(New York) – Le Tribunal arbitral du sport (TAS) a annulé à tort l’interdiction à vie d’exercer une activité liée au football et d’autres sanctions imposées par la FIFA à Yves Jean-Bart, l’ancien président de la Fédération haïtienne de football (FHF), ont déclaré aujourd’hui Human Rights Watch et Army of Survivors ( « Armée des survivantes »), une organisation américaine de défense des femmes dans le sport.
La Fédération internationale de football association (FIFA) a tout d’abord suspendu Jean-Bart et un certain nombre de ses vice-présidents et de membres de son équipe en mai 2020. Puis, en novembre 2020, elle a frappé Jean-Bart de cette interdiction à vie à la suite d’enquêtes, menées notamment par la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels (FIFPro), qui ont permis de documenter des abus commis sur au moins 34 victimes présumées, dont des mineures, au centre national d’entraînement de football, possiblement par une dizaine de personnes, dont Jean-Bart. La FIFA devrait faire appel de la décision du TAS et mettre en place d’urgence de nouvelles mesures pour protéger les témoins dans les affaires d’abus sexuels en Haïti et dans le monde.
« En Haïti, la FIFA et le football ont donné à Yves Jean-Bart des pouvoirs considérables, y compris celui d’abuser d’athlètes mineures et de dissimuler ses abus en menaçant de tuer des survivantes et des membres de leurs familles », a déclaré Minky Worden, directrice des Initiatives mondiales à Human Rights Watch. « Lors de son audience, le TAS a failli à sa responsabilité de fournir une protection fondamentale aux témoins, alors qu’il savait que de nombreuses athlètes et membres du personnel de la fédération avaient reçu des menaces de mort ».
Basé à Lausanne, le Tribunal arbitral du sport (TAS) est un organe international chargé de régler les différends relatifs aux sports en recourant à des procédures d’arbitrage. Il s’est révélé comme étant un mécanisme de justice inadéquat, en particulier pour les athlètes de sexe féminin. Ses termes de référence n’exigent pas qu’il prenne en compte les droits humains, ses membres ne sont pas formés pour prendre en compte les traumatismes subis, et le tribunal prend ses décisions sur la base de règlements des fédérations sportives qui, dans de nombreux cas, ignorent les droits humains.
Cette décision est révélatrice de l’échec systémique de la FIFA à créer des structures permettant de dénoncer des abus en toute sécurité et de protéger les témoins, les lanceuses d’alerte, les victimes et les membres de leurs familles qui apportent des éléments de preuve. La FIFA a la responsabilité et le devoir de protéger les athlètes et les victimes d’abus dans tous ses domaines d’activité, sur la base de sa Politique en matière de droits humains et de son programme « FIFA Guardians » de protection et prévention en faveur des enfants, qui confère aux dirigeants du football la responsabilité de « répondre aux préoccupations concernant un enfant » et présente des « directives pour l’identification, la prévention et l’atténuation des risques encourus par les enfants pratiquant le football ».
Jean-Bart a présidé la fédération nationale de football d’Haïti et le « Centre d’entraînement agréé par la FIFA », le Centre technique national de Croix-des-Bouquets, aussi appelé « le Ranch », où de jeunes athlètes prometteurs, parfois âgés de pas plus de 12 ans, s’entraînaient. Au cours de ces trois dernières années, des dizaines de lanceurs d’alerte, de témoins et de victimes ont contacté la FIFA, le quotidien britannique The Guardian, Human Rights Watch, FIFPro (la fédération des associations de footballeurs professionnels) et les autorités haïtiennes, pour demander une enquête sur de graves allégations d’agressions sexuelles formulées à l’encontre de Jean-Bart.
Des témoignages accablants sont apparus, selon lesquels Jean-Bart forçait de jeunes joueuses à avoir des rapports sexuels avec lui, des passeports étaient confisqués (ce qui constitue un marqueur de trafic de personnes), et des hommes armés ayant des liens présumés avec Jean-Bart menaçaient de mort quiconque portait témoignage au sujet de ces abus.
