(Londres, le 24 juillet 2014) – Les arrêts historiques qu’a pris la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à l’encontre de la Pologne le 24 juillet 2014 soulignent la nécessité d’élargir la recherche des responsabilités quant à l'implication de pays européens dans les abus de l’agence américaine de renseignement (Central Intelligence Agency, CIA) au titre de sa lutte antiterroriste, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. La CEDH a conclu que la Pologne était complice dans la remise, la détention secrète et la torture de deux suspects de terrorisme.
Dans ses arrêts sur deux affaires liées, Al Nashiri c. Pologne et Husayn (Abu Zubaydah) c. Pologne, la Cour européenne a estimé que les autorités polonaises savaient que la CIA () avait utilisé leur territoire entre 2002 et 2003 pour des opérations de transfèrement et de détention secrète et que les techniques d’interrogatoire de la CIA pratiquées en Pologne et ailleurs s’apparentaient à de la torture. Les deux hommes sont actuellement détenus par les États-Unis à Guantanamo Bay.
« La Cour européenne des droits de l’homme a affirmé clairement que la Pologne partageait la responsabilité des abus commis par la CIA sur son territoire dans le cadre de la lutte antiterroriste », a expliqué Benjamin Ward, directeur adjoint de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Ceci rappelle que la Pologne et d’autres États européens n’ont pas enquêté correctement sur leur implication dans les actes de torture, transfèrements et détentions secrètes de la CIA. »
L’existence, en Pologne, d’un site de détention secret de la CIA avait d’abord été révélée par Human Rights Watch en 2005, puis confirmée par le Conseil de l’Europe en 2007.
La CEDH a estimé que la Pologne devait savoir que des actes de torture avaient lieu sur son territoire et n’aurait pas dû autoriser que les deux hommes soient transférés de Pologne vers des destinations étrangères car ils risquaient d'y être torturés à nouveau.
La Commission de renseignement du Sénat américain (Senate Intelligence Committee) a terminé un rapport de 6 300 pages sur le programme de torture de la CIA, mais ce document n’a pas été divulgué. Un document de synthèse devrait être rendu public cet été. Les noms de pays précis où des personnes ont été détenues, y compris la Pologne, ne figureront pas dans la version publique, d’après certains médias.
La Pologne n’est pas le seul pays d’Europe compromis dans le programme de transfèrements de la CIA. Des éléments crédibles présentés par les Nations Unies, le Parlement européen et le Conseil de l’Europe montrent que de nombreux autres pays européens – l’Allemagne, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, l’Irlande, l’Italie, la Lituanie, la Macédoine, la Roumanie, le Royaume-Uni et la Suède, notamment – sont impliqués à divers degrés.
Parmi ceux-ci, seule l’Italie a poursuivi toute personne en lien avec ce programme, condamnant deux Italiens et, par contumace, 23 agents américains pour l’enlèvement d’un Égyptien. En 2012, la CEDH a jugé que la responsabilité de la Macédoine était engagée dans l’enlèvement et le transfert illégal de Khaled Al-Masri.
Depuis que le président Barack Obama a déclaré en 2009 que les Américains devaient « se tourner vers l’avenir, et non revenir sur le passé », personne aux États-Unis n’a été poursuivi pour implication dans des actes de torture ou autres mauvais traitements dans le cadre du programme de la CIA.
Le gouvernement polonais a tenté de contester la procédure, prétextant que des enquêtes pénales étaient en cours depuis 2008 sous l’autorité d’un procureur polonais. La Cour européenne a estimé que ces investigations étaient insuffisantes pour satisfaire à l’obligation fixée par la Convention européenne des droits de l’Homme quant à une enquête prompte et efficace en cas d’allégation de torture. Human Rights Watch a déclaré qu’il faudrait maintenant que ces enquêtes pénales soient intensifiées et que tout responsable identifié rende des comptes.
La Cour européenne a conclu à la responsabilité de la Pologne dans la violation du droit des deux hommes à un procès équitable et au respect de leur vie familiale, du fait de leur détention au secret. Dans le cas d’Al Nashiri, qui doit être jugé par une commission militaire américaine et encourt la peine de mort en cas de condamnation, la CEDH a jugé qu’il y avait violation du droit à la vie et de l’abolition de la peine de mort. Elle a également conclu à un risque réel que le procès d’Al Nashiri devant la commission militaire constitue un déni de justice flagrant.
Le nouvel arrêt de la CEDH ordonne à la Pologne de rechercher des assurances auprès du gouvernement américain dans l’affaire d’Al Nashiri, afin que ce dernier ne soit pas condamné à mort. La CEDH a également ordonné le versement de100 000 euros de dommages à chacun des deux hommes.
« La grande majorité des victimes des abus de la lutte antiterroriste américaine et européenne est toujours en attente de justice », a conclu Benjamin Ward. « Il est grand temps que les responsables rendent des comptes des deux côtés de l’Atlantique. »