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Thaïlande : Travail forcé et traite de personnes dans le secteur de la pêche

Les réformes n’ont pas permis de résoudre les problèmes soulevés par l’UE et les États-Unis

Un pêcheur thaïlandais accroupi sur la proue d'un bateau, à l’entrée du port de Pattani, dans le sud de la Thaïlande, le 12 août 2016. © 2016 Daniel Murphy pour Human Rights Watch

(Bruxelles) – Le travail forcé et d’autres atteintes aux droits humains sont courants sur les bateaux de pêche thaïlandais, alors que le gouvernement s’était engagé à d’importantes réformes, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Le rapport, accompagné d’une vidéo de 15 minutes, a été présenté le 23 janvier lors d’un exposé au Parlement européen.

Ce rapport de 134 pages, intitulé « Hidden Chains : Forced Labor and Rights Abuses in Thailand’s Fishing Industry » (« Les chaînes invisibles : Travail forcé et atteintes aux droits humains dans le secteur thaïlandais de la pêche »), décrit comment des pêcheurs émigrés de pays voisins d’Asie du Sud-Est, souvent victimes de la traite, sont exploités pour un travail de pêche, empêchés de changer d’employeur, non payés dans les délais et payés en-deçà du salaire minimum. Ces travailleurs immigrés ne bénéficient pas des protections du code du travail thaïlandais et n’ont pas le droit de former de syndicat.

Bien que la Thaïlande ait reçu un avertissement de type « carton jaune » lui signifiant qu’elle pourrait être soumise à l’interdiction d’exporter des produits de la mer vers l’Union européenne en raison de ses pratiques de pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) ; et bien que les États-Unis aient inscrit le pays en « liste de veille, catégorie 2 » dans leur dernier rapport sur la traite des personnes (TIP), Human Rights Watch a constaté des failles généralisées dans la mise en œuvre des nouvelles règlementations du gouvernement et une résistance aux réformes de la part du secteur de la pêche.

« Les consommateurs européens, américains et japonais devraient pouvoir être certains que leurs fruits de mer, importés de Thaïlande, ne sont pas produits grâce à la traite des personnes ou au travail forcé », a déclaré Brad Adams, directeur de la division Asie de Human Rights Watch. « Pourtant, ces problèmes sont endémiques, alors même que des dirigeants de premier plan du gouvernement thaïlandais avaient promis de faire le ménage dans lindustrie de la pêche. »

Human Rights Watch a mené des entretiens avec 248 pêcheurs ou ex-pêcheurs, presque tous originaires de Birmanie et du Cambodge, ainsi qu’avec des représentants du gouvernement thaïlandais, des armateurs et des capitaines, des militants de la société civile, des représentants des syndicats de pêcheurs et des responsables des Nations Unies. Parmi les travailleurs interrogés, 95 étaient d’anciens pêcheurs ayant survécu à des événements relevant de la traite des personnes – tous étayés par des documents – tandis que les 153 restants, à quelques exceptions près, étaient des pêcheurs toujours en activité. Nous avons effectué ces recherches dans tous les grands ports de pêche de Thaïlande, entre 2015 et 2017.

Après que des médias ont révélé, en 2014 et 2015, la traite des personnes et les brutalités à l’égard des pêcheurs existant à bord de bateaux de pêche thaïlandais, l’UE a sanctionné les manquements de la Thaïlande d’un carton jaune dans le cadre de son programme de lutte contre la pêche INN. L’Europe a également exigé que les navires de pêche thaïlandais cessent de porter atteinte aux droits de migrants sans papiers, et parfois victimes de la traite, exploités comme pêcheurs, déclarant que la Thaïlande devait entreprendre des réformes pour faire cesser ces abus. Via son programme TIP, les États-Unis ont exercé des pressions sur la Thaïlande en la maintenant dans la catégorie 2 de sa liste de veille, soit un cran au-dessus de la pire catégorie.

