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La liberté d'expression constitue un des fondements de la démocratie, caractérisée par la multiplicité des points de vue et le pluralisme des voix. Le droit à la discordance, à la dissonance, à la dissension en forme la colonne vertébrale. Elle implique que cette liberté permette non seulement les formes d'expression admises par la société, qui ne provoquent ni ne perturbent l'ordre des choses et la paix sociale, mais également celles qui dépassent les limites, qui se trouvent en porte à faux avec l'ordre établi, qu'il soit politique ou social. Ce sont les limites que l'on met à la liberté d'expression qui permettent de voir si une société est véritablement démocratique ou si elle n'a pris de la démocratie que les oripeaux.

Multiplication des procès d'opinion

En Tunisie, le débat sur les limites de la liberté d'expression fait rage, et se développe au rythme des procès d'opinion qui se multiplient. Ces procès sont intentés sous plusieurs appellations: la défense de l'honneur de l'armée, comme dans le cas de Ayoub Massoudi, ex-conseiller du président de la République qui avait critiqué le rôle de l'armée lors de l'extradition de Baghdadi Mahmoudi, l'ancien premier ministre libyen; la criminalisation de la diffamation, comme dans le cas des poursuites intentées contre Raja Ben Slama et Olfa Riahi pour avoir exposé publiquement les actions, présumées répréhensibles, du ministre des Affaires étrangères et du rapporteur général de la constitution à l'Assemblée nationale constituante; l'atteinte à l'ordre public et aux bonnes mœurs, comme pour plusieurs affaires désormais bien connues visant Nabil Karoui pour avoir diffusé le film Persepolis sur la chaîne de télévision Nessma dont il est le directeur. Enfin, Nadia Jelassi l'artiste de la Abdelleya qui se retrouve accusée simplement pour avoir exposé une œuvre d'art. Ce ne sont que quelques exemples parmi une longue liste.

La liberté d'expression selon le ministre des Droits de l'homme

Mais c'est sans doute l'affaire Ghazi Béji et Jaber Méjri qui révèle le plus les lignes de fracture dans le discours officiel sur la liberté d'expression. Béji est le premier réfugié de l'après révolution, il a obtenu l'asile en France après un périple rocambolesque à travers l'Europe. Méjri est en prison depuis avril 2012, et si rien n'est fait pour le libérer, il lui reste encore six ans à passer sous les verrous. Leur crime est d'avoir publié sur internet des propos et des caricatures obscènes du prophète Mohamed que les juges ont considéré offensants contre l'ordre et la morale publics.

Interrogé sur un plateau de télé sur la question de savoir s'il classait Méjri comme prisonnier d'opinion, Samir Dilou, le ministre des Droits de l'homme, lui-même ancien prisonnier politique, a répondu qu'il ne pouvait le considérer comme tel. Selon le ministre, ce que Méjri a fait ne relève pas selon lui de la liberté d'expression, mais plutôt d'une atteinte grave à l'Islam, pilier de la société tunisienne. "La Tunisie a deux affluents", a-t-il dit "l'un est la culture arabo-musulmane; l'autre est le référentiel des droits de l'homme". Il a ajouté que le deuxième référentiel ne devait jamais servir à enfreindre le premier. "Ce peuple est en majorité musulman", a-t-il tonné, "jamais aucune organisation internationale, ni aucun Etat, ni aucune force ne pourra changer cette donnée". Il s'agit là de propos bien étonnants dans la bouche d'un ministre des Droits de l'homme, censé protéger non pas les opinions majoritaires et dominantes mais toutes les personnes, sans discrimination fondée sur leurs opinions, sexe, origine, religion ou toute autre base.

Criminalisation de l'atteinte au sacré

Au delà des propos révélateurs du ministre, ces paroles s'inscrivent dans un mouvement plus large qui tente d'éroder la notion même de liberté d'expression en la privant de l'une de ses facettes essentielles: le droit à la critique radicale, sous forme de caricature, de sarcasmes ou tout autre type de dérision, comme formes de contestation suprêmes. On se souvient des combats qu'il a fallu mener sur le plan international pendant dix ans pour éviter la notion de criminalisation de "l'atteinte au sacré". La résolution 16/18 de mars 2011 du Conseil des droits de l'homme de l'ONU, adoptée par consensus, a écarté toute notion de diffamation des religions comme limite possible à la liberté d'expression.

En Tunisie, l'enjeu est de taille car la nouvelle constitution est en phase d'écriture et la tentation était grande pour le parti islamiste et d'autres élus d'introduire ce concept comme limite à la liberté d'expression. Les premières moutures de la constitution avaient d'ailleurs révélé que cette tendance était bien présente chez certains élus de la majorité puisque le chapitre sur le droit et les libertés contenait un article criminalisant l'offense au sacré. Le bloc Ennahdha à l'Assemblée Nationale Constituante avait d'ailleurs introduit un projet de loi en août 2012 pour pénaliser les insultes, l'ironie, les sarcasmes ou la dérision par des images, des mots ou des actes contre "Allah tout-puissant, ses prophètes, les livres sacrés, la sunna de son dernier prophète Mohammed, la Kaaba, les mosquées, les églises et les synagogues".

Même si la nouvelle mouture du projet de constitution n'inclut pas l'article sur l'offense au sacré, le danger est loin d'être écarté étant donné que le texte comporte à la fois un champ sémantique religieux omniprésent et des failles dans la protection de la liberté d'expression. Il y a une accumulation d'expressions sibyllines qui parlent de l'Etat comme étant le "patron de la religion" et le "protecteur du sacré", de l'Islam comme étant la religion de l'Etat, de la constitution comme étant fondée sur les préceptes de l'Islam. En contrepartie, la liberté d'expression peut être restreinte par "une loi qui protège le droit des autres, leur réputation, leur sécurité et leur santé", une formule large qui n'intègre pas les principes de nécessité et de proportionnalité requis pour toutes les limitations légitimes aux droits humains. Ce déséquilibre du texte est à l'origine d'une crainte que la liberté d'expression, d'opinion et de pensée puisse être facilement étouffée par des textes législatifs liberticides dont les juges pourront se servir pour poursuivre et jeter en prison toute personne qui ose exprimer une opinion non orthodoxe ou dissidente.

Afin d'écarter ce risque, la constitution devrait restreindre au maximum la marge de manœuvre du législateur et du juge en énonçant clairement qu'aucune interprétation des articles relatifs à la religion ne peut contrevenir aux normes internationales des droits de l'homme. Comme dans d'autres constitutions modernes, elle devrait également énoncer qu'en interprétant la constitution, les juges devraient promouvoir les valeurs de dignité, d'égalité et de liberté qui sous-tendent ces droits.

Amna Guellali est directrice du bureau de Human Rights Watch pour la Tunisie et l'Algérie.

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