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Tunisie: Deux ans de prison pour une chanson

Un rappeur emprisonné, ses partisans et des journalistes agressés lors du procès

(Tunis) – La peine de deux ans d'emprisonnement infligée à un rappeur tunisien le 13 juin 2013, pour avoir « insulté la police » dans une chanson, constitue une violation de la liberté d'expression, a déclaré aujourd'hui Human Rights Watch. La condamnation prononcée par la chambre criminelle est un nouvel exemple de l'intolérance qui persiste à l'égard de ceux qui critiquent les institutions gouvernementales en Tunisie.

Le tribunal pénal de première instance de Ben Arous, dans la banlieue nord de Tunis, a condamné Alaa Eddine Yaakoubi, plus connu sous le nom de Weld El 15 (le garçon de 15 ans), à deux ans de prison pour avoir « insulté la police » et pour diffamation de fonctionnaires, en vertu des articles 125, 128 et 226 du code pénal. C'est le clip vidéo d'une chanson, « Les Flics sont des chiens », qui comporte un montage de scènes montrant des personnes frappées par des policiers, qui a suscité les poursuites. Il s'agit de l'exemple le plus récent d'une série de procédures judiciaires affectant la liberté d'expression, et de procès de journalistes, de blogueurs et d'artistes accusés de diffamation ou de trouble à l'ordre public.

« Il est choquant de voir que la Tunisie continue à poursuivre et à emprisonner des artistes, des journalistes et des blogueurs pour des mots, des paroles ou des images pacifiques mais critiques », a déclaré Eric Goldstein, Directeur adjoint de la division Moyen Orient et Afrique du Nord chez Human Rights Watch. « Il est temps de se débarrasser des clauses du  droit pénal qui visent à instaurer la censure contre toute critique des institutions de l’État. »

L'article 125 du code pénal punit d'une peine pouvant atteindre un an de prison quiconque insulte un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions. L'article 128 prévoit jusqu'à deux ans de prison pour diffamation de fonctionnaires, et l'article 226 concerne les atteintes à la morale publique ou à la pudeur. Weld El 15 a été condamné le 21 mars, par contumace, à deux ans de prison. Il avait d'abord pris la fuite, mais s'est rendu quelques temps après et a demandé la réouverture du dossier.

Ce dernier s'appuie sur l'enquête initiée par le commissariat de police de Hammam Lif, une ville de la banlieue sud de Tunis. Ghazi Mrabet, avocat de Weld El 15, a affirmé à Human Rights Watch que le chef du commissariat de police avait reçu le 10 mars un ordre écrit du procureur, demandant l'ouverture d'une enquête sur le clip vidéo.


Les avocats du rappeur ont affirmé dans leur plaidoirie que les articles du code pénal cités n'étaient pas applicables, puisque la chanson se réfère à l'institution policière, et non à une personne en particulier. Ils ont également argué qu'une chanson est une création artistique qui se doit d'être protégée par la liberté d'expression.

Lors de l'audience du13 juin 2013, où le verdict a été rendu, la police a eu recours à la force pour déloger de la salle les journalistes et les partisans du rappeur, et les a pourchassés jusqu'en dehors du tribunal, brutalisant beaucoup d'entre eux.
Assma Moussa, membre du comité de soutien au rappeur, a déclaré à Human Rights Watch:

 

Nous étions environ 40 au tribunal pour soutenir Weld El 15. Au début les policiers ne nous ont pas laissé rentrer, puis deux d'entre nous ont eu le droit de pénétrer dans la salle d'audience, avec des journalistes. Quand le verdict a été prononcé, vers 14h30, il y a eu de l'agitation parmi les partisans de Weld El 15, dans le hall à l'extérieur, et certains ont commencé à crier “les flics, vous êtes des chiens”. Environ 25 policiers en civils se sont alors mis à nous bousculer, et ils ont utilisé du gaz lacrymogène pour nous disperser et nous chasser du tribunal.

 

Les policiers ont également frappé Lina Ben Mhenni, une blogueuse qui soutient Weld El 15, alors qu'elle quittait le tribunal à pied. Elle a raconté que juste après le verdict, la police a repoussé les personnes qui assistaient au procès à l'extérieur du tribunal, puis les a pourchassées. Elle a affirmé que deux policiers étaient venus vers elle et s'était mis à la frapper au visage, en utilisant leurs gilets puis leurs mains nues, et qu'elle était tombée. Un officier haut gradé est arrivé et a mis fin à ces coups, a-t-elle déclaré.