Le gouvernement thaïlandais a réagi en dépoussiérant des lois de la pêche désuètes et en émettant un nouveau décret réglementant le secteur. Ainsi le gouvernement a étendu aux navires de pêche l’application de dispositions clés du code du travail règlementant les salaires et les conditions de travail. Il a également inscrit dans la loi certaines dispositions du traité de l’Organisation internationale du travail (OIT) en adoptant, en 2014, un décret ministériel sur la protection des travailleurs de la pêche maritime. Les pêcheurs immigrés devaient désormais avoir des papiers officiels et être identifiés sur le rôle d’équipage au départ des bateaux et à leur retour au port – ce qui a permis de mettre fin aux pires abus, comme les cas de membres de l’équipage tués par le capitaine. La Thaïlande a également mis en place le système PIPO (port-in, port-out), obligeant les navires à se présenter pour inspection à leur départ et à leur retour au port, et établi des procédures d’inspection en mer des navires de pêche.

Certaines mesures, comme les systèmes de surveillance des navires et le fait de limiter à 30 jours le temps passé en mer, ont nettement amélioré la situation des pêcheurs. Cependant, les mesures de lutte contre le travail forcé et les autres mesures de protection des droits humains et des travailleurs mettent souvent l’accent sur la forme et non pas sur les résultats, a constaté Human Rights Watch. Le système d’inspection du travail consiste en grande partie en un exercice théâtral destiné à l’édification de la communauté internationale, a déclaré Human Rights Watch.  Par exemple, Human Rights Watch a constaté qu’en vertu du système PIPO, les agents s’adressaient aux capitaines des navires et aux armateurs pour vérifier la documentation, mais s’entretenaient rarement avec les pêcheurs immigrés.

Malgré les ressources importantes fournies au ministère du Travail thaïlandais et à ses différents services, aucune inspection efficace ou systématique des pêcheurs travaillant à bord des bateaux thaïlandais n’est effectuée. Ainsi, dans son rapport sur la traite des personnes de 2015, la Thaïlande affirmait que suite au contrôle de 474 334 travailleurs de la pêche, pas un seul cas de travail forcé n’avait été identifié. Plus récemment – et de façon très improbable –, plus de 50 000 contrôles de pêcheurs n’auraient pas permis de trouver un seul cas violant la législation, que ce soit sur le plan des conditions et horaires de travail, des salaires, du traitement à bord, ou de tout autre point couvert par la loi de protection au travail de 1998, le décret ministériel sur la protection des travailleurs de la pêche maritime de 2014 et les règlementations associées.

Les textes exigeant que les pêcheurs aient leurs propres documents d’identification, qu’ils obtiennent et signent un contrat écrit et qu’ils soient payés mensuellement sont déjoués par les pratiques des employeurs, qui maintiennent les pêcheurs dans un état de servitude pour dettes et font en sorte qu’ils ne puissent changer d’emploi. Du fait que le crime de travail forcé n’est pas défini de façon isolée dans le code pénal thaïlandais, il existe une énorme brèche juridique qui empêche de poursuivre et dissuader les auteurs de ce crime.

« Le manque dimplication du gouvernement thaïlandais se traduit par un échec des règlementations et des programmes destinés à prévenir le travail forcé dans le secteur de la pêche », a déclaré Brad Adams. « Les producteurs, acheteurs et revendeurs internationaux des produits de la mer issus de Thaïlande ont un rôle crucial à jouer pour garantir que cessent le travail forcé et les autres abus. »

Sur certains points, la situation a empiré ces dernières années, a observé Human Rights Watch. Ainsi le procédé d’enregistrement via la « carte rose », introduit en 2014 afin de réduire le nombre de travailleurs immigrés sans papiers en Thaïlande, a lié le statut administratif des pêcheurs à des lieux et employeurs donnés. Ils ont alors besoin de la permission de leur employeur pour changer de travail, ce qui crée un environnement propice aux abus. Ce procédé de la carte rose, ainsi que certaines pratiques où les travailleurs immigrés ne sont pas informés, ou ne reçoivent pas de copies, des contrats de travail nécessaires, sont devenus des moyens, pour des armateurs et des commandants de bord sans scrupules, de camoufler la coercition et la tromperie sous un vernis de légalité. De cette façon, des atteintes aux droits humains commises de façon routinière ne sont pas détectées par des fonctionnaires complaisants, qui se satisfont des papiers présentés par les entreprises de pêche comme preuves de légalité.

