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Au cours de ces cinq dernières années passées en tant que chercheur à Human Rights Watch, j’ai écouté des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants en Côte d’Ivoire raconter les abus horribles dont ils avaient été les témoins ou les victimes pendant la décennie de crise politico-militaire traversée par le pays. J’aimerais pouvoir dire avec certitude que ces victimes pourront faire valoir leurs droits devant la justice. Mais alors que le gouvernement du président Alassane Ouattara a réussi à relancer l’économie dans les trois ans qui ont suivi la crise postélectorale meurtrière, il a quasiment laissé intact l’héritage d’impunité dont bénéficient les personnes proches du pouvoir, ce qui menace la durabilité du redressement du pays.

Bien que les périodes de conflit aigu en Côte d’Ivoire aient été relativement courtes par rapport à l’expérience de pays voisins comme le Libéria et la Sierra Leone, la gravité des crimes – et le ciblage basé sur des critères politiques et ethniques – a laissé des blessures et des divisions profondes. La crise ivoirienne ne consistait pas tant à se livrer à des luttes territoriales qu’à adresser des messages politiques à travers la violence. Des civils en ont fait les frais, tués ou violés sur la base de leur nom ou de leur tenue vestimentaire.

Je n’oublierai jamais ce père, son visage et sa voix vidés de toute vie, qui m’a décrit la manière dont des miliciens fidèles à l’ancien président Laurent Gbagbo ont assassiné ses cinq fils adultes, puis ont pillé son réfrigérateur et, après une pause dans leur folie meurtrière, sont repartis en laissant les miettes de leur repas autour des cadavres. Une autre histoire gravée dans ma mémoire est celle d’une femme d’un village de l’ouest de la Côte d’Ivoire. Cachée dans la brousse, elle a assisté au meurtre de son père, de son mari et de son fils par des membres des forces pro-Ouattara. Lorsque j’ai recueilli son témoignage plusieurs semaines plus tard, après qu’elle avait fui au Libéria, elle s’est reprochée d’avoir allumé un feu pour cuisiner qui a alerté les soldats sur leur présence.

La violence effroyable est devenue une banalité. Des armes lourdes ont été utilisées contre des quartiers densément peuplés ; des grenades ont été jetées dans des foules de manifestants ; des personnes ont été arrêtées à des points de contrôle tenus par des milices et brûlées vives. Plusieurs semaines après l’arrestation de Laurent Gbagbo, je suis tombé sur un corps encore en train de brûler, bien que dans ce cas, la victime avait d’abord été exécutée par balle. Une foule s’était réunie et des personnes prenaient des photos, mais mon souvenir le plus vivace est celui de l’odeur.

Il m’a souvent été difficile de comprendre comment un pays comme la Côte d’Ivoire a pu plonger dans une telle violence. Les Ivoiriens sont, presque sans exception, des hôtes chaleureux et accueillants. Je ne peux pas compter le nombre de fois où, alors que nous étions assis pour un entretien, une victime a demandé discrètement à un membre de sa famille d’aller me chercher une boisson gazeuse. J’ai remarqué cette générosité en particulier dans les quartiers les plus pauvres d’Abidjan et dans de nombreux villages à travers le pays.

Du fait du boom économique du pays dans les années 1960 et 1970, les infrastructures de la Côte d’Ivoire font toujours des envieux parmi de nombreux pays voisins. Après des années de mauvaise gestion pendant le bouleversement politique, le gouvernement Ouattara a énergiquement entrepris de redonner au pays sa place de géant économique de la sous-région. Cette relance se manifeste au niveau de la réfection des routes, de la rénovation des tribunaux et des avancées visibles sur les projets d’infrastructure ambitieux qui étaient en suspens depuis des années. Abidjan brille à nouveau avec l’énergie d’une ville dynamique.

