- Plusieurs centaines de personnes au minimum sont emprisonnées en Tunisie seulement pour avoir émis des chèques qu’elles n’ont pas pu honorer par la suite. Beaucoup d’autres faisant face à des poursuites vivent cachées ou se sont exilées.
- Cette pratique équivaut à de l’emprisonnement pour dettes, qui détruit des familles et des entreprises, et constitue une violation du droit international.
- La Tunisie devrait remplacer ce système par des peines alternatives à l’emprisonnement pour assurer le remboursement des dettes ; les débiteurs devraient être libérés et avoir la possibilité de mettre en place un plan de remboursement.
(Tunis) – Plusieurs centaines de personnes au minimum sont emprisonnées en Tunisie seulement pour avoir émis des chèques qu’elles n’ont pas pu honorer par la suite, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Cette pratique équivaut à de l’emprisonnement pour dettes, qui constitue une violation du droit international et détruit des familles et des entreprises.
Dans le rapport intitulé « “Sans issue” : L’emprisonnement pour dettes en Tunisie », qui compte 41 pages, Human Rights Watch décrit les conséquences de l’archaïque législation tunisienne relative aux chèques sans provision. En plus de condamner les personnes insolvables à la prison ou de les pousser à vivre cachées ou à s’exiler, la loi alimente un cycle d’endettement et contraint des foyers entiers à vivre dans des situations extrêmement difficiles. Dans le contexte de crise économique qui touche la Tunisie, les autorités devraient de toute urgence remplacer les dispositions légales qui rendent possible l’emprisonnement pour dettes par une législation qui fait la distinction entre le refus délibéré de payer et la véritable incapacité à le faire.
« L’emprisonnement pour dettes est un anachronisme ; cette pratique est aussi cruelle que contre-productive pour assurer que les créanciers recouvrent leur dû », a déclaré Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch pour la Tunisie. « Les débiteurs, lorsqu’ils restent en liberté, ont la possibilité de travailler et de percevoir un revenu leur permettant de rembourser progressivement leurs dettes, tout en continuant de subvenir aux besoins de leur foyer. »
Le 22 mai, le Premier Ministère a annoncé dans un communiqué que le Conseil des ministres avait approuvé un projet de loi pour modifier les dispositions légales relatives aux chèques impayés, qui propose une réduction des peines de prison et des sanctions financières et prévoit des peines de substitution à la prison, entre autres mesures. Le projet de loi a été soumis à l’Assemblée des représentants du peuple afin d’y être débattu.
Human Rights Watch a documenté les cas de 12 personnes poursuivies pour émission de chèques impayés, dont des personnes emprisonnées et d’autres vivant cachées en Tunisie ou ayant fui le pays.
Bien qu’initialement conçus pour servir de moyens de paiement, dans la pratique en Tunisie, les chèques servent à obtenir des crédits, en particulier dans le secteur commercial où ils permettent à des entrepreneurs d’obtenir des biens ou services en échange d’un chèque qui sera encaissé à une date ultérieure déterminée par les parties.
Étant donné les difficultés rencontrées par les micro, petites et moyennes entreprises pour accéder à des financements bancaires, notamment parce qu’elles ne possèdent pas de garanties ou en raison des conditions imposées par les banques, nombreuses d’entre elles ont recours à cette pratique, connue sous le nom de « chèque-garantie ».
Lorsqu’une personne est dans l’incapacité de payer un chèque qu’elle a donné en « garantie », elle risque la prison, car un chèque impayé est considéré comme une infraction pénale passible d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement en vertu du Code du Commerce tunisien. Alors que le gouvernement a indiqué que 496 personnes se trouvaient derrière les barreaux en mai 2024 pour avoir émis des chèques impayés, l’Association nationale des petites et moyennes entreprises (ANPME), qui travaille sur cette question, a estimé que ce chiffre avoisine plutôt les 7 200 personnes et que des milliers d’autres personnes sont recherchées par les autorités pour chèques impayés. Les peines d’emprisonnement dans ces affaires sont cumulatives.
Les personnes emprisonnées sont souvent stigmatisées, et leur absence de revenu pendant qu’elles purgent leur peine de prison ou qu’elles tentent d’échapper aux poursuites peut entraver la jouissance de leurs droits humains, notamment concernant l’accès aux services essentiels tels que les soins de santé, l’hébergement ou l’éducation. Les problèmes économiques liés à l’endettement peuvent être aggravés par les défaillances des services publics et du système de sécurité sociale tunisiens.
