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Guinée : Morts et criminalité lors des violences post-électorales

Des preuves crédibles indiquent que les forces de sécurité ont été impliquées dans l’usage excessif de la force

Heurts entre des protestataires et des policiers anti-émeute le 6 février 2018, lors d’une manifestation contre les résultats des élections communales du 4 février 2018 en Guinée. © 2018 Cellou Binani / AFP / Getty Images
Heurts entre des protestataires et des policiers anti-émeute le 6 février 2018, lors d’une manifestation contre les résultats des élections communales du 4 février 2018 en Guinée. © 2018 Cellou Binani / AFP / Getty Images

Des preuves crédibles montrent que les forces de sécurité guinéennes ont eu recours de façon excessive à la force létale et ont adopté d’autres comportements non professionnels lors des violentes manifestations de rue qui se sont déroulées en février et mars 2018, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Aucun membre de la police ou de la gendarmerie n’a été arrêté ou inculpé.

Les élections communales contestées du 4 février et la grève des enseignants du 12 février ont donné lieu à de violents affrontements entre les forces de sécurité et les manifestants de l’opposition, ainsi qu’entre partisans du gouvernement et de l’opposition. Sept personnes ont été tuées dans la capitale, Conakry, et une pierre lancée par un manifestant a coûté la vie à un gendarme. Les rapports médicaux de cinq hôpitaux examinés par Human Rights Watch indiquent qu’au moins 89 manifestants ou spectateurs ont été blessés lors des échauffourées, dont 22 au minimum par balles. Les forces de l’ordre ont fait état de plus de 80 blessés parmi les policiers et gendarmes, dont un gendarme qui a perdu un œil.

« Trois mois après la dernière vague de sanglantes violences électorales en Guinée, les autorités n’ont adopté aucune mesure concrète pour sanctionner ceux parmi les forces de sécurité responsables de violations des droits humains », a déclaré Corinne Dufka, directrice de recherches sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Le seul moyen de rompre le cycle de violence politique en Guinée et de rendre justice aux victimes est de mener une enquête digne de foi et de réclamer des comptes aux personnes impliquées. »

Human Rights Watch a interrogé 67 personnes à Conakry en avril et mai, entre autres des victimes et des témoins des violences provenant d’un large éventail de groupes ethniques et de partis politiques. Human Rights Watch a également réalisé des entretiens avec des médecins, des journalistes, des responsables des forces de l’ordre, des élus, des dirigeants politiques et des militants.

Des témoins et des journalistes qui ont couvert les manifestations les ont décrites comme étant souvent violentes, les manifestants établissant des postes de contrôle improvisés, brûlant des pneus, jetant des pierres et utilisant des frondes pour envoyer des projectiles sur les forces de sécurité. Ils ont également expliqué que certains manifestants avaient cherché à extorquer de l’argent ou à voler des biens aux passants.

En réaction aux manifestations, les policiers et les gendarmes ont, selon des témoins, lancé des gaz lacrymogènes et tiré à balles réelles en l’air et, à plusieurs occasions, en direction des manifestants. « J’ai vu l’un des gendarmes tirer sur mon copain, et il est tombé, juste devant la maison familiale », a raconté un homme qui se trouvait dans un café avec Mamadou Diakouana Diallo, 20 ans, lorsque celui-ci a été tué le 6 février. Un rapport médical a indiqué que Diallo avait été touché par deux balles, l’une dans le bras, l’autre dans la poitrine.

Des témoins ont également signalé que des membres des forces de sécurité avaient poursuivi les manifestants dans les quartiers, endommageant des propriétés et dérobant des biens. La Guinée a dans le passé été marquée par l’utilisation excessive de la force meurtrière et d’autres violences des forces de sécurité, ainsi que par son manque de neutralité politique dans ses interventions lors des manifestations de l'opposition liées aux élections. 

Les responsables de la police et de la gendarmerie ont fait remarquer à Human Rights Watch que les forces de sécurité n’étaient pas autorisées à porter des armes dans le cadre de leurs interventions lors de manifestations. Ils ont au contraire blâmé les manifestants pour les morts, les accusant d’avoir été en possession d’armes automatiques, sans toutefois avancer que des membres des forces de sécurité avaient été blessés par des balles du type utilisé par les armes automatiques. De nombreux témoins ont vu des policiers et des gendarmes porter et utiliser des armes automatiques.

