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Philippines : La police a falsifié des preuves pour des meurtres liés à la « guerre antidrogue »

Le président Duterte et de hauts responsables ont instigué une campagne susceptible de constituer un crime contre l’humanité

(Manille) – La police des Philippines falsifie des preuves pour justifier des exécutions extrajudiciaires dans le cadre de la « guerre contre la drogue » qui a déjà fait plus de 7 000 morts, a affirmé aujourd’hui Human Rights Watch dans un nouveau rapport. Le président Rodrigo Duterte et d’autres hauts responsables ont fomenté et incité au meurtre de personnes en majorité pauvres, principalement dans les zones urbaines, dans le cadre d’une campagne susceptible de constituer un crime contre l’humanité.

Les Nations Unies devraient lancer d’urgence une enquête internationale indépendante sur ces meurtres afin d’identifier les responsables, et mettre en place des mécanismes  permettant de les traduire en justice, a ajouté Human Rights Watch.
« Notre enquête sur la “guerre contre la drogue” menée aux Philippines révèle que des policiers tuent fréquemment de sang-froid des suspects dans des affaires de drogue, puis couvrent leurs crimes en plaçant de la drogue et des armes à feu sur les lieux », a déclaré Peter Bouckaert, directeur de la division Urgences chez Human Rights Watch et auteur de ce rapport. « Le rôle du Président Duterte dans ces meurtres fait de lui le principal responsable de la mort de milliers de personnes. »

Le rapport de 117 pages, intitulé « “License to Kill: Philippine Police Killings in Duterte’s “War on Drugs” »Permis de tuer”: Meurtres commis par les policiers philippins dans le cadre de la guerre anti-drogue de Duterte ») montre que la police nationale philippine commet régulièrement des assassinats extrajudiciaires de suspects dans des affaires de drogue, pour ensuite invoquer à tort la légitime défense. Les policiers placent des armes à feu, des munitions usagées et des paquets de drogue sur les corps de leurs victimes, pour faire croire à leur implication dans des activités liées à la drogue. Des hommes armés masqués qui ont pris part aux assassinats semblent travailler en étroite collaboration avec la police, ce qui jette le doute sur le discours du gouvernement affirmant que la majorité des meurtres ont été commis par des membres de groupes d’auto-défense ou des gangs rivaux de trafiquants de drogue. Dans de nombreux cas sur lesquels Human Rights Watch a enquêté, des suspects gardés à vue par la police ont ensuite été retrouvés morts et cette dernière les a classés comme « cadavres trouvés » ou « décès faisant l’objet d’une enquête ». Il n’y a eu de véritable enquête sur aucun des assassinats de la « guerre contre la drogue », et encore moins de poursuites judiciaires.  

Le rapport s’appuie principalement sur des entretiens réalisés dans la zone du Grand Manille avec 28 parents de victimes et témoins d’assassinats commis par la police, de même qu’avec des journalistes et des défenseurs des droits humains. Il fait également référence à des comptes-rendus initiaux de police relatifs aux meurtres, qui sont systématiquement contredits par les recherches menées par Human Rights Watch sur le terrain.

Jayson Asuncion, un homme philippin de 37 ans qui s'est rendu à la police après avoir reconnu sa consommation de la drogue « shabu » (méthamphétamine) durant plusieurs années, photographié le 15 septembre 2016. © 2016 Carlo Gabuco pour Human Rights Watch

Depuis son entrée en fonction le 30 juin 2016, Rodrigo Duterte et d’autres hauts responsables se sont prononcés publiquement en faveur d’une campagne nationale pour tuer les trafiquants et usagers de drogue, tout en niant ou en minimisant le caractère illégal de l’action de la police. Par exemple, le 6 août, Duterte a menacé les trafiquants de drogue : « L’ordre que j’ai donné, c’est de tirer pour vous tuer. Je me moque des droits humains, vous feriez mieux de me croire. » Il s’est félicité de la forte hausse du nombre de personnes tuées par la police, en tant que preuve de la « réussite » de sa « guerre contre la drogue ».

