(Beyrouth) – La FIFA et les autorités qataries devraient veiller à ce que les travailleurs migrants qui ont rendu possible l’organisation de la Coupe du Monde 2022 au Qatar reçoivent l’intégralité de leurs salaires et avantages et ne soient ni arrêtés ni expulsés pour avoir participé à des manifestations, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. La FIFA et les autorités qataries devraient également s’attaquer aux griefs connexes en matière d’abus salariaux, notamment en soutenant un fonds de recours pour traiter ce problème de manière globale.
Entre avril et septembre 2022, Human Rights Watch s’est entretenu avec 32 travailleurs migrants originaires d’Inde, du Kenya et du Népal qui ont récemment participé ou planifié des grèves, interdites au Qatar.
La plupart d’entre eux ont confié à Human Rights Watch avoir participé à des grèves pour protester contre le vol de leurs salaires, les employeurs ne payant pas les salaires à temps, parfois des mois durant. D’autres travailleurs munis de visas de courte durée ont participé à des grèves après que les entreprises leur ont dit qu’ils seraient expulsés avant la fin de leur contrat de travail de deux ans. L’un des travailleurs a déclaré avoir été placé en détention le 14 août avec un groupe d’autres manifestants et expulsé au bout de 20 jours. Les autorités qataries ont confirmé avoir mis en détention et facilité le « retour volontaire » de travailleurs ayant pris part à la grève du 14 août pour « violation des lois de sécurité publique du Qatar » et déclaré avoir engagé des poursuites contre deux entreprises pour abus salariaux.
« Les grèves et les manifestations des travailleurs migrants au Qatar sont un acte de désespoir pour exiger une action contre le vol de salaires », a déclaré Michael Page, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord, au sein de Human Rights Watch. « À quelques semaines de la Coupe du monde, en particulier alors que les chantiers au Qatar ralentissent ou s’arrêtent temporairement, la FIFA et les autorités qataries devraient s’assurer que les salaires et les avantages des travailleurs sont payés à temps et dans leur intégralité, au lieu de les pénaliser pour avoir demandé ce qui leur revient de droit. »
« Il y a deux choses dont nous [les travailleurs migrants] avons besoin. Un travail régulier, et un salaire régulier pour le travail accompli. Malheureusement, ni l’un ni l’autre ne sont garantis au Qatar, surtout si vous tombez sur un mauvais employeur », a déclaré à Human Rights Watch un travailleur migrant.
Les travailleurs ont indiqué à Human Rights Watch que les grèves se produisent par phases. Lorsque les entreprises ne les paient pas pendant des mois, ils décident alors de rester dans leur logement et refusent de se présenter au travail. Mais, précisent-ils, lorsque les retards de salaire persistent, les travailleurs migrants manifestent dans les rues, parfois devant des bâtiments gouvernementaux ou le siège d’une entreprise, voire bloquent la circulation.
Un autre travailleur migrant a décrit la manifestation qu’il a organisée le 25 juillet. « Après des retards de salaire répétés, nous avons convenu entre nous que si nous n’étions pas payés le 25 de chaque mois, nous resterions dans nos chambres et éviterions de travailler jusqu’à ce que notre paiement soit versé. » Cependant, lorsque cette tactique n’a pas fonctionné, lui et ses collègues ont décidé de protester publiquement. « Nous avons ainsi tenté d’attirer l’attention du mudir [directeur] de la société principale, qui est par ailleurs absent, et des autorités gouvernementales », a-t-il ajouté. Bien qu’il ait reçu l’intégralité de son salaire du Fonds de soutien et d’assurance des travailleurs du ministère du Travail, ainsi que son billet d’avion aller-retour, il a déclaré : « J’ai payé près de 1 200 dollars pour ce travail [en frais de recrutement]. Je n’aurais jamais payé cette somme si j’avais su que je devais revenir 15 mois plus tard. »
Un ancien travailleur d’Al Bandary Engineering Trading and Contracting (W.L.L) a déclaré que les autorités qataries l’avaient arrêté pour avoir protesté avec un groupe d’autres travailleurs le 14 août, qu’il avait été placé dans un centre de détention puis expulsé 20 jours plus tard. Il a finalement reçu son salaire et ses indemnités de fin de service, mais seulement après avoir été « menotté comme un criminel » par les autorités qataries alors qu’il était conduit dans sa chambre pour récupérer son passeport. « Après neuf ans de travail, j’ai dû quitter le pays comme un criminel ».
