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Près de deux ans ont passé depuis la fin de la violente crise postélectorale en Côte d'Ivoire, qui a duré cinq mois et s'est soldée au minimum par la mort de 3000 civils et le viol de 150 femmes.

Aucun des deux camps ne peut être tenu pour seul responsable: les forces fidèles à l'ancien président Laurent Gbagbo comme celles fidèles à l'actuel président Alassane Ouattara sont impliquées dans ces atrocités. Cependant, jusqu'à présent, seules les victimes d'exactions commises par le camp perdant -les forces pro-Gbagbo- ont l'espoir d'obtenir justice.

Au début, les actes pour garantir la justice ont été rapidement posés: les forces pro-Ouattara ont arrêté Laurent Gbagbo le 11 avril 2011 et à la fin du mois de novembre, l'ancien président a été transféré à La Haye. Il y est toujours en détention, le temps pour les juges de la Cour pénale internationale de décider s'il peut être jugé pour crimes contre l'humanité.

Depuis son investiture en mai 2011, le président Ouattara s'est engagé à plusieurs reprises à ce que toute personne responsable d'atrocités soit traduite en justice, y compris les membres des Forces républicaines, l'armée qu'il a créée par décret en mars 2011. Pour ce faire, le président a mis en place, entre autres, une unité spéciale pour mener des enquêtes et poursuivre les personnes impliquées dans les crimes postélectoraux. Cette unité a permis la mise en examen de plus de 150 personnes, mais aucune de ces personnes n'appartient au camp pro-Ouattara et aucune n'a été jugée à ce jour.

L'ouverture de procès le 11 avril contre des soldats accusés d'être impliqués dans des crimes plus récents à l'encontre de civils est un pas dans la bonne direction, mais à ce jour, aucun membre des Forces Républicaines n'a été arrêté pour des crimes commis au cours des six mois qui ont suivi les élections.

Bien sûr, la justice pour les atrocités commises n'était pas le seul chantier urgent au lendemain de la crise. Face à la lourde tâche de reconstruire un pays dévasté par plus d'une décennie de violences politico-militaires, le président Ouattara a aidé à relancer l'économie et à rétablir les infrastructures ainsi que les institutions clés, comme les tribunaux et les prisons.

Si l'on mesure la réussite à ces seuls critères, la Côte d'Ivoire pourrait se rapprocher du statut de première puissance économique de l'Afrique occidentale francophone dont elle jouissait à la fin des années 1980. De ce point de vue, traduire en justice ceux qui ont contribué à consolider l'emprise de Ouattara sur le pouvoir pendant la crise peut sembler inopportun.

Mais c'est sans compter les risques associés au fait de fermer les yeux sur les atrocités perpétrées par l'une des parties au conflit. Les représailles par certains membres des Forces républicaines à la vague d'attaques contre des installations militaires ivoiriennes en août et en septembre 2012, dont beaucoup ont probablement été menées par des militants pro-Gbagbo, l'illustrent très bien. Suite à ces attaques, nous avons documenté des violations des droits humains généralisées à l'encontre de jeunes hommes issus de groupes ethniques considérés comme pro-Gbagbo, notamment des arrestations arbitraires massives, des détentions illégales, des actes d'extorsion, des traitements cruels et inhumains et, dans certains cas, des actes de torture.

Plusieurs commandants impliqués dans ces abus avaient déjà été mis en cause dans des crimes graves pendant la crise postélectorale. Ces nouveaux abus ont, à leur tour, exacerbé les tensions communautaires dans le pays qui sont justement à la base des problèmes de sécurité dans le pays.

Quasiment tous les militants de la société civile que j'ai interrogés l'an dernier ont souligné que le manque de justice suite au conflit de 2002-2003, au cours duquel les forces de sécurité pro-Gbagbo et le groupe rebelle Forces Nouvelles ont commis des crimes internationaux graves, a jeté les bases de la crise postélectorale de 2010-2011. Comme l'a dit un militant de la société civile: "L'impunité d'aujourd'hui conduit aux crimes de demain".

Le gouvernement a promis que justice serait faite pour les deux camps, mais il est clair que les promesses ne suffisent pas. L'unité d'investigation mise en place doit enquêter plus activement sur le camp Ouattara. Quant au système de justice pénale, y compris le code de procédure pénale, il a besoin d'un sérieux remaniement afin que ceux qui languissent en prison soient traduits en justice pour répondre des accusations dont ils sont l'objet. S'il est vrai qu'il faut du temps pour rendre justice, ces institutions continueront à tourner en rond sans un plus fort engagement du gouvernement, à la fois financier, technique et politique.

Les donateurs doivent aussi faire davantage. Les principaux donateurs, dont la France et l'Union européenne, ont investi beaucoup d'argent pour rétablir l'État de droit en Côte d'Ivoire. Mais seule une petite portion de cet effort financier est consacrée au renforcement des capacités judiciaires ou faire pression pour que les poursuites, les procès et les moyens de la défense pour ces crimes internationaux graves progressent. Le manque de progrès à lui seul met en évidence la nécessité d'un soutien accru.

Et n'oublions pas le rôle de la Cour pénale internationale. Le fait que la Cour n'ait à ce jour poursuivi que Laurent et Simone Gbagbo a légitimé l'approche partisane de la justice en Côte d'Ivoire, ravivant les tensions au lieu de les atténuer. Si les éléments de preuve le permettent, des mandats d'arrêt à l'encontre de membres des forces pro-Ouattara contribueraient à accroître la pression sur les autorités ivoiriennes afin de poursuivre en justice d'autres responsables des atrocités postélectorales perpétrées par les deux camps en Côte d'Ivoire.

L'histoire de la Côte d'Ivoire, marquée par des épisodes de violences, montre que le passé est difficile à oublier. Si la justice n'avance pas, la fragile reconstruction de la Côte d'Ivoire pourrait bien s'effondrer au prochain orage, à l'instar d'une maison construite sur du sable. L'histoire ne se répète pas, mais elle bégaie souvent.

Par Param-Preet Singh, juriste senior au programme Justice internationale de Human Rights Watch.

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