Human Rights Watch et la FIFPro se sont entretenus avec des dizaines de témoins et de victimes, qui ont donné des éléments de preuve étayant l’accusation portée contre le président de la fédération selon laquelle il harcelait sexuellement des jeunes joueuses et les forçait à avoir des rapports sexuels avec lui. Ces joueuses de l’équipe nationale, ces femmes arbitres, ces membres du personnel et ces lanceuses d’alerte ont décrit un environnement de travail qui était, selon les termes d’un des témoins, « lourd d’abus et d’exploitation sexuelle. Des adolescentes se sont retrouvées enceintes et ont eu des enfants du président. Tous les joueurs, les responsables et les membres du personnel au centre d’entraînement savaient ce qu’il se passait — et n’ont rien fait pour nous protéger. » Une athlète a décrit les conditions de travail à la fédération d’Haïti comme « l’enfer sur terre ».
En novembre 2020, le Comité d’éthique de la FIFA a déclaré Jean-Bart coupable « d’avoir profité de sa position pour harceler sexuellement des joueuses, y compris des mineures, et abuser d’elles », qualifiant ses abus d’« inexcusables et honteux ».
Les autorités judiciaires haïtiennes ont enquêté sur ces allégations d’abus sexuels en 2020, mais Haïti est aux prises avec une profonde crise politique, humanitaire et sécuritaire et le système judiciaire se heurte à d’énormes difficultés de fonctionnement, ce qui rend encore plus important pour des organismes comme le TAS et la FIFA de faire en sorte que Jean-Bart ne récupère pas un poste d’où il pourrait continuer à causer de grands torts, avec très peu de probabilité qu’il soit supervisé ou amené à rendre des comptes.
« Depuis que des joueuses ont commencé à dénoncer les abus sexuels au sein de la fédération nationale haïtienne de football, chaque nouvelle étape a été dangereuse pour les victimes », a déclaré Julie Ann Rivers-Cochran, directrice exécutive de l’Armée des survivantes. « Non seulement la réintégration d’Yves Jean-Bart le rétablit dans une position de pouvoir, mais elle crée aussi une situation terrifiante pour les actuelles victimes et pour toutes les footballeuses haïtiennes. Il incombe à la FIFA et au TAS de s’occuper des athlètes qui ont été victimisées et des lançeuses d’alerte, et ils doivent faire en sorte qu’il soit sans danger de dénoncer des abus, et recourir à une approche basée sur la prise en compte des traumatismes subis, en Haïti et dans les nombreuses autres fédérations nationales où des abus sexuels se produisent. Ils ne peuvent prétendre avoir créé un environnement sûr pour les athlètes, alors que le rétablissement de Jean-Bart dans ses fonctions ne fera que réduire davantage au silence les lanceuses d’alerte et minimiser les faits qu’elles dénoncent ».
Un cas documenté de menaces proférées contre un témoin s’est produit les 4 et 5 avril 2022, juste après l’audience du TAS, quand des messages textos en créole haïtien ont été reçus par le témoin :
N’oublie pas que tu as de la famille en Haïti…. Tu t’es mise dans quelque chose qui va être dangereux pour toi et ta famille. Tu es dans un gros truc. Tu es allée à la FIFA…. Je vais te dire la vérité, on a déjà préparé ton cercueil parce que je vais personnellement t’éclater la tête. Tu crois que l’histoire va s’arrêter comme ça. Il ne va pas perdre son poste et ne rien faire. Je sais où te trouver, crois-moi.
Les textos disaient également : « J’ai vu que toi et [nom d’un autre témoin], vous êtes apparues devant Dadou », apparemment pour lui indiquer que la personne qui la menaçait dans ses messages était présente à l’audience du TAS. Jean-Bart est connu sous ce surnom, « Dadou ».
À partir du premier dépôt de plainte, pendant la suspension de Jean-Bart et durant sa procédure d’appel devant le TAS, Human Rights Watch, The Guardian, la radio Deutsche Welle et d’autres organisations ont documenté des menaces répétées selon lesquelles des victimes, des témoins et les membres de leurs familles seraient identifiées et tuées :
- Des victimes d’abus sexuels se sont d’abord plaintes auprès de la FIFA début 2020 et l’un des principaux collaborateurs du président de la FIFA Gianni Infantino, Véron Mosengo-Omba, a contacté la fédération haïtienne pour communiquer, de manière inappropriée, à l’équipe de Jean-Bart les détails de la plainte. Après avoir ainsi été alertés, des membres du personnel de la FHF ont été vus en train de détruire des documents au siège de la fédération et des joueuses qui étaient soupçonnées d’être à l’origine de la plainte ont été menacées.
