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Kenya : Les interminables souffrances des victimes de viol

Le gouvernement devrait apporter des réparations aux victimes des violences post-électorales et leur garantir la justice

(Nairobi) – Des centaines de femmes et de jeunes filles violées au cours des violences post-électorales de 2007-2008 au Kenya souffrent toujours de graves problèmes de santé physique et psychologique dévastateurs, ainsi que de la pauvreté et de l'exclusion sociale, a affirmé Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Le gouvernement kényan a échoué à apporter une aide de base et des réparations à ces victimes de viol. 

Le rapport de 104 pages, intitulé « “I Just Sit and Wait to Die”: Reparations for Survivors of Kenya’s 2007-2008 Post Election Sexual Violence » (« “J’attends simplement de mourir” : Réparations dues aux victimes des violences sexuelles post-électorales de 2007-2008 au Kenya »), s'appuie sur des entretiens menés auprès de 163 femmes et jeunes filles, neuf victimes masculines, et des témoins de viols et d'autres violences sexuelles perpétrées au cours de la période post-électorale. Human Rights Watch a constaté que la plupart des survivantes interrogées manquaient toujours cruellement de soins médicaux, ce qui les empêche de travailler ou de suivre une éducation, renforçant encore la pauvreté et la faim dont elles souffrent. Le gouvernement a récemment promis des réparations, qui devraient être définies en consultation avec les victimes de violences sexuelles, afin de garantir la pleine intégration de ces dernières dans tous les programmes.

« Cela a été un choc de découvrir le nombre de survivantes qui sont malades, vivent dans la pauvreté et sont stigmatisées, ignorées, et souvent rejetées au lieu de recevoir de l'aide du gouvernement », a déclaré Agnes Odhiambo, chercheuse senior sur l’Afrique auprès de la division Droits des femmes à Human Rights Watch. « Les engagements récents pris par le Président Uhuru Kenyatta représentent une opportunité cruciale de répondre aux besoins des victimes des violences sexuelles post-électorales au Kenya. » 
Fatma W., une jeune femme kényane  avec son fils de 7 ans, né d'un viol. Fatma avait 17 ans quand elle a subi dans son domicile à Nairobi un viol collectif commis par trois hommes qui accusaient sa famille d’héberger des hommes appartenant à une tribu « ennemie ». Fatma a cessé d'aller à l'école suite au viol, et a expliqué que ses voisins stigmatisent son fils parce qu'il est né d'un viol. © 2015 Samer Muscati/Human Rights Watch

 
 
Les violences qui ont éclaté après l'élection présidentielle contestée de 2007 se sont manifestées notamment par des massacres et représailles inter-ethniques, commis par des partisans des partis au pouvoir comme d'opposition, ainsi que par le recours excessif à la force par la police lors de la répression des manifestations. Ces événements ont fait 1 133 morts et ont provoqué le déplacement d'environ 600 000 personnes. Selon les autorités, il y a eu au moins 900 cas de violences sexuelles, mais ce chiffre est probablement sous-estimé.
 
La majorité des personnes interrogées avaient subi des viols brutaux pendant ces événements, dans la plupart des cas des viols collectifs impliquant plus de quatre agresseurs – plus de dix dans quelques cas. Ces femmes ont raconté avoir été pénétrées avec des armes à feu, des bâtons, des bouteilles et d'autres objets. Beaucoup d'entre elles ont été violées en présence de membres de leur famille, y compris de jeunes enfants. Des hommes et des jeunes garçons ont également été violés, ou circoncis, ou encore castrés de force. Parmi les agresseurs figuraient des agents des forces de sécurité kényanes comme des civils, et des membres de milices. 

« J'ai été violée par cinq hommes – ils me frappaient, écartaient mes jambes, » a raconté Njeri N., qui souffre d'une fistule traumatique, blessure qui provoque régulièrement des fuites urinaires et d'excréments, et qui conserve une jambe abîmée et des douleurs dans le dos. « J'ai eu tellement mal. J'ai du mal à contrôler mon urine. J'ai tellement honte. »
Cela a été un choc de découvrir le nombre de survivantes qui sont malades, vivent dans la pauvreté et sont stigmatisées, ignorées, et souvent rejetées au lieu de recevoir de l'aide du gouvernement. Les engagements récents pris par le Président Uhuru Kenyatta représentent une opportunité cruciale de répondre aux besoins des victimes des violences sexuelles post-électorales au Kenya.
Agnes Odhiambo

chercheuse senior sur l’Afrique auprès de la division Droits des femmes


Le gouvernement kényan a offert de maigres compensations aux personnes déplacées ou qui avaient perdu leurs biens, leur versant une somme d'argent, et leur fournissant un logement et des terres. Les victimes de viols et d’autres violences sexuelles ont été globalement exclues, et peu d'efforts ont été fait pour répondre à leurs besoins spécifiques, qu'ils soient médicaux ou autres. 