Après une rencontre le 2 avril de Président Alpha Condé et le chef de file de l’opposition, Cellou Dalein Diallo, une déclaration de la présidence Guinéenne a annoncé qu’ils avaient convenu « de tout mettre en œuvre pour identifier les différents responsables de toutes les violences qui ont entraîné mort d’hommes et causé d’importants dégâts matériels, qui qu’ils soient, afin de les traduire devant les cours et tribunaux du pays ». Dans une rencontre avec Human Rights Watch le 9 juillet, le Ministre de la Justice Cheick Sako a affirmé que des enquêtes judiciaires avaient été ouvertes sur les morts de février et mars. Mais le Ministère de la Justice n’a pas répondu à une lettre de Human Rights Watch du 22 juin demandant si des membres des forces de sécurité avaient été arrêtés, inculpés ou même visés par des sanctions disciplinaires.

Human Rights Watch estime que le gouvernement devrait garantir une enquête rapide, transparente et indépendante sur les circonstances des morts violentes survenues lors des mouvements de protestation, enquête qui devrait déboucher sur l’engagement de poursuites à l’encontre de tout individu responsable d’avoir fait usage de la force illégalement. Lors de futures manifestations, le gouvernement devrait veiller à ce que les membres des forces de sécurité respectent les Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois.

Les Principes de base des Nations Unies disposent que les armes à feu ne peuvent être utilisées que dans des cas strictement limités, notamment « en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave » et « seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs ». L'usage intentionnellement meurtrier d'armes à feu n’est permis « que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines ».

« La politique guinéenne risque d’être empoisonnée par l’hostilité et la méfiance entre les forces de sécurité et les partis de l’opposition », a averti Corinne Dufka. « Une enquête impartiale et des sanctions à la fois à l’égard des forces de sécurité impliquées dans les violences et à l’égard des manifestants qui ont enfreint la loi montreraient que le gouvernement s’engage à protéger les droits de tous les Guinéens, indépendamment de leur affiliation politique. »

Contexte politique

La Guinée a une longue tradition de violences perpétrées lors de processus électoraux. Des dizaines de manifestants et deux membres des forces de l’ordre ont été tués en amont des élections législatives en 2012-2013, et au moins 12 personnes ont été tuées et de nombreuses autres blessées avant et après le scrutin présidentiel de 2015.

La violence politique en Guinée est alimentée par les profondes divisions ethniques, le parti au pouvoir, le Rassemblement du Peuple de Guinée (RPG), étant dominé par l’ethnie malinké. Les sympathisants du plus grand parti d’opposition, l’Union des Forces Démocratiques de Guinée (UFDG), proviennent pour la plupart de l’ethnie peule.

Les élections communales guinéennes du 4 février – les premières depuis 2005 – avaient été reportées à de multiples reprises depuis 2010, le gouvernement et l’opposition ne parvenant pas à se mettre d’accord sur la façon de les organiser. Bien que la situation ait été relativement calme le jour du scrutin, le lendemain, l’UFDG a accusé le parti au pouvoir de fraudes électorales. Au cours des deux mois qui ont suivi, les partisans de l’opposition ont organisé chaque semaine des manifestations de rue ou des journées ville morte, appelant la population à rester chez elle pour protester contre les présumées fraudes électorales. Plusieurs ont coïncidé avec les grèves des enseignants guinéens et les mouvements de contestation des étudiants, en colère parce que les écoles restaient fermées en raison du différend autour des salaires et des conditions des enseignants. Le 13 mars, le gouvernement est finalement parvenu à un accord suspendant les grèves des enseignants. 

Cellou Dalein Diallo, chef de file de l’UFDG et principal leader d’opposition en Guinée, a déclaré à Human Rights Watch que son parti avait informé les autorités locales en amont des marches ou des journées ville morte prévues. Un haut responsable du Ministère de la Sécurité et de la Protection civile a toutefois signalé que de nombreuses manifestations organisées dans les rues de Conakry en février et mars n’avaient pas été prévues avec un lieu et un itinéraire précis, mais qu’il s’agissait plutôt de mouvements de protestation informels émanant de groupes de jeunes. « Il est vrai que les manifestants ne sont pas tous officiellement affilés à notre parti », a reconnu Diallo. « Mais ce sont des jeunes en colère à cause des années de répression des forces de sécurité et du manque d’opportunités qui leur sont offertes. »

Le code pénal guinéen dispose que les réunions publiques et les manifestations doivent faire l’objet d’une déclaration préalable avec le lieu et l’itinéraire projeté, à présenter sous forme écrite aux autorités locales 3 jours au moins et 15 jours au plus avant la date de l’événement prévu. L’autorité administrative peut interdire une réunion pacifique s'il existe une menace réelle de trouble à l'ordre public. Les normes internationales relatives au droit à la liberté de réunion indiquent que l’obligation raisonnable et proportionnée de présenter une notification préalable ne viole pas ce droit mais que l’obligation d’obtenir une permission préalable des autorités pour organiser des manifestations est de nature à le violer.

