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le 13 septembre 2012

 

Mesdames et messieurs les membres de l’Assemblée nationale constituante tunisienne,

Human Rights Watch, une organisation non gouvernementale indépendante, vous écrit pour vous exhorter à réviser certains articles de l’ébauche de constitution, rendus publics le 8 août 2012 par l’Assemblée nationale constituante, et qui fragilisent les droits humains, notamment la liberté d’expression, les droits des femmes, le principe de non-discrimination et la liberté de pensée et de conscience.

L’ébauche de constitution défend de nombreux droits fondamentaux, civils, politiques, sociaux, économiques et culturels. Il s’agit entre autres des articles concernant le droit à ne pas être détenu arbitrairement, le droit à l’intégrité physique, l’interdiction de la torture et l’illégalité de la prescription pour ce crime; la liberté de créer des partis politiques; la liberté de mouvement; la liberté de s’assembler et de s’associer, le droit à la citoyenneté; les droits des personnes accusées d’avoir violé la loi, arrêtées ou détenues; et le droit au travail, à la santé et à l’éducation.

De plus, l’ébauche de constitution prévoit la création d’une Cour constitutionnelle qui sera chargée de s’assurer que les lois tunisiennes sont conformes à la constitution. Un aspect positif de cette disposition est qu’elle permettra à des individus de mettre en cause la constitutionnalité des lois lors de litiges devant les tribunaux, dans des conditions que la loi devra fixer, et de contester des verdicts définitifs de la justice au motif qu’ils sont contraires aux droits et libertés garantis par la constitution.

En même temps, l’ébauche de constitution contient aussi plusieurs articles qui sont incompatibles avec les obligations de la Tunisie fixées par les traités internationaux, et qui fragiliseraient la protection des droits humains.

L’ébauche de constitution ne dit pas clairement si les traités internationaux qui ont été dûment ratifiés par la Tunisie, notamment les traités et protocoles des Nations Unies et africains, ont directement force de loi en Tunisie ou s’ils ont la primauté sur le droit national. Alors que l’article 38 semble répondre affirmativement en stipulant que « les conventions internationales promulguées par le président de la République et ratifiées par le Parlement priment sur la loi nationale », l’article 17 semble contredire ce principe en énonçant que « le respect des conventions internationales est obligatoire si elles ne vont pas à l’encontre de cette constitution ». Cette disposition est contraire à la Convention de Vienne sur le droit des traités, ratifiée par la Tunisie, qui énonce dans son article 27 qu’« une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité », ce qui signifie que la Tunisie a le devoir de s’assurer que sa constitution et ses lois respectent ses obligations internationales. La formulation ambigüe de l’article 17 pourrait conduire les juges et les législateurs à ignorer les obligations internationales de la Tunisie au motif qu’elles contredisent la constitution.

Les failles majeures de l’ébauche de constitution en termes de protection des droits humains concernent la liberté d’expression, la liberté de pensée et de croyance, l’égalité entre hommes et femmes et la non-discrimination.

  • Liberté d’expression

L’article 26 de l’ébauche de constitution prévoit que la liberté d’opinion, d’expression, d’information et de création soient garanties et qu’elles ne puissent être limitées que par des lois conçues pour protéger les droits, la réputation, la sécurité et la santé d’autrui. Pourtant, le projet d’article 3 menace la liberté d’expression en stipulant que « l’État garantit la liberté de croyance et de pratique religieuse et criminalise toute atteinte au sacré ». Cette disposition, qui ne définit ni ce qui est « sacré » ni ce qui constitue une « atteinte » envers lui, ouvre la porte à des lois criminalisant l’expression.

Alors que les normes internationales sur la liberté d’expression permettent aux gouvernements de restreindre un discours qui incite directement à la haine religieuse ou raciale, elles ne permettent pas de restrictions basées sur le seul motif que les membres d’un ou de plusieurs groupes sociaux, nationaux ou confessionnels estiment que ce discours offense leurs croyances. Créer un principe constitutionnel selon lequel les « attaques » au « sacré » doivent être criminalisées préparera certainement le terrain pour punir l’expression pacifique d’avis divergents ou non-orthodoxes sur la religion. Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, formé de pays du monde entier, dans ses résolutions clés 16/18 de mars 2011, est tombé d’accord pour abandonner toute notion de diffamation des religions comme motif possible pour limiter la liberté d’expression.

En plus de criminaliser les discours qui portent atteinte à la religion, l’ébauche de constitution contient un autre article qui criminalise toute forme de « normalisation » avec « le sionisme et l’État sioniste ». Cet article, qui ne définit pas à quoi correspondrait la « normalisation » en tant qu’acte individuel, pourrait mener à de larges restrictions des actes d’expression et de la liberté d’association, par exemple en réprimant les contacts individuels avec des citoyens israéliens ou des organisations israéliennes. Même si un État peut interdire à ses citoyens d'avoir certains types de contacts avec un autre État, la criminalisation de la normalisation avec le «sionisme» donne aux autorités un large pouvoir discrétionnaire de poursuivre ses citoyens sur la base de dispositions vagues. 