Malgré le potentiel indéniable du pays, deux problèmes suscitent en moi une certaine crainte quant à sa capacité à tourner la page de son histoire récente et à éviter une nouvelle vague de violence. Tout d’abord, les institutions étatiques sont extrêmement faibles et les contre-pouvoirs habituels dans une démocratie – y compris la presse, le système judiciaire et même plusieurs organisations non gouvernementales – sont profondément politisés. De même, la politique ivoirienne est dépourvue de véritables plates-formes politiques. Au lieu de cela, des réseaux de favoritisme politique et des cultes de la personnalité se sont développés autour d’individus. Les élections se remportent en construisant des blocs ethnico-régionaux et en diffusant la richesse et l’accès au pouvoir plus amplement qu’un autre adversaire. La détention du pouvoir politique exige donc une fortune considérable, ce qui alimente les niveaux élevés de corruption.

Les présidents successifs, sur lesquels a reposé quasiment toute l’autorité de l’État, ont eu tendance à placer aux postes administratifs et dans les forces de sécurité d’élite des personnes de leur circonscription ethnico-régionale, marginalisant ainsi le reste de la population. Beaucoup d’entre nous ont espéré que cela changerait avec le président Ouattara. Mais cela n’a pas été le cas.

La politique étant encore dans ce pays un jeu de « tout ou rien », les leaders ivoiriens ont montré qu’ils étaient prêts à utiliser tous les moyens nécessaires pour s’emparer du pouvoir. Les milices associées à l’ancien président Gbagbo symbolisent parfaitement la manière dont certains politiciens ont manipulé leurs jeunes partisans et les tensions ethniques à des fins souvent violentes. Il y a peu de raisons de croire que cela changera avant que la politique ne devienne un moyen d’exprimer une vision pour le pays entier, au lieu d’un stratagème permettant à son propre bloc ethnico-régional d’accéder aux postes et aux coffres de l’État. Aucun des deux camps n’a fait preuve d’un grand empressement pour se défaire de ses stocks d’armes, au cas où il serait nécessaire de reprendre la lutte armée demain.

En second lieu, la culture persistante de l’impunité transmet un message selon lequel la violence politique est tolérée. En Côte d’Ivoire, le pouvoir judiciaire fait de son mieux pour poursuivre un petit délinquant. Mais si vous êtes impliqué dans des massacres, des viols ou des pillages de grande ampleur commis dans la lutte pour le pouvoir politique, l’histoire a montré qu’une amnistie sera accordée, que ce soit par une loi ou de fait. Sans exception, les forces armées et les parrains politiques responsables des atrocités commises pendant la période de violences électorales de 2000 et le conflit armé de 2002-2003 ont échappé à la justice pour ces crimes. Bon nombre de ces mêmes personnes ont perpétré ou supervisé des atrocités similaires pendant la crise postélectorale de 2010-2011.

Malgré les promesses fortes du président Ouattara pour garantir une justice impartiale pour ces crimes, les progrès sont limités et sont quasiment tous à sens unique, ce qui compromet la réconciliation et perpétue l’héritage des clivages politiques et ethniques. Plusieurs centaines de prévenus pro-Gbagbo ont été arrêtés – certains remis en liberté – et mis en examen mais, trois ans plus tard, les autorités n’ont toujours pas organisé un seul procès devant un tribunal civil en lien avec la crise.

Aucun membre des Forces républicaines du président Ouattara n’a même été arrêté pour les crimes commis pendant la crise, malgré les conclusions de la commission nationale d’enquête indiquant qu’elles ont procédé à plus de 500 exécutions sommaires. Le gouvernement a mis à mal l’indépendance judiciaire, n’a pas garanti la protection des juges, des procureurs et des témoins, et a promu aux plus hauts niveaux de l’armée d’anciens chefs de guerre rebelles suspectés d’être impliqués dans des crimes graves.

Cette nouvelle vague d’impunité envoie de nouveau un message selon lequel les élites politiques et militaires, en particulier celles qui sont proches du parti au pouvoir, sont au-dessus de la loi. Bien qu’une recrudescence de violences à grande échelle soit peu probable à court terme, ce risque demeure réel à l’avenir. Comme des Ivoiriens me l’ont dit – et comme l’histoire du pays l’a montré – « L’impunité d’aujourd’hui est le crime de demain ».

