans cette affaire," a estimé Reed Brody de Human Rights Watch. "Il est tenu d'expliquer au monde ce qui se passe."
La décision d'aujourd'hui suit une période marquée par une campagne médiatique et un lobbying intense menés par un Hissene Habré qui semble avoir dépensé des sommes énormes pour s'assurer que les charges soient abandonnées. La décision, qui avait été initialement fixée au 15 juin, avait été reportée au 20 juin et ensuite au 4 juillet.
"Le tribunal aurait dû appliquer de façon stricte les dispositions de l'article 79 de la Constitution sénégalaise et la Convention contre la Torture," a affirmé Alioune Tine, de la RADDHO. "Au lieu de cela, il a cédé aux pressions politiques. C'est honteux. Nous poursuivrons la lutte jusqu'à ce que justice soit rendue aux victimes."
Les victimes vont faire appel de la décision auprès de la Cour de cassation sénégalaise. Il est cependant possible qu'entre-temps les restrictions de déplacement signifiées à Habré soient levées et que celui-ci en profite pour fuir le pays.
Le 3 février, Demba Kandji, doyen des juges d'instruction du Tribunal Régional hors-classe de Dakar, avait inculpé Habré de complicité d'actes de torture et lui interdisait de quitter le quartier de Dakar où il réside. Aucun ancien chef d'Etat africain n'avait jusqu'alors jamais été inculpé d'atrocités par la justice d'un autre pays. Le juge avait l'intention de visiter le Tchad pour récolter des preuves supplémentaires.
Les parties civiles se composent de soixante victimes tchadiennes, d'une Française dont le mari tchadien a été tué par le régime Habré et de l'Association des Victimes des Crimes et Répressions Politiques au Tchad (AVCRP), qui représente 792 autres victimes de la brutalité de Habré.
En février, les avocats de Habré avaient déposé une requête en annulation, affirmant que des crimes commis au Tchad ne relevaient pas de la compétence des tribunaux sénégalais et que les crimes étaient de toute manière prescrits.
Les victimes et les organisations tchadiennes ont été profondement décues en apprenant le verdict.
"Ce jour est un jour sombre pour le Tchad et pour toute l'Afrique.", a constaté Delphine Djiraibe, présidente de l'Association Tchadienne pour la Promotion et la Défense des Droits de l'Homme (ATPDH). "De toutes façons, les faits sont têtus et indéniables. Les preuves des atrocités et actes de barbarie commis par Habré et ses complices ont été fournies au juge et étalées à la face du monde. Hissène Habré n'a pas encore vu la dernière de ces victimes."
En 1992, un rapport publié par une Commission d'enquête tchadienne accusait Habré et son gouvernement de 40.000 assassinats politiques et d'actes systématiques de torture et de brutalité.
Le président de la Commission d'enquête, Mahamat Hassan Abakar, a remis en mai ses conclusions au Juge Kandji.
Hissène Habré, âgé de 57 ans, avait pris le pouvoir au Tchad en 1982, en renversant le gouvernement de Goukouni Wedeye. Son régime de parti unique, soutenu par les États-Unis et la France, se caractérisa par des abus et des campagnes de violence à grande échelle menées à l'encontre des ethnies Sara (1986) Hadjaraï(1987) et Zaghawa (1989). Habré a été déposé en décembre 1990 par l'actuel Président Idriss Deby et vit depuis cette date au Sénégal.