  • Liberté de pensée et de religion

La formulation de l’article 3 de l’ébauche de constitution, « l’État garantit la liberté de croyance et de pratique religieuse », omet les concepts plus larges de liberté de pensée et de conscience, qui plus clairement, englobent le droit d’adopter une autre religion à la place de la sienne ou de devenir athée. Étant donné que beaucoup de savants religieux tunisiens soutiennent la criminalisation de l’apostasie – l’abandon par une personne de sa foi islamique -, les droits humains seraient mieux protégés si la constitution garantissait le droit de changer de religion ou de ne pas en avoir.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) regroupe les libertés de pensée, de conscience et de religion. Le comité des droits de l’homme des Nations Unies a maintenu que l’article 18 du PIDCP englobait la liberté de pensée dans tous les domaines, telle que les convictions personnelles et l’adhésion à une religion ou une croyance. En outre, le comité énonce que « la liberté "d’avoir ou d’adopter" une religion ou une conviction implique nécessairement (…) le droit de substituer à sa religion ou sa conviction actuelle une autre religion ou conviction ou d’adopter une position athée, ainsi que le droit de conserver sa religion ou sa conviction ».

  • Droits des femmes

L’article 28 de l’ébauche de constitution prévoit que « l’État garantit la protection des droits des femmes et soutient leurs acquis, considérant qu’elles sont partenaires des hommes dans la construction de la nation, et que leurs rôles au sein de la famille sont complémentaires l’un de l’autre. L’État garantit des opportunités égales entre hommes et femmes pour assumer des responsabilités variées. L’État garantit l’élimination de toute forme de violence contre les femmes ». En invoquant cette notion de rôles complémentaires des deux sexes, l’ébauche de constitution risque de diluer le principe d’égalité entre hommes et femmes tel qu’il est requis par l’article 2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEFDF), ratifiée par la Tunisie en 1985. Elle pourrait aussi venir à l’encontre de l’article 5(a) de la CEFDF, qui exige des États qu’ils « modifient les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ».

Le comité de la CEFDF responsable de la surveillance et de l’interprétation du traité a reconnu que la complémentarité était un critère moins avancé que la pleine égalité, et pour cette raison encourage l’État à éliminer toute forme de discrimination envers les femmes et à garantir l’égalité entre hommes et femmes.

La Tunisie a levé ses réserves sur la CEFDF en août 2011. Ce faisant, pourtant, les autorités provisoires tunisiennes ont gardé une déclaration générale selon laquelle la Tunisie « ne prendrait aucune décision organisationnelle ou législative, conformément aux obligations de cette convention, si une telle décision devait s’opposer aux dispositions du chapitre premier de la Constitution tunisienne ». Le chapitre premier établit que la Tunisie est un État dont la religion est l’islam.

  • Égalité des droits et non-discrimination

L’article 22 de l’ébauche de constitution énonce que « tous les citoyens sont égaux en droits et en libertés devant la loi, sans discrimination d’aucune sorte ». Cette disposition, toutefois, est contredite par l’article de l’ébauche de constitution qui énonce que seul un musulman peut devenir président de la République.

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Recommandations

Afin de protéger les droits humains dans la constitution et d’éliminer les menaces contre ces droits actuellement contenues dans l’ébauche, avant son adoption, Human Rights Watch exhorte l’ANC à réviser le texte pour :

  • Inclure dans la constitution une clause générale introduisant directement dans la loi tunisienne les droits humains tels que définis par les traités internationaux ratifiés par la Tunisie, y compris le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples. De tels traités devraient primer sur la loi nationale. L’ANC devrait aussi introduire une clause énonçant que les droits et libertés établis par la constitution engagent la législature, l’exécutif, la justice et tous les organes de l’État. Elle devrait également introduire une clause établissant que les juges devraient interpréter la loi, y compris la constitution, en concordance avec le droit international des droits humains.
  • Affirmer dans la constitution que le droit à la liberté de religion, de pensée et de conscience englobe la liberté de changer de religion ou de croyance, de pratiquer en public et en privé n’importe quelle religion à travers des cultes, des rites et des usages, ou de ne pratiquer aucune religion.
  • Éliminer les dispositions liées à la criminalisation des offenses, si la définition de ces offenses peut facilement inclure des discours protégés, pacifiques. Parmi ces dispositions, on trouve l’exigence de criminaliser les atteintes aux valeurs sacrées et l’interdiction de la normalisation avec le sionisme ou Israël.
  • Retirer la mention de complémentarité, un concept qui peut consolider les législations qui discriminent les femmes.
  • Éliminer la disposition qui établit une discrimination entre les citoyens en exigeant que la président de la République soit un musulman.      

Vous avez introduit de nombreuses dispositions positives dans la constitution, affirmant des droits qui ont été longtemps refusés aux Tunisiens. Nous vous exhortons à éliminer les lacunes majeures qui existent dans l’ébauche de constitution, qui permettront aux autorités de confisquer ces droits à volonté.  

Nous vous remercions pour votre temps et votre considération.

Veuillez agréer, Mesdames, Messieurs, l'expression de nos sincères salutations.

Sarah Leah Whitson
Directrice exécutive
Division Moyen-Orient et Afrique du Nord
Human Rights Watch

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