Le 2 avril, Diallo a temporairement levé les manifestations de l’opposition après une rencontre avec Président Condé dans laquelle ils convenaient d’opérer des réformes politiques et de négocier une solution à propos des résultats contestés des élections communales. La frustration de l’opposition face à la non-application de cet accord a cependant conduit à une nouvelle tentative de journée ville morte le 14 mai, mais Diallo a de nouveau suspendu les manifestations le 16 mai devant les efforts de médiation de la communauté internationale. À l’heure où ont été écrites ces lignes, le gouvernement et l’opposition n’avaient pas encore réglé leur désaccord à propos des résultats des élections, et les conseillers communaux et les maires n’avaient pas encore prêté serment.

La réponse des forces de sécurité face aux manifestations

La responsabilité du maintien de l’ordre dans la foulée des élections communales incombe à la gendarmerie et à la police en vertu de la loi guinéenne de 2015 sur le maintien de l’ordre public. Avant les élections communales, le gouvernement a mis sur pied une Unité spéciale de sécurisation des élections (USSEL), composée de gendarmes et de policiers et chargée de sécuriser le processus électoral et de réagir aux violences liées au scrutin. L’Unité spéciale était dirigée par le commandant de la gendarmerie, le Général Ibrahima Baldé.

Des témoins ont également déclaré avoir vu deux unités spécialisées des forces de sécurité, qui ne font pas partie de l’USSEL, assurer le maintien de l’ordre lors des manifestations, la Compagnie mobile d’intervention et de sécurité (CMIS), une unité policière de réaction rapide, et la Brigade anti-criminalité (BAC), une force mixte de policiers et de gendarmes. La CMIS et la BAC disposent d’insignes et de véhicules spéciaux, que des témoins ont fréquemment vus lorsque ces deux unités et d’autres policiers et gendarmes intervenaient dans le cadre des violences liées aux élections.

Le recours à la force létale par les forces de sécurité

Human Rights Watch a interrogé 10 personnes qui ont déclaré avoir vu des membres des forces de sécurité tirer sur des manifestants, dont 8 qui ont signalé que des manifestants avaient été tués dans l’incident. Plusieurs professionnels de la santé qui ont soigné des manifestants blessés ont expliqué que les balles correspondaient au type de projectiles provenant d’armes automatiques. « Les balles provenaient d’armes de combat, il ne s’agissait pas de balles de fusils de chasse ou de carabines à plomb », a confié un médecin qui avait soigné six personnes blessées par balles lors de journées de manifestations ou de journées ville morte.

La plupart des témoins ont signalé que les tirs avaient eu lieu lors d’affrontements survenus entre les forces de sécurité et les manifestants dans une situation évolutive et chaotique, précisant que les forces de sécurité avaient tiré sur les manifestants pour tenter de les disperser ou lorsqu’ils les poursuivaient à travers les quartiers. « Les gendarmes nous ont chassés de la route principale, où se déroulait la manifestation, nous repoussant dans notre quartier », a expliqué un témoin, qui a signalé que son ami avait reçu une balle dans la jambe le 26 février à Hamdallaye. « Nous avons commencé à jeter des pierres sur eux et ils se sont repliés. Mais nous sommes retombés sur eux et l’un d’eux a commencé à tirer avec une Kalash, une balle atteignant la jambe de mon ami. »

Une autre femme a déclaré avoir vu un jeune homme, Boubacar Sidy Diallo, être abattu, le 26 février également, alors que les gendarmes poursuivaient les manifestants à Hamdallaye :

Les gendarmes poursuivaient les gens sur la route. Ils ont procédé à des tirs de sommation en l’air et la plupart des jeunes se sont enfuis. Mais un gendarme est arrivé sur le coin et [Diallo] était là. J’ai vu le gendarme tirer sur lui, je l’ai vu tomber et j’ai crié : ‘Ils ont tiré sur quelqu’un !’ Les gendarmes ont rapidement quitté le quartier.