Human Rights Watch a enquêté sur 24 incidents qui ont causé la mort de 32 personnes. Ils ont généralement eu lieu tard le soir, dans la rue ou dans les abris informels de bidonvilles urbains. Des témoins ont raconté à Human Rights Watch que les agresseurs armés opéraient en petits groupes. Ils étaient généralement en civil, vêtus de noir, et dissimulaient leurs visages sous des cagoules ou autres couvre-chefs du même genre, ou encore des masques, des casquettes de baseball ou des casques. Les agresseurs cognaient aux portes avant de faire irruption dans les cabanes, mais refusaient de s’identifier ou de présenter un mandat. Les parents ont raconté avoir entendu des coups et leurs proches qui suppliaient qu’on leur laisse la vie sauve. Dans certains cas, les victimes étaient abattues immédiatement, derrière des portes closes ou dans la rue ; dans d’autres, les hommes armés emmenaient le suspect, on entendait des coups de feu quelques instants plus tard, et les habitants retrouvaient le corps ; dans d’autres cas encore, les agresseurs se débarrassaient du cadavre plus tard, ailleurs, parfois avec les mains liées ou la tête enveloppée dans du plastique. Les habitants du coin ont souvent affirmé avoir vu des policiers en uniforme aux environs du lieu où s’était déroulé l’incident, en train de sécuriser le périmètre. Ils ont dit aussi que des enquêteurs de la brigade criminelle spéciale, invisibles avant les meurtres, arrivaient juste quelques instants après.

« Sous couvert d’opérations anti-drogue, la police philippine a tué des milliers de Philippins, sous l’impulsion de Duterte », a affirmé Peter Bouckaert. « De nombreux meurtres de suspects dans des affaires de drogue ont obéi au même rituel macabre, ce qui indique une situation d’exactions policières systématiques. »

Duterte a souvent défini sa guerre antidrogue comme une lutte contre les « seigneurs de la drogue » et les « revendeurs de drogue ». Pourtant, dans les exemples sur lesquels Human Rights Watch a enquêté, les victimes d’assassinats liés à la drogue étaient tous pauvres, à l’exception d’un cas de méprise sur l’identité d’une personne, et beaucoup d’entre eux étaient des usagers présumés, et non des dealers. Presque tous étaient chômeurs ou avaient des emplois subalternes, comme conducteurs de rickshaw ou porteurs, et ils vivaient dans des bidonvilles ou des campements informels.

Les autorités philippines n’ont engagé aucune enquête sérieuse sur les assassinats commis dans le cadre de la guerre contre la drogue, qu’ils aient été perpétrés par des policiers ou des « hommes armés non identifiés », selon Human Rights Watch. Bien que la police nationale philippine ait classé au total 922 meurtres comme « procédures closes », il n’y a aucune preuve que ces enquêtes aient abouti à des arrestations et des poursuites contre les coupables.

Des membres d’une unité d’enquête de la police philippine photographiés près du pont Jones Bridge dans le quartier de Binondo, à Manille, le 5 décembre 2016, près des corps de trois hommes– Cyril Raymundo, Eduardo Aquino et Edgar Cumbis – suspectés de trafic de drogue et abattus par la police lors d’une opération « achat-arrestation » (« buy-bust »). © 2016 Carlo Gabuco pour Human Rights Watch

Le 30 janvier, le gouvernement a annoncé une suspension temporaire des opérations policières anti-drogue, suites aux révélations relatives au meurtre brutal d’un homme d’affaire sud-coréen qui aurait été assassiné par des agents de la police anti-drogue. Le lendemain, Duterte a ordonné aux forces armées philippines de pallier à cette suspension des opérations policières en se positionnant en première ligne de la campagne anti-drogue. Duterte a juré publiquement qu’il poursuivrait  sa campagne anti-drogue jusqu’à la fin de son mandat présidentiel en 2022.