Julie Schneider, une journaliste française qui a assisté à la condamnation, a raconté à Human Rights Watch comment les policiers l'avaient bousculée. « Quand la sentence a été prononcée, il y a eu une clameur dans la salle d'audience. La famille de Weld El 15 était sous le choc, en pleurs, et une journaliste, Hind Meddeb, a commencé à crier et à dire “les flics, vous êtes des chiens”. Les policiers sont devenus agressifs et violents, et ont poussé tout le monde hors de la salle d'audience. Ils m'ont bousculée si brutalement que j'ai actuellement de nombreux bleus sur le corps.”

Emine Mtiraoui, un journaliste de Nawaat, filmait la scène à l'extérieur du tribunal quand des policiers l'ont agressé, a-t-il raconté. Dans une vidéo qu'il a diffusée, on l'entend distinctement leur dire « je suis journaliste », pourtant les policiers l'ont frappé à la tête à coups de matraques et ont tenté de prendre et de casser sa caméra.

Depuis le début de l'année 2012, de nombreuses poursuites ont été engagées contre des journalistes, des blogueurs, des artistes et des intellectuels qui s'étaient exprimés de façon pacifique. En septembre, un procureur général a par exemple inculpé deux sculpteurs pour des œuvres d'art jugées dangereuses pour l'ordre public et les bonnes mœurs. Le 28 mars, le tribunal pénal de première instance de Mahdia a condamné deux blogueurs à des peines de sept ans et demi de prison, confirmées en appel, pour avoir publié des écrits jugés offensants envers l'islam. Le 3 mai, le tribunal pénal de première instance de Tunis a infligé à Nabil Karoui, le propriétaire de la chaîne de télévision NessmaTV,une amende de 2 300dinars(environ 1 000 euros)pour avoir diffusé le film d'animation Persépolis,dénoncé comme blasphématoire par certains Islamistes.

Un tribunal militaire a condamné en avril 2013 Ayoub Massoudi, ancien conseiller du Président par intérim MoncefMarzouki, à quatre mois de prison avec sursis pour avoir remis en cause la réputation de l'armée,en vertu de l'article 91 du Code de justice militaire, et pour avoir diffamé un fonctionnaire. Il avait accusé le chef d'état-major des armées et le Ministre de la défense d'avoir manqué à leur devoir en ne l'informant pas en temps et en heure du plan visant à extrader l'ancien premier ministre libyen, BaghdadiMahmoudi, vers la Libye.

Le 29 mai 2013, le tribunal militaire de Sfax, dans le sud-est de la Tunisie, a poursuivi HakimGhanmipour « atteinte à la dignité de l'armée»,« diffamation d'un fonctionnaire », et pour avoir « nuit à un tiers à travers les réseaux publics de télécommunication ». Ces accusations étaient liées à une lettre au Ministre de la défense qu'il avait publiée en avril sur son blog, WarakatTounsia. Dans cette lettre, il dénonçait certains agissements du directeur de l'hôpital militaire de Gabès.

Les normes internationales interdisent l'application de la notion de diffamation aux organes et aux institutions de l’État. Ceux-ci ne devraient pas être en mesure d'intenter des poursuites pour diffamation, ni de voir de telles actions engagées en leur nom. Dans son rapport daté du 20 avril 2010, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression, FrankLaRue,a déclaré : « Les lois pénales relatives à la diffamation ne sauront être utilisées pour protéger des notions ou concepts abstraits ou subjectifs tels que l’État, les symboles nationaux, l’identité nationale, les cultures, les écoles de pensée, les religions, les idéologies ou les doctrines politiques. »

Cette déclaration est conforme à la perspective adoptée par le rapporteur spécial, selon laquelle le droit international des droits humains protège les individus et les groupes de personnes, et non les notions ou les institutions abstraites, qui peuvent être soumises à examen, commentaires, et critiques.

Les Principes de Johannesburg relatifs à la sécurité nationale, à la liberté d'expression et à l'accès à l'information, un ensemble de règles sur lesquelles s'accordent la plupart des experts, et qui est largement en usage, stipulent dans le principe 7(b) :

Nul ne peut être puni pour avoir critiqué ou insulté la nation, l’État ou ses symboles, le gouvernement, ses institutions ou ses fonctionnaires, ou une nation étrangère, un État étranger ou ses symboles, son gouvernement, ses institutions ou ses fonctionnaires à moins que la critique ou l'insulte ne soit destinée à inciter à la violence imminente.

 

« Alors que l'Assemblée Nationale Constituante met la dernière touche à la nouvelle constitution, ses membres devraient tirer les leçons de cette condamnation, et protéger le plus solidement possible la liberté d'expression, » a conclu Eric Goldstein. 

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