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Yémen : Des migrants détenus dans des « camps de torture »

Les trafiquants d’êtres humains et les agents de l’État impliqués dans les exactions doivent répondre de leurs actes

(Sanaa) – Au Yémen, des trafiquants d’êtres humains agissant avec la complicité de responsables locaux retiennent des migrants africains dans des camps de détention, les torturant pour extorquer de l’argent à leurs familles, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Les victimes meurent parfois des suites des tortures infligées. Le gouvernement yéménite devrait mener des enquêtes rigoureuses et engager des poursuites à l’encontre des trafiquants d’êtres humains et des membres des forces de sécurité impliqués dans ces exactions.

Le rapport de 82 pages, intitulé « ‘Yemen’s Torture Camps’: Abuse of Migrants by Human Traffickers in a Climate of Impunity » (« Camps de torture au Yémen : Sévices commis sur des migrants par des trafiquants d’êtres humains dans un climat d’impunité »), décrit les souffrances endurées par des migrants, dont la plupart proviennent de la Corne de l’Afrique, qui tentent de transiter par le Yémen afin de se rendre en Arabie saoudite pour travailler. Human Rights Watch a établi que diverses agences de sécurité yéménites opérant dans la ville frontalière d’Haradh, où existent des dizaines de camps, ainsi qu’à des postes de contrôle, permettent à l’industrie de la traite des êtres humains de prospérer, sans guère d’intervention du gouvernement.

« Les trafiquants détiennent des migrants africains dans des « camps de torture » en vue d’extorquer de l’argent à leurs familles, alors que celles-ci sont déjà confrontées à une grande pauvreté », a expliqué Eric Goldstein, directeur adjoint de la Division Moyen-Orient et Afrique du Nord. « Lorsque vous voyez des trafiquants embarquer au grand jour des personnes dans des camions en plein centre d’Haradh, vous savez que les autorités ferment les yeux. »
 

Dans les semaines à venir, le parlement yéménite doit débattre d’un projet de loi relatif à la lutte contre la traite des êtres humains qui pourrait renforcer la protection des migrants et faciliter l’engagement de poursuites à l’encontre des trafiquants et des agents de l’État complices. La loi proposée devrait s’aligner sur les normes internationales en criminalisant la traite des êtres humains. Elle devrait également accroître la capacité du gouvernement à détecter et à prévenir la traite aux frontières, a souligné Human Rights Watch.

Les trafiquants d’êtres humains ont construit ces camps au cours des dernières années. Ils ramassent les migrants lorsqu’ils arrivent en bateau sur la côte ou les « achètent » à des agents de la sécurité et des officiers de l’armée aux postes de contrôle, faisant payer une rétribution aux migrants en leur promettant de les conduire en Arabie saoudite ou dans d’autres riches pays du Golfe pour y chercher du travail. Dans ces camps, les trafiquants infligent des sévices et des souffrances aux migrants afin d’extorquer de l’argent à leurs familles restées au pays ou à des amis qui travaillent déjà à l’étranger.

Hormis quelques raids menés par le gouvernement yéménite en 2013, les autorités ne se sont guère efforcées de mettre un terme à la traite des êtres humains. Les agents de l’État ont plus souvent averti les trafiquants des raids qui allaient être menés, se sont abstenus d’engager des poursuites et ont libéré ceux qui avaient été arrêtés. Dans certains cas, ils ont activement aidé les trafiquants à capturer les migrants et à les maintenir en détention.

Human Rights Watch a interrogé 18 migrants de sexe masculin originaires d’Éthiopie et 10 trafiquants et passeurs, ainsi que des responsables gouvernementaux, des militants, des diplomates, des travailleurs humanitaires, des professionnels de la santé et des journalistes entre juin 2012 et mars 2014.

 



Les migrants ont décrit les effroyables mauvais traitements infligés dans les camps. Les passages à tabac sont monnaie courante. Un homme a expliqué avoir vu crever les yeux d’un homme avec une bouteille d’eau. Un autre homme a confié que les trafiquants l’avaient suspendu avec des fils métalliques enroulés autour de ses pouces et lui avaient attaché autour du pénis une corde au bout de laquelle pendait une bouteille remplie d’eau. Des témoins ont déclaré que les trafiquants avaient violé plusieurs des migrantes qu’ils détenaient.

Un migrant a passé sept jours en captivité dans un camp de trafiquants. « Ils m’attachaient les mains derrière le dos et me couchaient par terre. Puis, ils me frappaient avec des bâtons », a expliqué Saïd à Human Rights Watch, montrant les cicatrices qu’il présentait partout dans le dos. « J’ai vu les gardes frapper un homme à terre au visage à coups de pied, lui cassant les dents. »

Des travailleurs humanitaires ont déclaré à Human Rights Watch que les signes de mauvais traitements qu’ils avaient constatés sur les migrants correspondaient à leurs témoignages : ongles des doigts arrachés par les trafiquants, cartilage des oreilles brûlé, peau marquée au fer, yeux crevés et os brisés. Des professionnels de la santé opérant dans un centre médical d’Haradh ont signalé avoir fréquemment soigné des migrants présentant des blessures telles que des lacérations dues à un viol, des lésions provoquées par une pendaison par les pouces, ainsi que des brûlures infligées avec des cigarettes et du plastique fondu.

Les victimes meurent parfois des suites des tortures infligées. Un migrant a signalé à Human Rights Watch qu’il avait vu des trafiquants attacher une corde au pénis d’un homme et le frapper à coups de bâtons jusqu’à ce que l’homme meure sous ses yeux. Un autre a déclaré que les trafiquants avaient tué deux hommes de son groupe à coups de hache. Les migrants torturés qui sont sur le point de mourir sont parfois abandonnés devant un centre pour migrants d’Haradh administré par l’Organisation internationale pour les migrations.