Duterte et ses premiers subordonnés pourraient être considérés pénalement responsables aux Philippines ou devant un tribunal étranger, pour leur rôle dans ces assassinats, a déclaré Human Rights Watch. A l’heure actuelle, aucune preuve ne montre que Duterte a planifié ou ordonné tel ou tel assassinat extrajudiciaire, mais ses appels répétés aux meurtres dans le cadre de sa campagne anti-drogue pourraient constituer des actes d’incitation des forces de l’ordre à commettre des assassinats. Ses déclarations encourageant la population au sens large à commettre des violences dans le cadre d’opérations d’auto-défense, contre les usagers de drogue présumés, pourrait constituer une incitation au crime.

Duterte, des hauts responsables et d’autres personnes impliquées dans les assassinats illégaux pourraient également être tenus responsables de crimes contre l’humanité, qui se définissent comme des crimes graves commis dans le cadre d’attaques généralisées ou systématiques contre une population civile. Les agressions mortelles nombreuses et apparemment organisées contre un groupe publiquement désigné comme cible, celui des suspects dans des affaires de drogue, pourraient représenter des crimes contre l’humanité, ainsi que les définit la Cour pénale internationale, dont les Philippines sont membres.

En tant que président, Rodrigo Duterte a la responsabilité légale d’ordonner publiquement aux forces de sécurité de l’Etat de mettre fin à leur campagne d’exécutions extrajudiciaires de dealers et usagers de drogue présumés. Le Bureau national des enquêtes et le Bureau du défenseur du peuple devraient enquêter de façon impartiale sur les assassinats et engager des poursuites contre tous les responsables. Le Congrès philippin devrait tenir des sessions complètes sur cette question et adopter des mesures pour prévenir d’autres assassinats. Les pays bailleurs des Philippines devraient supprimer toute aide à la police nationale philippine, jusqu’à ce que les meurtres cessent et que de véritables enquêtes soient engagées, et devraient envisager de réaffecter cette aide à des programmes communautaires de réduction des risques adaptés et efficaces.

« Il serait plus juste de qualifier ce que Duterte appelle “guerre contre la drogue” de crimes contre l’humanité ciblant les pauvres des zones urbaines », a affirmé Peter Bouckaert. « Que ce soit l’indignation locale, des pressions au niveau mondial, ou une enquête internationale qui mettent un terme à ces assassinats, un jour cela cessera, et les responsables seront traduits en justice. » 

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Sélection de témoignages issus du rapport

L’après-midi du 14 octobre 2016, à Manille, quatre hommes armés masqués ont fait irruption au domicile de Paquito Mejos, un père de cinq enfants âgés de 53 ans, qui travaillait comme électricien sur des chantiers. Usager occasionnel de shabu, un type de méthamphétamine, Mejos s’était présenté de lui-même aux autorités locales deux jours plus tôt, après avoir appris qu’il figurait sur une « liste rouge » de suspects dans des affaires de drogue. Les hommes armés ont demandé à voir Mejos, qui faisait une sieste à l’étage. « Quand je les ai vu monter avec leurs armes », a raconté un proche, « je leur ai dit : “mais il s’est déjà rendu aux autorités !” Ils m’ont dit de me taire, et que sinon je serai le prochain. »   
Deux coups de feu ont retenti. Les enquêteurs de police sont arrivés quelques instants plus tard, et les hommes armés les assistaient. Dans leur rapport, les policiers ont désigné Mejos comme « revendeur de drogue présumé » et ont noté qu’il « avait pointé son arme [sur les agents] mais que les policiers avaient réussi à tirer les premiers, le touchant au corps et provoquant son décès sur le coup. » Ils ont affirmé avoir trouvé un paquet de shabu avec une arme de poing. « Mais Paquito n’a jamais eu d’arme, » a affirmé le proche qui témoignait. « Et il n’avait pas de shabu ce jour-là. »

Le corps d'un homme suspecté de trafic de drogue et abattu par la police après un échange de tirs – selon la police – à Caloocan, dans la province de Manille, le 9 septembre 2016. © 2016 Carlo Gabuco pour Human Rights Watch