- En mai 2020, une organisation en vue de défense des droits humains haïtienne, le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), a publié un rapport dans lequel il documente des abus sexuels commis au sein de la fédération haïtienne de football, ainsi que des confiscations de passeports de joueuses et des menaces proférées à l’encontre de témoins. L’organisation a affirmé que les passeports avaient par la suite abouti en la possession de Jean-Bart. Des journalistes et d’autres sources ont affirmé au RNDDH que ‘de nombreuses victimes étaient dans l’impossibilité de témoigner’ à cause de ces menaces.
- En mai 2020, The Guardian a affirmé que des victimes d’abus avaient déclaré avoir été mises en garde contre l’idée de parler des abus commis au sein de la fédération, citant une de ces mises en garde : « Un gangster nous a appelées. Si nous parlons, ils savent où sont nos oncles, nos tantes, nos cousins ».
- En juillet 2020, des témoins et des victimes d’abus sexuels, qui étaient en mesure de fournir des éléments de preuve dans une enquête menée contre Jean-Bart, ont signalé des tentatives d’intimidation à leur égard, notamment l’offre d’importantes sommes d’argent pour défendre Jean-Bart et l’envoi d’hommes armés pour menacer les membres des familles de joueuses.
- Human Rights Watch a documenté qu’en août 2020, des hommes armés ont recherché une personne qui avait été témoin d’abus sur son lieu de travail et que sa maison a été la cible de tirs et saccagée.
La Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels, FIFPro, a déclaré: « Le parcours des joueuses haïtiennes et des dénonciateurs a été incroyablement précaire et difficile. Cette dernière évolution dans cette affaire soulève de nouvelles questions quant à la capacité du football à offrir un recours efficace en cas de violations graves des droits humains ».
Le communiqué de presse du TAS affirme que les informations fournies par FIFPro et Human Rights Watch n’étaient pas « suffisamment probantes ». Human Rights Watch n’a pas été sollicité pour fournir des éléments de preuve au TAS, mais a régulièrement dénoncé, au cours des trois dernières années, les manquements de la FIFA à sa responsabilité de protéger les enfants et autres victimes et témoins au sein de la fédération haïtienne de football contre tout préjudice mental ou physique.
Human Rights Watch et l’Armée des survivantes ont affirmé que le système de reporting de la FIFA et le processus d’appel auprès du TAS n’étaient pas conformes aux principes mêmes de ces deux organismes sportifs en matière de diversité et de prises en compte des traumatismes, ce qui est la cause de davantage de traumatismes et expose les victimes à de nouveaux risques. Une approche centrée sur les victimes signifie l’adoption d’une politique de réduction des dommages, ce qui inclut de faire en sorte que des mesures de protection psychologique, physique et numérique soient mises en place. Aucun système de ce type n’a été mis en place pour les victimes, les témoins et les membres de leurs familles dans l’affaire haïtienne.
Lors de l’audience du TAS, il n’y a pas eu de système de distorsion de la voix et les victimes et les témoins potentiels se sont entendu demander de témoigner sans réelle protection de leur identité. Beaucoup d’entre elles n’ont pas accepté, ce qui est bien compréhensible. Au moins un témoin dans les affaires relatives à Haïti a dû insister pour que la FIFA détruise son témoignage parce que la FIFA refusait de l’expurger d’éléments pouvant permettre son identification. Tous les membres de l’aréopage de trois juges du TAS étaient des hommes. L’absence de diversité en matière de gouvernance est l’un des principaux fondements de l'impunité, en particulier dans les affaires relatives à des abus sexuels commis contre des filles.
« Comment peut-on s’attendre à ce que des survivantes d’abus sexuels dénoncent ces abus auprès de la FIFA s’il en résulte une telle parodie de justice? », a affirmé Minky Worden. « À l’approche de la Coupe du monde féminine de football prévue pour cette année, cette affaire jette une lumière crue sur la mauvaise gouvernance de la FIFA et son incapacité à expulser de ce sport les auteurs d’abus sexuels ».