(Tunis) – Les législateurs tunisiens devraient élire des experts qualifiés et indépendants au sein d'un nouvel organe créé pour lutter contre la torture et empêcher sa pratique à l'avenir, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les autorités devraient accorder à ce nouvel organe des ressources adéquates, ainsi que l'appui politique nécessaire pour qu'il puisse remplir son mandat avec efficacité.
Le 9 octobre 2013, l'Assemblée nationale constituante de Tunisie a adopté une loi portant création d'une Autorité nationale de prévention de la torture et des autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Lors d'une session plénière, l'assemblée législative élira au sein de cette nouvelle autorité 16 experts choisis dans une liste de candidats présélectionnés. Ces experts seront habilités à visiter tous les lieux de détention du pays afin de documenter les actes de torture et les mauvais traitements, à ordonner des enquêtes pénales et administratives et à recommander des mesures pour éliminer la torture et les mauvais traitements.
« La création de ce nouvel organe est une occasion sans précédent de s'occuper du problème posé en Tunisie par la longue pratique de la torture et des mauvais traitements», a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du nord à Human Rights Watch. « Le succès de la nouvelle institution dépendra de deux conditions essentielles: que le parlement choisisse des personnes compétentes et indépendantes pour y siéger et que les autorités lui accordent le soutien et la coopération nécessaires».
Aux termes de la nouvelle loi, la nouvelle autorité aura accès à la liste de tous les lieux de détention du pays et connaitra le nombre de personnes détenues dans chacun d'eux. L'autorité sera habilitée à interroger en privé les détenus, ainsi que toute personne capable de fournir des informations pertinentes. Sur la base de ses constatations, la nouvelle autorité fera des recommandations concrètes aux responsables des centres de détention en vue d'apporter des améliorations et soumettra des propositions et des observations concernant les lois existantes ou les projets de loi dans ce domaine.
La Tunisie est le premier pays de la région Moyen-Orient et Afrique du nord à créer un mécanisme national indépendant pour éliminer la torture, en conformité avec les dispositions du Protocole facultatif se rapportant à la Convention des Nations Unies contre la torture (OPCAT), que la Tunisie a ratifié en juin 2011. Quarante-cinq États parties au traité ont créé de tels systèmes. La loi tunisienne comprend une définition très large des lieux où des personnes peuvent être privées de liberté, conformément aux exigences du Protocole.
Cependant, la loi tunisienne permet aux responsables des lieux de détention de refuser l’accès à l’Autorité « pour des raisons pressantes et nécessaires en rapport avec la défense nationale, la sécurité publique, les catastrophes naturelles ou des perturbations graves dans les lieux à visiter, et cela par une décision écrite et motivée adressée au président de l’Autorité et contenant la durée de l’interdiction ». Cette disposition n’est pas conforme au Protocole facultatif et pourrait donner aux autorités un pouvoir trop large pour refuser l’accès à l’Autorité.
La loi stipule que le parlement doit choisir un groupe d'experts diversifié, avec des personnes expérimentées dans les domaines de la protection de l’enfant, des droits humains, de la médecine et de l'administration de la justice, et en respectant le principe de parité.
Le ministère des Droits de l'homme et de la Justice transitionnelle a supervisé la rédaction du projet de loi, qui s'est faite avec la participation d'organisations non gouvernementales et d'experts internationaux engagés dans la prévention de la torture. En novembre 2012, le ministère a présenté le projet de loi à l'Assemblée nationale constituante, qui agit comme parlement temporaire en Tunisie.
La torture et autres mauvais traitements étaient des pratiques courantes sous le régime de l'ancien président Zine El Abidine Ben Ali, bien que la Tunisie ait ratifié en septembre 1988 la Convention de l'ONU contre la torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Depuis la chute de Ben Ali il y a plus de deux ans, les organisations de défense des droits humains ont documenté des recours excessifs à la force lors d'arrestations et des mauvais traitements lors d'interrogatoires.
Au cours d'une visite en Tunisie en mai 2011, le rapporteur spécial de l'ONU sur la torture a notéque la torture et d'autres mauvais traitements étaient des pratiques courantes dans les centres de détention. Il a souligné la nécessité pour le gouvernement de mener sans plus tarder des enquêtes approfondies sur les allégations de torture, de poursuivre en justice les responsables et d'offrir aux victimes des soins et des indemnités. Le rapporteur spécial a également appelé la Tunisie à mettre en place des garanties contre la torture et les autres mauvais traitements par le biais de réformes constitutionnelles, législatives et administratives.
Depuis l'élection de l'Assemblée nationale constituante le 23 octobre 2011, les organisations de défense des droits humains ont fait état d'au moins un décès dans des circonstances suspectes aux mains de la police, celui d'Abderraouf Khammasi. La police l'a arrêté le 28 août 2012 et l'a emmené au poste de police de Sidi Hassine. Plus tard ce jour-là, il a été transporté à l'hôpital, où il est mort le 8 septembre de graves blessures à la tête. Les autorités judiciaires ont inculpé d’homicides quatre agents de police basés à Sidi Hassine.
Human Rights Watch a récemment déclaré que les autorités tunisiennes devraient ouvrir rapidement des enquêtes approfondies sur des allégations de mauvais traitements à la prison de Mornaguia à Tunis. Mohamed Amine Guesmi, un suspect dans l'assassinat du dirigeant d'opposition Chokri Belaid, et Thameur Nassri, un garçon de 15 ans détenu sous l'accusation d'avoir coopéré avec des réseaux terroristes dans la région des monts Chaambi, ont porté plainte pour mauvais traitements auprès des autorités judiciaires, le 19 et le 21 août 2012 respectivement. Les autorités se sont abstenues d'ordonner rapidement des examens médicaux de ces deux détenus afin que soient notées les éventuelles preuves physiques des mauvais traitements.
« Cette nouvelle autorité montre que les autorités tunisiennes font des progrès vers la création d'une solide structure de lutte contre la torture», a conclu Eric Goldstein. « Les responsables tunisiens devraient profiter de l'occasion pour lancer des enquêtes sérieuses et des poursuites judiciaires sur les cas de torture dont ils ont connaissance».