La nature chaotique des affrontements, ainsi que la violence utilisée par les manifestants, donnent à penser que certains tirs des forces de sécurité pourraient avoir été motivés par la peur ou la panique. Néanmoins, dans plusieurs cas, les témoins ont fait état de situations où des policiers ou des gendarmes avaient tiré sur des manifestants non armés.

« Il y avait eu quelques troubles dans le quartier, mais pas là où nous étions assis, dans un café », a raconté un témoin de la mort de Mamadou Diakouana Diallo le 6 février. « Plusieurs gendarmes sont venus dans notre direction et ils ont tiré en l’air, apparemment pour que les gens quittent la route. Nous avons commencé à courir, mais la maison de Mamadou était près du café et il s’est dirigé en marchant vers sa maison. J’ai alors vu le gendarme tirer sur lui et ce n’est que plus tard, quand je suis revenue, que sa mère m’a dit qu’il avait été tué. »

Un rapport médical a montré que Diallo avait été atteint par deux balles, augmentant la probabilité qu’il ait été abattu délibérément.

Un autre témoin a expliqué avoir vu Abdoulaye Bah, un étudiant de 16 ans, être blessé par balles dans le quartier de Hamdallaye à Conakry le 12 février, jour où les manifestations liées aux élections coïncidaient avec la reprise de la grève des enseignants :

Abdoulaye et moi essayions de rentrer chez nous en traversant la route principale. Il y avait une importante confrontation… la population jetait des pierres sur la police. Abdoulaye était debout sur un abreuvoir pour avoir une meilleure vue, pour voir où l’on pouvait traverser en toute sécurité. C’est alors qu’il a été touché – je n’ai pas vu le premier tir mais j’ai vu le pick-up de la BAC dans la direction dont, selon moi, provenait le tir. Puis j’ai vu un policier tirer une seconde fois, touchant à nouveau Abdoulaye, avant de démarrer.

Un rapport médical partagé par un médecin qui avait soigné Bah décrivait deux impacts de balles utilisées dans une « arme à feu de type Kalashnikov », le premier dans le coude, le second dans l’épaule.

Human Rights Watch a interrogé trois témoins de la mort de Boubacar Barry, conducteur de moto-taxi de 24 ans, l’une des deux personnes tuées dans le quartier de Wanindara le 14 mars. Un homme de 25 ans, qui portait encore un bandage à la cheville en raison d’une blessure par balle survenue lors du même incident, a décrit les faits :

J’étais sur la route principale avec Boubacar – nous étions beaucoup à être rassemblés là. Soudain, j’ai vu les forces de sécurité se diriger vers nous. Boubacar et moi avons descendu une route secondaire en courant et j’ai entendu des coups de feu, et Boubacar a été touché. Nous étions tout un groupe et nous avons essayé de l’emmener mais à ce moment-là, une balle m’a éraflé la cheville.

Un professionnel de la santé qui a soigné Barry avant son décès a déclaré que la balle était entrée par le dos avant de remonter se loger dans les poumons, donnant à penser qu’elle était encore ascendante lorsqu’elle a pénétré dans son corps et qu’il ne s’agissait pas d’une balle perdue provenant d’un tir de sommation.

Human Rights Watch a établi qu’une personne avait bien été tuée et plusieurs autres blessées par des balles perdues tirées en l’air lors des manifestations et qui avaient touché les victimes en retombant. « Nous étions à une certaine distance de la route principale, où des manifestations avaient eu lieu plus tôt dans la journée, et il n’y avait pas eu de violence là où nous nous trouvions », a déclaré une jeune femme qui a vu Mariama Bah, jeune mère de six enfants, être tuée par une balle perdue le 14 mars. Un autre témoin a dit qu’une balle perdue avait touché son amie à l’épaule le lendemain des funérailles de Bah le 19 mars. « Ils ont réussi à extraire la balle et elle a survécu. Mais comme c’est arrivé le lendemain des funérailles, tout le monde avait peur que cela ne se reproduise. »

Le comportement criminel et non professionnel des forces de sécurité

Des témoins vivant dans les quartiers de Hamdallaye, Bambéto, Wanindara et Matam ont affirmé qu’après avoir pourchassé les manifestants à pied dans les quartiers avoisinants, des membres des forces de sécurité avaient fait preuve de comportements non professionnels, se livrant notamment au vol et au vandalisme. « Ils ont défoncé la porte de mon magasin et ont tout emporté », a dénoncé un commerçant de Hamdallaye. « Il y en avait pour environ 7 millions de GNF (770$US) de marchandises. »