L’extorsion d’argent aux familles de migrants captifs rapporte d’énormes sommes d’argent au Yémen, le pays le plus pauvre du Moyen-Orient. Des migrants ont signalé à Human Rights Watch qu’afin d’obtenir leur liberté, des membres de leurs familles et des amis avaient versé des rançons qui équivalaient à un montant allant de 200 à plus de 1 000$US. Un trafiquant qui négocie les rançons a déclaré qu’il était souvent capable de soutirer 1 300$ par migrant à leurs familles.

Il est de pratique courante pour les trafiquants qui transportent des migrants yéménites et africains de verser des pots-de-vin aux autorités afin que ces dernières leur permettent de passer les postes de contrôle dans les zones frontalières. Mais la complicité des agents de l’État va au-delà de la petite corruption. Des passeurs et des migrants ont affirmé que certains gardes opérant aux postes de contrôle avaient remis à des trafiquants, moyennant paiement, des migrants interceptés sur les routes.

Un migrant a expliqué à Human Rights Watch qu’après que lui et un ami se furent échappés d’un camp de torture en août 2013, des soldats yéménites les avaient appréhendés à un poste de contrôle près d’Haradh. Les soldats ont effectué quelques appels téléphoniques pendant que les deux hommes se voyaient donner du pain et du thé. Peu de temps après, deux hommes sont arrivés en voiture, ont remis de l’argent liquide aux soldats en échange des deux migrants et ont emmenés ceux-ci dans un camp de torture.

Des éléments au sein de diverses forces de sécurité de l’État à Haradh, notamment la police, l’armée et les services de renseignement, semblent être impliqués dans la traite des êtres humains. Des trafiquants, des passeurs et des agents de l’État yéménites ont fourni à Human Rights Watch les noms de hauts responsables qui, selon eux, étaient complices de ce trafic. Deux agents de l’État ont également confié que des trafiquants leur avaient versé des pots-de-vin pour ne pas faire l’objet de raids ou ne pas être arrêtés.

Le 20 mai, Human Rights Watch a reçu une lettre du Ministère de la Défense répondant aux questions qui lui avaient été envoyées en avril dernier. Le ministère y réitère la détermination de l’armée à s’attaquer au problème des camps de torture qu’elle a identifiés, mais nie toute complicité du gouvernement, notamment des officiers opérant aux postes de contrôle, dans la traite d’êtres humains. Le ministère y déclare également qu’aucun agent de l’État n’a fait l’objet d’une enquête pour complicité avec des trafiquants.

De mars à mai 2013, les forces de sécurité yéménites ont effectué une série de raids dans les camps de trafiquants. Le Ministère de la Défense a déclaré que les forces de sécurité avaient mis fin à ces opérations car elles n’étaient pas en mesure de fournir de la nourriture ou un abri aux migrants après leur libération. Les responsables ont reconnu que bon nombre des camps qui avaient fait l’objet de raids des forces de sécurité fonctionnaient à nouveau.

Un juge d’Haradh chargé de connaître des délits mineurs a confié qu’il n’avait connaissance que d’une seule affaire liée à des violences contre des migrants et que le procureur l’avait bâclée. Human Rights Watch n’a pas davantage trouvé d’éléments indiquant que des poursuites plus sérieuses avaient été engagées devant un tribunal d’instance supérieure de la région. Les responsables du Ministère de l’Intérieur et d’autres autorités ont été incapables de citer un seul cas d’action disciplinaire ou judiciaire engagée à l’encontre d’agents de l’État pour collaboration avec des trafiquants. La non-ouverture d’enquêtes et de poursuites par le gouvernement yéménite en lien avec les exactions graves perpétrées par des acteurs privés à l’encontre de migrants et en lien avec l’implication d’agents gouvernementaux viole l’obligation qui incombe au Yémen en vertu du droit international des droits humains de protéger les personnes contre toute atteinte à leur droit à la vie et à leur intégrité physique.

Des migrants, des trafiquants et des autorités frontalières yéménites ont déclaré à Human Rights Watch que des membres des autorités frontalières saoudiennes s’étaient également rendus complices des exactions commises contre des migrants, en appréhendant des personnes traversant la frontière et en les remettant aux mains de trafiquants basés à Haradh.

Human Rights Watch estime que le gouvernement yéménite devrait élaborer une stratégie globale visant à la fermeture des camps dans lesquels les trafiquants détiennent et maltraitent des migrants, prévoyant notamment des raids et l’engagement de poursuites contre les trafiquants et contre les agents de l’État, quel que soit leur rang, complices de leurs activités. Le gouvernement devrait œuvrer aux côtés des organisations humanitaires pour fournir à tous les migrants remis en liberté la nourriture, le logement et les soins de santé dont ils ont besoin.

Les bailleurs de fonds internationaux du Yémen, notamment les États-Unis, l’Union européenne et ses États membres, ainsi que les États du Conseil de coopération du Golfe, dont l’Arabie saoudite, devraient appeler le gouvernement yéménite à fermer tous les lieux de détention de migrants opérés illégalement et à adopter des mesures visant à mettre fin à la collusion entre les membres des forces de sécurité et les trafiquants.

« Les personnes qui cherchent désespérément du travail et paient des passeurs ne consentent pas à être torturées et dévalisées en chemin », a conclu Eric Goldstein. « Le Yémen devrait appliquer la tolérance zéro tant à l’égard des trafiquants d’êtres humains qui torturent pour tirer des profits, qu’à l’égard de ceux qui les aident. »

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