(Tunis) – La refonte récente des lois régissant la liberté d’expression au Maroc a laissé en place les fameuses « lignes rouges », ainsi que d’autres dispositions en vertu desquelles on peut se retrouver en prison pour s’être exprimé de manière non violente, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
Le rapport de 36 pages, intitulé « Les lignes rouges restent rouges : Réforme des lois sur la liberté d’expression au Maroc » (rapport intégral en anglais, recommandations disponibles en français), compare les nouvelles lois avec celles qu’elles ont remplacées, et appelle le gouvernement récemment formé au Maroc, ainsi que le parlement élu en octobre 2016, à dépénaliser tous les délits relevant de l’expression non violente. En effet, si le nouveau code de la presse ne prévoit plus de peines de prison, le code pénal révisé en prévoit toujours, notamment pour les écrits ou discours publics « portant atteinte » à la monarchie, à la personne du roi, à l’islam et à l’« intégrité territoriale » du Maroc – des sujets sensibles, connus au Maroc sous l’expression « lignes rouges ».
« Abolir les peines de prison dans une loi pour les faire resurgir dans une autre, ce n’est pas ce qu’on appelle une réforme convaincante », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « S’exprimer pacifiquement ne doit plus être puni de prison au Maroc, point final. »
Ces dernières années, les tribunaux marocains ont emprisonné des journalistes et autres citoyens, notamment des rappeurs, pour avoir pacifiquement critiqué les autorités — et ce, en application du code de la presse comme du code pénal. Le nouveau code de la presse et de l’édition maintient la plupart des délits d’expression que prévoyait l’ancien code de 2002, formulés à l’identique ou légèrement modifiés ; mais il supprime les peines de prison tout en continuant à prévoir des amendes, ainsi que des ordonnances judiciaires de suspension des publications.
Le code pénal, en revanche, comporte dorénavant des articles qui punissent de prison le franchissement des « lignes rouges » — tout en maintenant les peines de prison qui y figuraient déjà pour d’autres « délits d’expression » : diffamation envers des corps constitués, insulte à agent public dans l’exercice de ses fonctions, incitation à la haine ou à la discrimination, et dénigrement de décisions judiciaires avec intention de porter atteinte à l’autorité ou à l’indépendance de la justice. Beaucoup de ces délits sont définis de manière très vague, ce qui accentue le risque de les voir utilisés par des juges pour réprimer la liberté d’expression.
Mustapha Khalfi, ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement de 2012 à 2016, assume la paternité du nouveau code de la presse et de l’édition. En réponse à une lettre de Human Rights Watch, Khalfi, aujourd’hui ministre délégué auprès du chef du gouvernement chargé des relations avec le parlement et la société civile, et porte-parole du gouvernement, présente plusieurs aspects de sa réforme comme des avancées — avec raison. Parmi ces aspects : le fait que la peine d’emprisonnement soit désormais optionnelle pour certains délits (alors que dans le code précédent, elle était obligatoire) ; le fait que certaines peines aient été réduites ; le fait que certains délits aient été définis avec plus de précision ; le fait que le gouvernement ne puisse plus saisir ou suspendre une publication sans ordonnance judiciaire ; et le fait que les accusés de diffamation aient plus de latitude pour se défendre face aux tribunaux, notamment en produisant des preuves à décharge. En outre, le nouveau code de la presse et de l’édition supprime totalement les peines de prison pour diffamation d’individus, et pour offense aux dirigeants et diplomates étrangers.
Dans sa lettre à Human Rights Watch, Khalfi défend aussi le fait que le code pénal punisse de prison certains propos non violents — conformément, argumente-t-il, aux lois internationales et aux lois de certains pays tiers qui pénalisent aussi, par exemple, l’insulte aux institutions de l’Etat.
Human Rights Watch rejette cet argument, car il contredit la lettre et l’esprit du droit international. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, organe de l’ONU habilité à interpreter le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (que le Maroc a ratifié en 1979) énonce ainsi : « dans le cadre du débat public concernant des personnalités publiques du domaine politique et des institutions publiques, le Pacte accorde une importance particulière à l’expression sans entraves. (...) Les États parties ne doivent pas interdire la critique à l’égard d’institutions telles que l’armée ou l’administration. »
Les articles de loi pénalisant l’insulte aux institutions étatiques ou les « atteintes » à l’islam ne peuvent en aucun cas se justifier par les conventions internationales, dont un objectif majeur est d’établir le droit à la liberté d’expression. Ces articles doivent être abolis, déclare Human Rights Watch.
Certaines restrictions à la liberté d’expression, comme celles relatives à l’apologie du terrorisme et à l’« incitation à porter atteinte à l’intégrité territoriale », sont en revanche fondées aux yeux du droit international. Mais les autorités marocaines doivent clarifier ces délits, et en circonscrire la définition à ce qui est indispensable au bon fonctionnement d’une société démocratique — par exemple l’interdiction, nécessaire, de l’incitation à la violence.
« À en croire le gouvernement marocain, le nouveau code de la presse est une grande avancée qu’il faut célébrer », a déclaré Sarah Leah Whitson. « Mais ce sera le cas quand plus personne au Maroc ne sera menacé de prison pour s’être exprimé pacifiquement. D’ici là, il n’y a pas vraiment de quoi se réjouir. »
--------------
À LIRE AUSSI :
TelQuel.ma LeDesk.ma (1) LeDesk.ma (2)
Yabiladi LeVif.be Jeune Afrique/AFP L’Orient Le Jour
H24Info.ma (réaction du ministre Khalfi)
El Watan 23.09.17 (étude de NOVACT)
TWEETS :