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Tunisie: Le projet de « loi d’exclusion politique » ouvre la porte aux abus

Une interdiction généralisée de la participation politique menace les droits humains

(Tunis) – Un projet de loi excluant de la vie politique les membres dirigeants de l’ancien parti au pouvoir constituerait une restriction disproportionnée de leurs droits politiques, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. La loi interdirait aux membres des gouvernements successifs de Ben Ali depuis 1987, ainsi qu’aux membres de l’ancien parti au pouvoir, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), ayant occupé des postes particuliers, de rejoindre d’autres partis politiques. Une telle loi préparerait le terrain pour l’exclusion politique quasi totale de milliers de personnes sur la base de leur affiliation politique passée, a déclaré Human Rights Watch.

Le Congrès pour la République, un des partis de la coalition au pouvoir, a présenté le projet de loi en avril 2012. Le 2 octobre 2012, la Commission des droits, des libertés et des relations extérieures de l’Assemblée nationale constituante (ANC) a examiné l’ébauche de loi et fait plusieurs recommandations. Le règlement de l’assemblée exige que la Commission de la législation générale approuve le projet puis le soumette à l’assemblée en séance plénière, où l’adoption de la loi doit recueillir la majorité absolue des votes, soit 109 députés sur 217. 

« Les autorités ont peut-être un intérêt légitime à exclure temporairement des mandats électoraux lesmembres dirigeants de l’ancien parti au pouvoir, mais cette loi bannirait de fait des milliers de gens de toute activité politique, et par conséquent les priverait d’un de leurs droits fondamentaux », a déclaré Joe Stork, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.

L’ébauche de loi introduirait un paragraphe dans l’article 7 de la loi de 2011 sur les partis politiques, énonçant que les personnes ayant occupé des postes de premier plan entre le 7 novembre 1987 et le 14 janvier 2011 sont bannies pendant cinq ans, à compter de la promulgation de la loi, de tout parti politique actuel. Cela concernerait entre autres les membres des gouvernements successifs; le secrétaire général et le secrétaire général adjoint du RCD; des membres du bureau politique et du comité central du parti; les secrétaires généraux des comités de coordination du parti, des sections régionales, et les présidents des sections locales du parti.    

Les partis de la coalition au pouvoir ont déclaré que leur intention était de protéger la démocratie tunisienne naissante de la vieille garde, qui pourrait s’appuyer sur le népotisme et le prestige local pour gagner des sièges, et user de son influence pour s’immiscer dans les futures élections. Ce sont des préoccupations légitimes, mais les mesures prévues ont une portée trop large puisqu’elles excluraient de fait des milliers de citoyens de tous les aspects de la vie politique, les privant d’un de leurs droits fondamentaux et violant les standards internationaux, a déclaré Human Rights Watch.

En tant qu’État partie du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), la Tunisie a le devoir de permettre aux citoyens de « prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis », sans discrimination et sans restrictions déraisonnables.

La Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, également ratifiée par la Tunisie, exige des États qu’ils garantissent que tout citoyen ait le droit de participer librement à la direction des affaires du pays.

Les pays qui ont souffert de la dictature et qui luttent pour construire des sociétés démocratiques où les droits des individus sont respectés s’inquiètent légitimement de ce que ces efforts pourraient être sapés par des gens dont la conduite passée reflète le caractère criminel, répressif et corrompu de ces dictatures, a déclaré Human Rights Watch. Par conséquent, il peut être justifié de restreindre les droits politiques de certaines personnes associées à la dictature passée, au tout début du processus de transition.

Mais le processus devrait refléter un respect des droits individuels, a déclaré Human Rights Watch. Les restrictions ne devraient pas être arbitraires. Elles devraient être basées sur des critères clairs exposés dans la loi et être proportionnées, affectant un nombre limité de gens sur une période limitée, et non pas constituer un bannissement généralisé de toute activité politique

Pour atteindre un équilibre entre la nécessité d’assurer un environnement politique sain pour les élections à venir et le respect du droit de chaque citoyen à participer à la vie politique, le gouvernement tunisien devrait : 

  • Modifier le projet de loi pour définir la restriction des droits politiques de façon plus étroite que l’interdiction d’adhérer à un parti politique,
  • Mettre en place des mécanismes pour faire rendre des comptes aux auteurs de crimes passés et d’atteintes aux droits humains, en s’attaquant aux abus ancrés dans les habitudes de façon exhaustive, transparente et équitable.

Droit international et participation politique
Dans son interprétation de l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), portant sur le droit à participer aux affaires publiques, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies écrit que « toutes les conditions s'appliquant à l'exercice des droits protégés par l'article 25 devraient être fondées sur des critères objectifs et raisonnables. (…) L'exercice de ces droits par les citoyens ne peut être suspendu ou supprimé que pour des motifs consacrés par la loi, et qui soient raisonnables et objectifs ».

Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a constaté à six reprises que l’Uruguay violait le droit de prendre part à la conduite des affaires publiques en raison de l’Acto Institucional n°4 du 1er septembre 1976, qui dépouillait de droits politiques pendant 15 ans tous les anciens candidats à des mandats électoraux lors des élections de 1966 et 1971. Dans l’affaire Jorge Landinelli Silva et al. contre Uruguay, le comité a balayé l’argument de l’État selon lequel ces mesures étaient justifiées par une dérogation dans le cadre de l’état d’urgence, et déclaré qu’« en interdisant aux auteurs de la communication de s’engager dans n’importe quelle activité politique pour une période aussi longue que 15 ans, l’État partie a restreint de façon déraisonnable les droits que leur confère l’article 25 du pacte ».

Dans la décision du 11 mai 2000 de la commission africaine pour l’affaire Sir Dawda K. Jawara contre la Gambie, la commission a conclu que « l'imposition de cette interdiction [de prendre part à toute activité politique] aux anciens ministres et membres du Parlement constitue une violation de leur droit à participer librement à la direction politique de leur pays tel que reconnu par l'article 13 (1) de la Charte ». Autrement dit, une interdiction de « toute activité politique » était trop large.

La Cour européenne des droits de l’homme a laissé à la discrétion des nouvelles démocraties émergeant de la dictature la possibilité de restreindre, dans certaines limites, le droit des membres dirigeants de l’ancien parti au pouvoir sous la dictature à se présenter aux mandats électoraux, tant que la durée du ban est proportionnelle et sujette à un recours judiciaire. Dans l’affaire Melnychenko contre l’Ukraine, la cour a observé que des conditions plus strictes devraient être imposées pour être éligible au Parlement que pour avoir le droit de vote.

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