Si le pays replonge dans le conflit et les violations massives des droits humains, plusieurs partenaires de la Côte d’Ivoire devront se regarder dans le miroir. Après le conflit de 2002-2003, le Conseil de sécurité de l’ONU a enterré le rapport d’une commission d’enquête internationale qui documentait de graves crimes internationaux et qui, dans une annexe confidentielle, identifiait certains responsables. Bon nombre d’individus dont les noms auraient été cités ont à nouveau commis ou supervisé des crimes graves lors du conflit de 2010-2011. Certains d’entre eux occupent toujours des postes à responsabilité. La mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire est devenue de plus en plus réticente à émettre des critiques publiques sur les droits humains ou le manque de progression en matière de désarmement.

De toute évidence, le partenaire le plus important de la Côte d’Ivoire, la France, a manifesté peu d’intérêt pour faire pression sur le président Ouattara afin de garantir l’ouverture d’enquêtes et de poursuites à l’encontre des anciens chefs de guerre rebelles impliqués dans des crimes graves, partant du principe erroné qu’une telle action pourrait déstabiliser davantage la situation. Cependant, plutôt que de renforcer le contrôle exercé par Ouattara, l’impunité a consolidé le pouvoir des chefs de guerre. Leur influence financière, gagnée en partie de manière illicite, s’est accrue ; ils ont neutralisé d’autres secteurs de l’armée et beaucoup continuent à conserver des armes dans des armureries personnelles.

La Cour pénale internationale (CPI) a également commis de graves erreurs. En décidant d’adopter une approche séquentielle pour ses enquêtes et de poursuivre le camp Gbagbo avant le camp Ouattara, le Bureau du Procureur a renforcé et a semblé légitimer la justice à sens unique en Côte d’Ivoire. Il y a deux ans, la plupart des Ivoiriens que j’ai interrogés ont vu dans la CPI leur plus grand espoir pour faire cesser l’impunité aux niveaux les plus hauts du pays. Aujourd’hui, après trois mandats d’arrêt rendus publics contre le camp Gbagbo et aucun contre le camp Ouattara, bon nombre de ces mêmes personnes considèrent la CPI comme tout aussi politisée que leur système judiciaire national.

Le Bureau du Procureur continue d’affirmer que ses enquêtes sont en cours et que les deux camps seront concernés, mais le temps presse, et plus longtemps le Bureau tardera, plus sa crédibilité au niveau local en souffrira. Alors que les événements s’éloignent dans le temps, il devient de plus en plus difficile d’instruire les affaires. Des Ivoiriens avec qui j’ai parlé la semaine dernière considèrent qu’un mandat d’arrêt émis par la CPI à l’encontre de forces pro-Ouattara serait une manière d’ébranler la certitude qu’ont ces forces de n’avoir de comptes à rendre à personne, avec toutes les conséquences que cela implique. Cela pourrait également donner une impulsion en faveur de poursuites judiciaires plus impartiales en Côte d’Ivoire.

Depuis l’avion qui décollait de l’aéroport d’Abidjan, je voyais par le hublot une ville en plein essor dotée d’un potentiel immense, mais mes pensées allaient aux victimes des deux camps dont les pertes ne sont toujours pas reconnues et dont les bourreaux sont toujours en liberté. Si les procédures judiciaires nationales et internationales continuent à concerner uniquement le camp Gbagbo – et, au fil du temps, un petit nombre d’entre eux seulement – l’État de droit sera davantage affaibli et le recours à la violence politique plus ancré. L’héritage du président Ouattara est un enjeu considérable. Toutes les avancées économiques réalisées par le gouvernement au cours des trois dernières années seront de peu d’importance si le pays sombre à nouveau dans les violences politiques.
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Matt Wells achève une période de travail de cinq ans chez Human Rights Watch en tant que chercheur sur la Côte d’Ivoire.

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