L’un des cas étudiés est celui de Mejid Hedhli, un entrepreneur en bâtiment condamné en 2016 à une peine de 122 ans et 9 mois de prison pour une cinquantaine de chèques impayés. Hedhli assurait la rénovation d’un bâtiment public en 2010, mais son chantier a accusé des retards et a subi des dégâts matériels lors d’événements survenus après la révolution de 2011. Sa famille affirme par ailleurs que l’institution publique qui l’avait engagé ne lui a pas réglé la totalité du montant qu’elle lui devait.
« Si Mejid n’avait pas été en prison, il aurait pu travailler et payer tous ses chèques », a déclaré son épouse Jalila Hedhli. « Sa vie a été ruinée, et pourtant les chèques sont toujours impayés. »
Les entretiens menés par Human Rights Watch montrent qu’après le rejet d’un premier chèque par une banque, le débiteur fait souvent face à une accumulation de dettes en raison d’amendes, de frais et du fait que d’autres créanciers cherchent à se faire payer rapidement. Les graves problèmes d’endettement et le risque d’emprisonnement conduisent souvent les personnes à cesser toute activité économique et à vivre cachées ou à s’exiler.
La législation actuelle est injuste dans la mesure où elle ne fait pas de distinction entre un débiteur dans l’incapacité de payer pour d’impérieuses raisons économiques et une personne qui a sciemment utilisé le chèque à des fins frauduleuses, a déclaré Human Rights Watch.
L’endettement peut également peser sur les proches du débiteur, qui interviennent souvent pour aider à rembourser une partie des dettes en vendant leurs propres biens ou en contractant des prêts bancaires. L’endettement a aussi des conséquences néfastes sur la santé des personnes endettées et des membres de leur famille.
Les personnes endettées ont rarement accès à une véritable représentation juridique lorsqu’elles sont dans l’incapacité à s’acquitter de dettes liées à des chèques, soit par manque de moyen soit par résignation. Pourtant, la présence d’un avocat est particulièrement importante pour demander un report d’audience et donner au débiteur un délai supplémentaire pour réunir la somme due. Si un débiteur peut s’acquitter de ses dettes avant que le tribunal prononce un verdict, les poursuites sont levées.
Étant donné que l’émission d’un chèque sans provision est considérée comme une infraction formelle, les juges n’ont pas tenus de considérer l’intention de l’émetteur du chèque, ni d’examiner les circonstances qui ont conduit à l’endettement ou encore de chercher des solutions autres que l’emprisonnement.
L’emprisonnement pour chèques impayés ne permet que rarement aux créanciers de se faire rembourser, surtout lorsque le débiteur est pauvre. Dans les cas où un remboursement est obtenu, il résulte généralement de la pression exercée sur les membres de la famille du débiteur, qui réunissent des fonds pour l’aider.
Le Président Kais Saied est favorable à une modification de la loi et a demandé en 2023 à la ministre de la Justice Leïla Jaffel de soumettre un projet de loi visant à dépénaliser ces chèques. Plusieurs acteurs économiques, dont l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), la plus grande organisation patronale du pays, ont recommandé l’application de peines alternatives à l’emprisonnement en juillet 2023. En février dernier, des législateurs ont proposé une loi visant à accorder l’amnistie aux personnes poursuivies pour émission de chèques sans provision, mais celle-ci n’a pas encore été débattue.
La Tunisie devrait rapidement remplacer les dispositions légales rendant possible l’emprisonnement pour dettes par une législation tenant compte de la réalité de l’utilisation du chèque comme outil de crédit, proposer des alternatives à l’emprisonnement et des moyens viables permettant aux créanciers de récupérer leur dû. Les personnes injustement emprisonnées en vertu de ces dispositions devraient être libérées et avoir la possibilité de régler leurs dettes dans le cadre d’un plan de remboursement, option qui devrait aussi être disponible pour les personnes vivant cachées ou ayant fui le pays.
La Tunisie, qui ne dispose d’aucune loi sur la faillite personnelle susceptible d’alléger le fardeau des débiteurs traversant des difficultés économiques, notamment des entrepreneurs du secteur informel, devrait également adopter une législation sur l’insolvabilité personnelle.
« Le Parlement devrait modifier la loi afin de permettre aux personnes endettées qui n’avaient aucune intention de faire défaut de sortir de prison et d’en finir avec la spirale infernale de l’endettement », a conclu Salsabil Chellali. « C’est également une opportunité pour mettre en place de meilleures garanties contre l’insolvabilité et d’adopter des mesures profitant à l’économie sur le long terme. »