En mars 2015, le Président Kenyatta a annoncé la création d'un fond de 10 milliards de shillings kényans (soit 9,8 million de dollars ou 8,7 millions d'euros) pour apporter une « justice réparatrice » aux victimes. Cette initiative peut représenter une opportunité cruciale pour les victimes de viol et de violences sexuelles, si elles et leurs besoins sont correctement reconnus et que les réparations sont définies conformément aux normes et aux bonnes pratiques internationales, a déclaré Human Rights Watch. Le gouvernement kényan doit rechercher en priorité les survivantes qui ont besoin de soins médicaux urgents, et adopter des politiques pour leur garantir un accès à des services médicaux et psychosociaux gratuits, sur une base volontaire.

Les victimes qui témoignent, qu'elles aient ou non été reconnues en tant que telles lors de procédures judiciaires abouties, devraient obtenir une reconnaissance, des restitutions, et des garanties de protection contre de telles violences à l'avenir. Le fond ne devrait pas être utilisé par le gouvernement pour esquiver toute responsabilité pénale.

Certaines femmes et jeunes filles ont été contaminées par le VIH et d'autres maladies sexuellement transmissibles, mais sont trop pauvres pour se déplacer afin d'obtenir un traitement gratuit, ou pour accéder à une alimentation suffisante lorsqu'elles le prennent.

Les conséquences des agressions en termes de santé mentale ont détruit des vies. Dans presque tous les cas, les survivantes ont exprimé un profond sentiment de désespoir, de haine de soi, de honte, de colère et de tristesse, très souvent renforcé par leur isolement, en raison de leur stigmatisation en tant que victimes de viol. Certaines ont envisagé de se suicider. Le gouvernement ne leur apporte pas les services de soutien psychosocial nécessaires.

Les femmes et les jeunes filles ont également dû faire face à des problèmes sociaux ou familiaux d'isolement et de rejet, conséquences directes des viols et autres agressions. Nombre d’entre elles subissent des violences verbales ou physiques de la part de leur mari ou d'autres membres de leur famille.

Parmi les femmes interviewées, 37 ont déclaré être tombées enceintes à la suite d'un viol. La plupart ont donné naissance à des bébés, car l’avortement est illégal et considéré comme immoral au Kenya. Ces femmes doivent souvent gérer  l’ambiguïté de leurs sentiments ou leur colère vis-à-vis de ces enfants, qui subissent eux-mêmes la stigmatisation, le rejet, et les violences physiques et verbales infligées par leurs familles. Certains enfants ont également fait l'objet de discriminations au moment d'obtenir leur certificat de naissance, puisque leur mère ne pouvait pas préciser le nom du père. Il n'y a eu pratiquement aucune prise en compte de ces femmes, de leurs enfants et de leurs besoins spécifiques de la part du gouvernement ou d'autres acteurs. La justice et le processus de réparations devrait également traiter ces besoins. 

Seules quelques rares personnes ont été poursuivies pour les violences sexuelles perpétrées pendant la crise post-électorale. Le parlement n'a pas encore adopté un rapport de la Commission Vérité, justice et réconciliation achevé en 2013. Les résultats d'une enquête sur les mauvais comportements des policiers au cours des violences post-électorales, y compris des cas d'abus sexuels, n'ont jamais été rendus publics.

« Le gouvernement kényan a esquivé ses responsabilités vis-à-vis des victimes de violences sexuelles de la période post-élection », a souligné Agnès Odhiambo. « Il est crucial que le gouvernement programme minutieusement et exécute un plan de réparations destiné à ces victimes, afin d'alléger leurs souffrances. »

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Sélection de témoignages issus du rapport :

Je saignais et mon corps tout entier me faisait mal. Plus tard, j'ai réalisé que de l'urine coulait toute seule… Encore aujourd'hui, je ne me sens pas en paix. Mon corps n'est plus le même. Si je suis pressé, l'urine coule toute seule. Parfois j'ai des sécrétions sales et malodorantes qui sortent de mon vagin. J'ai mal dans le bas du ventre. J'ai de sévères douleurs dans le dos. Quand j'accomplis des tâches physiques, la douleur dans le dos et l'urine sont insupportables. Il y a des fois où je ne peux même plus me pencher. Mes genoux et mes chevilles me font mal. Mes hanches me font mal.  J'ai mal quand j'urine et parfois j'ai des plaies de ce côté [dans la zone vaginale]. Parfois il y a du pus qui sort. Je vais au dispensaire pour me faire soigner mais je ne vois aucune amélioration. Ils me donnent des médicaments anti-douleur et me disent que l'urine va s'arrêter de couler. Je ne suis pas allée dans un grand hôpital parce que je n'ai pas d'argent. J'ai tellement honte. Je me sens désespérée. J’attends simplement de mourir.