Un responsable du barangay (quartier) a dit à Rogie Sebastian, 32 ans, de se rendre à la police parce qu’il figurait sur la « liste rouge » comme usager de drogues. Il avait arrêté de se droguer plusieurs auparavant, et ne s’est donc pas présenté à la police. Deux semaines plus tard, trois hommes armés masqués portant des gilets pare-balle se sont présentés chez lui à Manille et lui ont mis les menottes. « J’entendais Rogie les supplier de l’épargner depuis l’extérieur », a raconté un proche. « On pleurait et les autres hommes armés ont menacé de nous tuer aussi. » Un voisin a raconté : « J’ai entendu les coups de feu. Il y avait aussi des policiers en uniforme dehors, ils ne sont pas rentrés dans la maison. Mais les trois assassins en civil sont venus et repartis en moto sans aucune intervention des agents en uniforme. »  

Cinq hommes masqués et armés ont pénétré de force dans une maison de la province de Bulacan, où Oliver Dela Cruz, 43 ans, jouait aux cartes. Un proche a raconté : « [On] l’a vu à genoux, en position pour se rendre. Les hommes l’ont attrapé et l’ont projeté plusieurs fois contre un mur de béton, puis ils l’ont jeté … dehors. Nous avons vu les tirs, nous étions juste là. Le visage d’Oliver saignait à cause des coups, et il les suppliait d’avoir pitié de lui quand ils l’ont abattu. »  

Après l’assassinat d’Ogie Sumangue, 19 ans, à Manille, des policiers en uniforme ont montré son cadavre à ses proches, dans leur maison et avec à côté un pistolet calibre .45. Des membres de sa famille ont affirmé que Sumangue ne possédait pas d’arme et n’avait pas les moyens d’en avoir une, et qu’il était donc impossible qu’il ait tenté de tirer sur les policiers. « Il n’arrivait même pas à payer le loyer », a déclaré un proche. « C’était sa sœur qui payait pour lui. » 

Six hommes armés masqués ont fait irruption dans une maison de Manille où un petit groupe de personnes, parmi lesquelles plusieurs adolescents, regardait la télévision.  Les hommes ont interpellés et frappés Aljon Mesa et Jimboy Bolasa, suspects dans des affaires de drogue, puis les ont emmenés en moto. Une demi-heure plus tard, après une information donnée par un policier en uniforme, leurs proches se sont précipités vers un pont du voisinage où ils ont découvert les cadavres d’Aljon et de Bolasa, présentant tous les deux des blessures par balle à la tête, et les mains attachées avec du tissu. Les hommes armés étaient toujours sur place, tandis que des policiers en uniforme bouclaient le périmètre. Le rapport de police, intitulé « cadavres trouvés », affirme qu’un « citoyen responsable » aurait averti la police de la présence des deux cadavres. 

Une semaine après le meurtre d’Aljon Mesa, 10 officiers de police, dont certains habillés en civil, ont arrêté son frère Danilo et l’ont emmené au bureau du barangay local. Ce soir-là, des hommes armés masqués l’ont enlevé dans le bureau du barangay ; peu de temps après, son corps a été retrouvé sous un pont à une rue de là. Ses proches ont raconté que sa tête avait été entièrement enveloppée de ruban adhésif d’emballage, et qu’il avait les mains attachées dans le dos. On l’avait abattu d’une balle dans la bouche, à la manière d’une exécution.

Les parents d’Edward Sentorias, 34 ans, un père de trois enfants sans emploi tué par des policiers à Manille, ont déclaré qu’ils n’avaient aucun espoir qu’il puisse y avoir une enquête de police : « J’ai vu l’un des policiers entrer avec une valise en aluminium … [Il a] sorti le pistolet et des sachets [de shabu] et les a placés là [près du corps de Sentorias]. Je suis retourné d’où je venais, et j’étais complètement sous le choc. Je ne pouvais même pas me plaindre. Si nous allons nous plaindre, quelles chances avons-nous face aux autorités ? »

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