Une vidéo enregistrée par un habitant de Bambéto le 12 février montre des gendarmes qui cassent des vitres de voitures en stationnement. Une femme interviewée par Human Rights Watch à Bambéto a décrit l’arrivée d’un groupe de gendarmes dans la cour où vivaient plusieurs familles :

L’un des gendarmes a crié, ‘j’ai ouvert la grille’ et il a appelé les autres pour qu’ils viennent dans la cour. Une fois à l’intérieur, ils ont renversé à coups de pied tous les bols de riz ou de sauce qu’on était en train de préparer. Il y avait un vieil homme sur la terrasse de la maison de mon voisin et ils ont volé ses deux téléphones. Ils ont aussi défoncé trois pare-brise de voitures garées dans la cour.

Une autre femme de Matam a signalé que le 9 février, alors que les forces de sécurité intervenaient pour mettre fin aux violences intercommunautaires dans le quartier de Matam-Carrière, elle avait vu des membres de la CMIS voler dans son magasin :

Je me cachais à l’intérieur du magasin, mais j’ai jeté un regard furtif et j’ai vu la CMIS vider le magasin et mettre tout à l’arrière de leur pick-up. Ils ont même pris la TV qui était là. Ils étaient vêtus de noir, avec l’insigne de la CMIS. Je suis toute seule car mon mari est décédé, et mes enfants m’aident à gérer le magasin. Maintenant que tout notre stock est parti, je ne sais pas comment je vais survivre.

Plusieurs proches de personnes détenues lors des manifestations ont confié qu’ils avaient soudoyé les policiers et les gendarmes pour les faire libérer. « Ils ont emmené mon frère lorsqu’ils ont pénétré dans la cour », a raconté un homme de Bambéto. « Mais je l’ai retrouvé dans un pick-up de la gendarmerie au rond-point de Bambéto. J’ai négocié avec le commandant pour qu’il le libère. Il m’a réclamé 1 million de GNF, mais finalement je l’ai fait descendre à 700 000 GNF (77$US). » Un autre habitant de Bambéto a signalé avoir versé 200 000 GNF (22$US) pour la libération de son frère cadet qui se trouvait dans un pick-up de la gendarmerie, ajoutant que son oncle avait payé 1 500 000 GNF (165$US) pour faire libérer son cousin de la prison centrale de Guinée.

Des témoins des manifestations ont également signalé que certains protestataires avaient tiré parti de l’agitation politique pour commettre des actes de vandalisme ou extorquer de l’argent ou des biens aux passants. Plusieurs journalistes ont expliqué que des hommes se trouvant à des postes de contrôle improvisés avaient volé leur argent et leur équipement. « Ils profitaient de l’instabilité et de ce qui se passait », a dit un journaliste de la radio, expliquant avoir été attaqué au couteau à Cosa le 14 mars. Au moins 50 personnes ont été arrêtées pour de présumés délits perpétrés au cours des manifestations.

La réponse du gouvernement

Dans un entretien avec Human Rights Watch, le Général Baldé, commandant de la gendarmerie et chef de l’Unité spéciale de sécurisation des élections, a déclaré qu’il était strictement interdit à tous les membres des forces de sécurité placés sous son contrôle de porter ou d’utiliser des armes à feu lors d’interventions dans des manifestations et il a nié que des agents en portent. « Si je voyais un gendarme avec une arme à feu, j’interviendrais immédiatement », a-t-il affirmé.

Le Général Baldé a montré à Human Rights Watch un exemple d’ordre d’opérations qu’il a envoyé à ses subordonnés avant une journée ville morte prévue dans toute la ville et organisée par l’opposition le 12 mars, ordonnant à l’Unité spéciale de « prévenir ou de sanctionner tout comportement susceptible de troubler l’ordre social ». L’ordre stipulait : «  Les agents de l’USSEL ne disposeront pas d’armes meurtrières et ils ont l’obligation d’observer la discipline et l’éthique propres aux forces de sécurité ».

Un haut fonctionnaire du Ministère de la Sécurité et de la Protection civile, qui supervise la police, a déclaré que les policiers n’étaient qu’autorisés à porter un équipement anti-émeutes lors du maintien de l’ordre pendant des manifestations ou des grèves et qu’ils ne portaient pas d’armes à feu. Il a toutefois signalé que les forces de sécurité ne disposaient pas d’équipement anti-émeutes approprié et a invité les partenaires de la Guinée à fournir des financements pour aider la police et la gendarmerie à obtenir le matériel nécessaire. La loi guinéenne de 2015 sur le maintien de l’ordre public exige que les forces de sécurité utilisent des moyens non violents avant de recourir à la force et elle exige que tout usage d’armes à feu soit nécessaire et proportionné.