Des organisations de défense des droits humains ont indiqué que le gouvernement qatari avait expulsé au moins 60 travailleurs migrants pour avoir manifesté en août. Le ministère du Travail du Qatar a déclaré dans une réponse écrite, en date du 18 septembre, aux questions de Human Rights Watch à ce sujet que des travailleurs ont été détenus lors de la grève du 14 août pour avoir « violé les lois de sécurité publique du Qatar », mais a déclaré qu’ils n’ont pas été poursuivis pénalement et que le gouvernement a « facilité le retour volontaire » de certains des travailleurs après que leurs salaires et avantages impayés ont été couverts par le Fonds de soutien et d’assurance des travailleurs du ministère.
Plusieurs travailleurs ont signalé que la police tentait parfois de servir de médiateur entre les travailleurs et la direction en leur nom, mais qu’elle exhortait les travailleurs à rester dans l’enceinte du camp. Un travailleur migrant a déclaré : « De tels rassemblements [manifestations de travailleurs] ont également eu lieu par le passé. Mais pas dans les centres-villes. Les arrestations n’ont donc pas eu lieu. Cette fois, cela s’est produit en plein cœur, la circulation a été bloquée, ce qui a pu irriter le gouvernement. »
D’autres travailleurs ont participé à des grèves après que des entreprises leur ont annoncé qu’elles les renvoyaient chez eux à l’expiration de leur visa mais avant la fin de leur contrat de travail de deux ans. Des travailleurs d’Al Jaber et de Redco ont déclaré avoir payé des frais de recrutement allant jusqu’à 1 570 dollars pour obtenir un emploi au Qatar et qu’ils s’attendaient à être employés pendant toute la durée de leur contrat. Les autorités qataries ont déclaré à Human Rights Watch, dans une réponse écrite datée du 18 septembre, qu’« il est illégal pour les entreprises du Qatar de facturer des frais de recrutement ou des frais connexes de quelque nature que ce soit » et que les employeurs ont le droit de mettre fin à un contrat de travail avant sa date d’expiration, à condition que l’employeur respecte le préavis légal.
Les entretiens menés avec les travailleurs migrants révèlent une inquiétude généralisée quant au fait que des employeurs peu scrupuleux se serviraient de la Coupe du monde comme d’une excuse pour les renvoyer chez eux sans leur payer l’intégralité de leurs salaires et avantages. Le 16 août 2021, l’Autorité qatarie des travaux publics a publié la circulaire 2021/42 demandant aux entreprises d’achever tous les travaux de construction avant le 21 septembre 2022 et de prévoir des congés pour les travailleurs, afin de réduire le nombre total de travailleurs au Qatar jusqu’au 18 janvier 2023.
Certains travailleurs migrants ont indiqué à Human Rights Watch qu’ils craignaient des représailles de la part de leur employeur et des autorités qataries lorsqu’ils se mettaient en grève. L’un d’entre eux a déclaré : « Bien sûr, nous craignons des représailles. Mais notre espoir, c’est que lorsque nous serons des milliers à élever la voix, nous n’aurons pas d’ennuis individuellement. Comment peuvent-ils emprisonner des milliers d’entre nous ? » Un autre a partagé le dilemme fondamental des travailleurs migrants qui n’ont pas été payés depuis des mois. « Si nous ne participons pas, notre situation risque de ne pas s’améliorer », a-t-il dit. « Si nous participons, nous risquons d’avoir des problèmes dans un pays étranger. Qui nous aidera alors ? » Un ancien travailleur a déclaré : « Nous essayons d’être prudents pour ne pas attirer l’attention lorsque nous manifestons. Nous nous abstenons de prendre des photos ou d’autoriser les autres à nous prendre en photo, car cela pourrait nous causer des ennuis. » Alors que de nombreux travailleurs ont reçu des salaires et des indemnités de fin de service après les manifestations, d’autres attendent toujours au Qatar de récupérer ce qui leur est dû car, comme l’a dit un travailleur, « les créances dues ne sont pas une petite somme que nous pouvons simplement laisser tomber et partir. »