La loi thaïlandaise du travail fait qu’il est difficile pour les travailleurs immigrés de faire respecter leurs droits. Non seulement la crainte de représailles et d’abus de la part des capitaines et des propriétaires des navires joue un rôle majeur, mais en plus la Thaïlande restreint le droit des travailleurs immigrés à former des syndicats pour mener des actions collectives. En vertu de la loi sur les relations de travail de 1975, toute personne qui n’a pas la nationalité thaïlandaise a l’interdiction de fonder un syndicat ou d’avoir des responsabilités au sein d’un syndicat.

Les recommandations de Human Rights Watch au gouvernement thaïlandais, à l’Union européenne, aux États-Unis et à d’autres acteurs peuvent être consultées ici.

« Personne ne devrait être dupe de règlementations qui font joli sur le papier mais qui ne sont pas correctement appliquées », a conclu Brad Adams. « Il est urgent que lUnion européenne et les États-Unis augmentent la pression sur la Thaïlande pour quelle protège les droits, la santé et la sécurité des pêcheurs. »

Témoignages de pêcheurs

« Quand je suis arrivé, je ne savais pas ce quil se passait. Ils mont juste enfermé, et cest seulement quand le bateau est arrivé au port que je me suis rendu compte que cest là que je devais travailler. Le 4, je suis allé remplir ma demande de carte rose, et le 5, jétais déjà sur le bateau. »
– Un rescapé birman de la traite des personnes, Bang Rin, province de Ranong, mars 2016

« Si je veux quitter mon travail ici, je dois demander la permission au patron. Certains employeurs nous laissent partir, mais dautres soutiennent que nous devons dabord payer nos dettes. Par exemple, si je peux payer 25 000 baht [762 USD] à un patron... il me laissera peut-être partir, mais sil nest pas satisfait... je serai obligé de payer tout ce quil exige. »
– Thet Phyo Lin, pêcheur birman, Mueang Pattani, province de Pattani, août 2016

« Tu ne peux pas partir, parce que si tu pars, tu ne seras jamais payé, et si tu veux partir à la fin, tu ne peux le faire que sils ty autorisent. À moins de ten aller sans ton argent et sans ta carte [rose], le seul moyen, cest dobtenir leur permission. » 
– Bien Vorn, pêcheur cambodgien, Mueang Rayong, province de Rayong, novembre 2016

« Ma carte rose, cest mon patron qui la. [Il la garde] parce que certains dentre nous se sont enfuis avant davoir remboursé leur dette. Certains employeurs pensent que nous allons perdre [les cartes] ou que nous allons nous enfuir. »
– Veseth San, pêcheur cambodgien, Mueang Rayong, province de Rayong, novembre 2016

« [Les agents thaïlandais] viennent, dix à la fois peut-être, dans un véhicule hommes et femmes. Ils nous demandent de nous mettre en rang, de montrer nos cartes roses, ils font lappel, nous levons la main, et ils sont déjà repartis. »
– Tong Seng, pêcheur cambodgien, Mueang Rayong, province de Rayong, novembre 2016

« Nous navons pas le temps de nous reposer vraiment. Par exemple, nous partons du port à 6 heures du matin, puis nous déployons les filets pour attraper le poisson, et après un petit moment nous remontons les prises. Et ainsi de suite, sans arrêt, jusquà tard dans la nuit, selon la quantité de poisson que nous attrapons. Du coup cest déjà le matin du jour suivant quand nous revenons au port. Mais à ce moment-là nous ne pouvons pas nous reposer car nous devons déjà commencer à décharger le poisson. »
– Sai Tun Aung Lwin, pêcheur birman, Ratsada, province de Phuket, mars 2016

« Cétait de la torture. Une fois, jétais tellement exténué que je suis tombé du bateau, mais ils mont remonté à bord. »
– Zin Min Thet, rescapé birman de la traite des personnes, Bang Rin, province de Ranong, mars 2016

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