Absence d’enquête sur les décès

Plusieurs proches de personnes abattues ou tuées ont déclaré avoir déposé une plainte auprès des autorités judiciaires pour les décès. Le 14 février, Gassama Diaby, ministre de l’Unité nationale et de la Citoyenneté, a promis que justice serait faite pour les victimes des violences survenues lors des manifestations. « Chacun doit savoir, y compris les forces de sécurité, que lorsqu’il y a des morts, des blessés ou des vols dans le cadre de leur mission, la vérité doit être établie », a-t-il souligné.

Le 22 juin, Human Rights Watch a écrit au ministre de la Justice, Cheick Sako, et l’a rencontré à Conakry le 9 juillet pour solliciter des informations à propos de l’enquête ouverte sur les morts survenues lors des manifestations de février et mars, demandant notamment si des membres des forces de sécurité avaient été arrêtés ou inculpés. Sako a signalé que des enquêtes judiciaires avaient été ouvertes sur ces morts, mais son ministère n’a fourni aucune autre précision et n’a pas répondu à la lettre de Human Rights Watch. Abdoul Gadiry Condé, chef de la police judiciaire de Guinée, a communiqué qu’il n’avait connaissance, à ce jour, d’aucune action disciplinaire engagée à l’encontre de policiers en rapport avec les manifestations, soulignant toutefois que l’inspecteur général de la police enquête effectivement sur les abus policiers et impose des sanctions s’il y a lieu.

Human Rights Watch estime que l’absence de sanctions à l’égard des membres des forces de sécurité impliqués dans les violations des droits humains en février et mars est le reflet d’une situation plus générale où les autorités guinéennes omettent d’enquêter et d’engager des poursuites pour les meurtres présumés commis lors de manifestations. En effet, bien que des dizaines de personnes aient été tuées lors de mouvements de contestation en Guinée depuis 2010, le gouvernement a fait état d’un seul cas où un gendarme ou policier avait été arrêté et jugé pour recours excessif à la force létale. Le policier, arrêté en août 2016 après une fusillade mortelle à Bambéto, a été traduit devant un tribunal en décembre 2017, mais son procès a été reporté plusieurs fois et n’a toujours pas repris.

Human Rights Watch et Amnesty International ont écrit au gouvernement guinéen en octobre 2016 afin de le prier d’ouvrir une enquête et d’engager des poursuites pour les autres présumés de meurtres perpétrés par les forces de sécurité lors des derniers processus électoraux, en particulier lors du scrutin présidentiel de 2015. 

Le Général Baldé et Abdoul Gadiry Condé, chef de la police judiciaire de Guinée, ont mis en lumière plusieurs facteurs expliquant la difficulté d’enquêter sur les décès survenus lors de manifestations, notamment la nature chaotique et violente des mouvements de protestation, la perturbation immédiate de la scène du crime et le manque de confiance entre la communauté locale et les forces de l’ordre, ce qui constitue un obstacle pour trouver des témoins. « Nous ouvrirons des enquêtes là où nous le pourrons », a conclu le Général Baldé. « Mais les gens disent simplement, ‘C’est un gendarme qui a tué la personne’, sans donner de détails. Si vous me donnez plus de détails, nous enquêterons. »

Des militants locaux des droits humains font toutefois remarquer qu’il existe plusieurs mesures que les inspecteurs généraux de la police et de la gendarmerie peuvent prendre pour enquêter sur les meurtres présumés commis par les forces de sécurité, notamment localiser la position précise des unités déployées lors des manifestations ; interroger tous les policiers et gendarmes ayant opéré aux endroits où auraient été commis des meurtres ; et suspendre immédiatement les agents dont l’unité est impliquée dans l’utilisation de force excessive jusqu’à ce que l’incident ait fait l’objet d’une enquête.

Les militants des droits humains et les leaders de l’opposition affirment qu’en réalité, le gouvernement fait preuve d’un manque de volonté politique pour enquêter sur les morts survenues dans le cadre des manifestations, lesquelles affectent principalement la population et les quartiers fidèles à l’opposition. « Le gouvernement ne veut pas enquêter sur les crimes commis pendant les manifestations, c’est aussi simple que cela », a souligné Diallo, le dirigeant de l’opposition. 

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