D’autres travailleurs migrants ont décidé de ne pas se joindre aux grèves par crainte de représailles de la part de leur employeur et des autorités qataries, précisant que cela leur laissait peu de recours pour récupérer les salaires impayés ou négocier un meilleur logement. L’une des personnes interrogées a déclaré que lui et des centaines d’autres travailleurs de son entreprise avaient prévu de faire grève contre les retards de paiement des salaires et l’insalubrité des logements, mais qu’ils avaient finalement décidé de ne pas le faire. Il a même montré à Human Rights Watch le chat collectif où des centaines d’employés planifiaient la manifestation et a déclaré : « Nous nous sommes mis d’accord sur une date pour faire grève... pour démonter nos outils... mais le plan est tombé à l’eau car nous craignions des représailles. » Il ajoute : « Je ne peux pas me permettre de perdre mon emploi, même si le salaire est souvent versé avec retard. Il m’est difficile de dormir dans ma chambre étouffante et qui fuit, mais au moins mes enfants à la maison ne dorment pas affamés. »
L’article 116 de la loi qatarie sur le travail n’accorde qu’aux ressortissants qataris le droit de créer des associations de travailleurs ou des syndicats, privant ainsi les travailleurs migrants de leurs droits à la liberté d’association et à la création de syndicats. Bien que le Qatar ait adhéré au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels en 2018, il a maintenu plusieurs réserves formelles, notamment en interprétant le terme « syndicats » conformément à son droit national. En lieu et place de ce droit, dans le cadre de son accord avec l’Organisation internationale du travail (OIT), le Qatar a contribué depuis 2019 à la mise en place de certains comités mixtes comprenant des représentants de l’entreprise et de sa main-d’œuvre. Cependant, comme Amnesty International l’a documenté, les comités mixtes sont imparfaits car ils sont dirigés par les employeurs et ne parviennent pas à offrir les mêmes garanties cruciales que celles des syndicats indépendants dirigés par les travailleurs.
Le 8 septembre, Human Rights Watch a écrit à quatre entreprises – Redco International, Al Jaber, Al Bandary et Electrowatt – pour leur poser des questions sur les abus salariaux et le retour des travailleurs avant la fin de leur contrat. Une seule entreprise, Al Jaber, a répondu, déclarant que les travailleurs avaient accepté de travailler avec des visas de courte durée et que les travailleurs n’avaient pas payé de frais de recrutement, ce que les travailleurs migrants auxquels Human Rights Watch a parlé ont contesté.
Le ministère du Travail du Qatar a déclaré à Human Rights Watch, dans une réponse écrite aux questions du 18 septembre, avoir « pris les mesures nécessaires pour faciliter le paiement immédiat des salaires à Al Bandary Group et Electrowatt W.L.L. par le biais du Fonds de soutien et d’assurance des travailleurs ». Le ministère a indiqué que ses enquêtes avaient révélé « des données manquantes dans les listes d’employés des deux sociétés », notant que les employés non payés peuvent demander une compensation au Fonds de soutien et d’assurance des travailleurs. Il a également indiqué qu’il avait renvoyé Al Bandary et Electrowatt pour « poursuites judiciaires ».
Si le Fonds de soutien et d’assurance des travailleurs est un mécanisme important, il n’est devenu opérationnel qu’en 2020. Sur la base des données fournies par le ministère du Travail en juillet 2022, le Fonds a indemnisé 36 373 travailleurs de 17 nationalités, à l’intérieur et à l’extérieur du Qatar, pour un total de 597 591 986 QAR (environ 164 millions de dollars).
« À moins de deux mois de la Coupe du monde, les travailleurs peinent à recevoir leur salaire et leurs avantages en temps voulu et expriment leurs frustrations dans la rue malgré la crainte de représailles. Le moins que la FIFA et les autorités qataries puissent faire est de veiller à ce que les travailleurs reçoivent en priorité les salaires et avantages qui leur sont dus et de créer un fonds de recours qui s’appuie sur les mécanismes d’indemnisation existants tels que le Fonds de soutien et d’assurance des travailleurs afin de remédier aux abus salariaux généralisés passés et présents », a conclu Michael Page.