   ~ Apiyo P., 53 ans, victime d'un viol collectif brutal perpétré par quatre hommes qui l'ont d'abord battue jusqu'à ce qu'elle perde conscience. Son mari a été tué dans les violences. Siaya; 18 novembre 2014.

C'était le 5 janvier 2008. Dix agents de l'USG [Unité des Services Généraux] sont venus chez nous. Ils ont demandé nos noms, et chacun le leur a donné. Sans dire un mot, ils ont asséné un coup de machette à mon père, sur le cou, et il est tombé. Ils nous ont giflées et je crois que j'ai perdu connaissance. Quand je suis revenue à moi, j'ai réalisé que j'avais été violée. J'avais 16 ans et … ma sœur avait 18 ans…. Nous sommes restées dans la maison pendant trois jours avant de réussir à appeler à l'aide, avec le cadavre de mon père qui gisait là. Nous avons abandonné le corps de mon père et tous nos biens dans la maison. Nous n'y sommes jamais retournées. Nous n'avons pas d'endroit où vivre. Ma sœur est tombée enceinte à la suite du viol et a un enfant. Nous avons toutes les deux arrêté l'école car il n'y avait personne pour payer nos frais de scolarité. Le viol m'a gravement affectée. C'est en moi, et cela refuse de disparaître… Je mets du temps à m'endormir parce que les souvenirs du viol et d'avoir vu mon père se faire tuer m'envahissent l'esprit. Je pleure beaucoup. J'ai des pensées suicidaires. J'ai l'impression que je ne vaux plus rien.

   ~ Achieng Y.; Nairobi; 14 novembre 2014.

Ils m'ont dit que j'étais riche et que je leur volais leurs richesses ; à vivre dans leur communauté …. Ils ont dit qu'ils allaient me donner une leçon. Ils ont battu et violé mes deux filles ; ils étaient si nombreux. Puis ils m'ont dit de violer mes enfants. J'ai refusé. Ils m'ont frappé avec une barre de métal et j'ai perdu plusieurs dents …. Ils m'ont brisé le menton…. J'ai eu une petite fracture au crâne. Ils m'ont fait une chose terrible. Ils ont fait de moi leur femme ; ils ont fait de moi un homosexuel. Ils m'ont enlevé tous mes vêtements et sont [partis] avec…. Une de mes filles a été contaminée par le VIH suite au viol. Elle est morte en juin 2014. Elle a croisé un de ses violeurs, est tombée en état de choc et ne s'en est jamais remise. L'autre avait été brutalement battue et avait reçu une flèche empoisonnée. On lui a amputé la jambe, mais elle est restée mal en point et est morte en mai 2015.

   ~ Mwangi N., 83 ans ; Naivasha; 9 novembre 2014 et 6 octobre 2015.

J'ai maltraité Brooklyn [sa fille] et j'ai même essayé de me suicider. Une fois j'avais prévu d'aller [au marché de] Gikomba et de l'abandonner là-bas. J'ai tellement maltraitée Brooklyn qu'elle est désormais très en retard à l'école et que c'est une enfant extrêmement craintive. Elle a peur de moi …. Quand je n'avais pas à manger ou autre chose, je la battais. Je lui disais : « Je serai très contente si tu mourrais. Pourquoi ne peux-tu pas simplement mourir et me laisser seule ? » Elle a une cicatrice sur le poignet gauche et la cuisse droite, là où je l'ai tailladée avec un rasoir. Je voulais la punir, pour qu'elle ne me fasse pas de mal en me demandant à manger. J'ai commencé à la battre quand elle était toute petite, même pas un an. Mais je m'en fichais.

   ~ Adhiambo E., violée en décembre 2007 à l'âge de 17 ans. Elle élève une fille née de ce viol.  Nairobi; 5 octobre 2015.

Après le viol, mon mari a changé et refusait de dormir dans la même chambre que moi. Il me frappait, me disait d'aller voir mes maris de l’ethnie Kalenjin. Il se moquait de moi : « Tu ne sers à rien ; tu ferais mieux de mourir. Je ne veux même pas te toucher. » De nombreuses fois, il m'a chassée de la maison. Il séduisait des filles au centre commercial et les ramenaient chez nous. Mon mari a parlé du viol à sa famille, et maintenant ils me méprisent. Mon mari est mort cette année [2014] et ses frères veulent me prendre mes terres. Si cela se produit, je n'aurai nulle part où aller.

   ~ Nyawira P.; Nakuru; 17 novembre 2014.

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À lire aussi :

Le Monde 05.02.16 – article de Bruno Meyerfeld

 

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